Chapitre 3. La Fée aux bijoux
Il existe deux versions de la Fée aux bijoux,
la première de 1857 (repr. VI) similaire aux sujets
dérivés du motif corrégien L'Amour
désarmé (ill. 7), et conservée en dépôt
au Sénat dans les collections du Louvre113, et la seconde
peinte en 1860 (repr. VII), très similaire à la Fée
aux joujoux de 1858 qui fut imaginée entre temps (repr. VIII).
La Fée du Louvre, accoudée à une
fontaine baroque sur une terrasse pavée dans un style qui évoque
le palais peint par Tintoret dans Mars et Vénus surpris par Vulcain
(v. 1550) (ill. 8), rappelle beaucoup plus Vénus qu'une nymphe, par
la majesté de son drapé et de son geste. Ce n'est pourtant pas
une scène des relations conflictuelles entre Vénus et son fils
Cupidon, qui chez Diaz sont habituellement données pour telles et se
jouent dans les bois. Pour cet envoi au Salon de 1857, il renouvelle son
répertoire avec une scène où plusieurs putti
ramassent avec avidité les bijoux que la déesse laisse
choir. La miraculeuse fée qui produit 4000 F à sa vente la
même année, titille un petit amour en lui présentant une
bague hors de sa portée, dans une attitude que Diaz prête souvent
à Cupidon voulant récupérer ses flèches
confisquées par la déesse de la beauté.
112 Deschanel, Émile, Physiologie des écrivains
et des artistes ou Essai de critique naturelle, Paris, Hachette, 1864, p.
256.
113 Inv. RF 2316, dépôt Sénat.
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La version de 1860, non documentée, reprend une
idée que Diaz a eu entre temps avec la Fée aux joujoux.
Le personnage se tient sur la scène d'un théâtre, où
des fleurs ont été jetées comme pour féliciter la
troupe. Mais sur scène, les acteurs ne saluent pas le public. Au milieu
de la scène, une dame en bleu offre un bracelet de perles à une
petite fille accompagnée de deux autres curieuses et admiratives, qui
sont montées avec elle. À droite de la fée aux bijoux, une
femme dénudée en drapé antique, de profil, tourne la
tête vers le spectateur.
Section 1. Les joyaux du Narcisse
Dès que Diaz couvre de bijoux des figures d'enfants en
forêt, ceux-ci sont propulsés dans un ailleurs hédoniste.
Nous pouvons établir avec certitude que le bijou a une dimension
merveilleuse et fantastique pour l'artiste : il propose en tête de liste
L'anneau enchanté lors de sa vente de 1861 (annexe 2.a). Cela
veut dire qu'une féérie attachée au bijou, permettant de
voyager dans le temps, qui rejoint en grande partie la même
féérie de l'Orient, d'un « âge d'or »
préindustriel, ne laisse pour lui pas de doute sur le succès que
doit avoir la vente, et doit être mise au premier plan de son intention
artistique. Parmi les scènes de genre qui font partie à la fois
du fonds de commerce et de la « magie » ou la «
féérie » dont parle les commentateurs à propos de
l'univers du peintre, les scènes orientalisantes sont chez Diaz des plus
révélatrices. L'ailleurs hédoniste, le monde
enchanté est aussi pays de cocagne, où les femmes abondent,
croulant sous des parures mirifiques. On peut donc commenter incidemment un pan
de la production de Diaz, où les scènes Orientales comme Le
coffret de bijoux sont toujours très traitées avec faste
(repr. 8). Le tableau féérique renvoie donc à une forte
présence des bijoux dans l'oeuvre.
Les bijoux pour Diaz, renvoient aussi à sa propre
peinture, qui laisse à la bouche de tous les commentateurs le souvenir
d'un travail d'orfèvre : « Rien de plus scintillant, de plus
diamanté que ce bouquet de couleurs114», disait
Véron, élève de l'artiste. Thoré aura aussi un mot
resté célèbre et repris très souvent pour
résumer l'intérêt des peintures de Diaz : « Ses
tableaux ressemblent à un monceau de pierreries115 ».
Charles Blanc reprendra ce lexique à propos des Bohémiens
pour son Histoire des peintres au XIXe siècle :
« c'est un mélange admirable des plus vagues indications, avec des
morceaux perlés, achevés avec amour, précieux comme l'or,
étincelants comme des rubis116 ». L'Histoire de l'art
retenait au départ plus volontiers de Diaz une singularité
faisant de lui un peintre-orfèvre. D'une part, l'historien retrace avec
fidélité ce que l'oeil contemporain de Diaz perçoit, et
d'autre part il peut encore admirer
114 Véron, cité par Miquel, Pierre et Rolande, op.
cit., p. 178.
115 Thoré, Théophile, Promenade au Salon de
1844, précédé d'une lettre à Théodore
Rousseau, Paris, Alliance des arts, 1844, p. 31.
116 Charles, Blanc, Histoire des peintres au XIXe
siècle, t.1, Paris, Cauville frères, 1845, p. 47.
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ce que le temps enlèvera à la peinture de Diaz.
Claretie à propos de miséreux trouvant refuge dans le Louvre
déplore :
« Je crois bien que les hôtes attitrés de
l'asile de jour qu'est devenu le Louvre ne se rendent pas un compte très
exact de tout ce que contient de poésie une toile de Corot, de couleur
un tableau de Delacroix, de charme et de richesse une joaillerie de
Diaz117 ».
Reprenant au moins ce que pense la critique, s'il ne le
conçoit pas lui-même, Diaz peut attacher aux bijoux jonchant le
sol dans La Fée de 1857, un symbole renvoyant à son
propre travail d'artiste. L'artiste conçoit ses tableaux comme des
objets d'appropriation, puisque même les personnages qui y figurent ont
une valeur intrinsèque, comme des objets de valeur en eux-mêmes :
il fixe en effet le prix de vente en fonction du nombre de personnages
représentés118.
Pour Narcisse Diaz, il semble qu'il n'en va pas de sa peinture
comme de la poésie, mais comme de la joaillerie. Signe extérieur
de richesse pour l'acheteur, façon de s'enrichir pour l'artisan. Comme
un développement de produits en toc, une multitude de copieurs vendent
de faux Diaz déjà de son vivant. Il saurait lui-même
où se trouve « une fabrique Diaz119 », et est
appelé lors d'expertises judiciaires à certifier
l'authenticité de tableaux vendus sous son nom120.
Dans le titre de nombreuses scènes à
l'effeuillage des catalogues de vente, comme Les présents de
l'Amour, le don est une avance. Dans les tableaux de Diaz, le travail
orfévré peut agir symboliquement comme une façon d'induire
une valeur soutenue de ses tableaux, en jouant de la fiction picturale. Ce ne
sont pas des joyaux, mais ils valent autant que des joyaux.
La Fée aux bijoux semble donc illustrer, comme
La Fée aux Fleurs, une dimension de la carrière du
peintre, ou du moins une réflexion qu'a pu lui inspirer sa propre
expérience de la richesse. Sur le tableau du Louvre, plusieurs putti
ramassent avec avidité des bijoux que laisse mollement tomber la
fée, tandis qu'un autre sautille en espérant attraper l'objet qui
stimule son envie. Le bijou attise la convoitise, stimule et démultiplie
le désir, comme les putti, avatars d'Eros, se multiplient.
L'art de stimuler l'envie tient aussi pour beaucoup dans le geste de la
fée, qui tient l'objet du désir hors de portée. La bague
tenue hors de portée devient d'autant plus un enjeu, car une part
narcissique est investie. Autrement dit, la valeur d'un objet est
démultipliée symboliquement par son inaccessibilité.
117 Claretie, Jules, « Tableaux de Paris. Asiles de Jour
», Le Figaro, 9e année, 3e
série, n°30, vendredi 30 janvier 1903, p. 1.
118 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 72.
119 Idem., p. 196.
120 Un exemple est relayé par la presse, où en
l'occurrence Diaz certifie qu'il n'a pas peint le tableau vendu. Deschamps Th.,
« Jurisprudence dramatique. Tableaux de Diaz - Fausse signature -
Nullité de la vente », Le monde dramatique, 6 juillet
1859, p. 4.
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Peut-être est-ce une leçon que Diaz a retenue de
son approche empirique du marché : un tableau que l'on met aux
enchères reste hors de portée des acheteurs, qui doivent entrer
en compétition pour l'obtenir. Tout se passe comme si l'objet paraissait
d'autant plus beau à l'acquéreur en suggérant sa valeur
élevée. En parallèle, le narcisse de l'acheteur est lui
aussi soigné par la valeur monétaire de son bien.
La féérie séduit sur le marché,
ainsi que l'atteste la diffusion d'images de contes de fées et de petits
théâtres de contes que fait le Bon Marché pour sa
publicité auprès des enfants de ses clientes, vers
1870121 (ill. 9). Bien que cette technique atteste d'un
développement du marché propre au troisième tiers du
XIXe siècle, elle nous montre l'affinité qu'auront la
féérie et le conte de fées avec les objets de
consommation. Les tableaux de Diaz sont eux-mêmes des objets
féériques, des « joailleries ». La féérie
contenue dans l'impression du faste est la même qui s'attache au bien de
consommation : celui-ci est conçu pour satisfaire l'envie de luxe. En
plus de cela, l'objet de consommation, inévitable, devient le mode de
construction de l'individu : le choix de l'objet devient habitus
social122, qui construit une identité123 sociale
et contribue à l'insertion de l'individu dans la société.
C'est bien son narcissisme que chacun consolide à travers l'acquisition
d'un bien de consommation. En cela il partage avec le féérique
une dimension psychologique de construction individuelle. C'est le propos qui
s'esquisse dans le tableau de 1860 : le bijou participe à la
construction individuelle de l'enfant, et la féérie réside
dans cet acte à portée psychologique qui va jalonner sa vie.
L'artiste revisite le thème de L'amour
désarmé, emprunté à Corrège comme
l'avait fait Prud'hon, en exportant le motif de l'objet d'un désir que
l'on garde hors de portée du désirant. L'action se déroule
autour de ce geste immobile, mettant en exergue son sens symbolique et
intemporel. Le geste appartenant à Vénus, qui retire à
Cupidon ses flèches, invite à méditer sur l'envie
réelle d'Eros : aime-t-il plus ses flèches, son pouvoir, ou
Vénus, la beauté ? La déesse le désarme-t-il par sa
beauté, qui le dépossède de ses moyens, comme cela arrive
dans des situations d'emprise ? Ou s'agit-il d'illustrer une prérogative
féminine, de pouvoir arrêter un jeu du désir lorsque
celui-ci devient fatiguant, comme une mère excédée
confisquerait un jouet à son enfant ? Le thème est traité
par l'artiste comme pour répondre à l'ensemble de ces questions,
dans des tableaux différents, dont une partie est tournée vers la
question de l'objet du désir. Dans La Bague, anneau
d'améthyste, et encore, La bague d'améthyste (repr.
9), le geste est repris à l'identique, et donne un bon exemple de
121 Piffault, Olivier (dir.), Les contes de fées :
« Il était une fois », cat. exp., Paris, Bnf, Richelieu,
20 mars-17 juin 2001, Paris, Bnf, 2001, p. 63.
122 Au sens de Bourdieu, « un ensemble de dispositions
qui portent les agents à agir et à réagir d'une certaine
manière », selon Thompson, John B., préfacier de Langage
et pouvoir symbolique (textes de Ce que parler veut dire (1982)
revus et augmentés par l'auteur), Paris, Seuil, 2001, cit. p. 24.
123 Sur la fonction de l'objet de valeur ou l'objet
sacré dans la formation de l'identité, voir Godelier, Maurice,
Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend
l'anthropologie, Paris, Flammarion, 2007, p. 93.
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l'hermétisme de Diaz. Si il est évident pour le
public qui suit la production de Diaz années après années
que le peintre développe un vocabulaire symbolique propre, et qu'il
mène ainsi une bataille contre la lisibilité et la
hiérarchisation des genres chère au néo-classicisme, le
sens de cette symbolique reste équivoque. Suivant l'analyse qui vient
d'être faite de la Fée aux bijoux du Louvre,
l'améthyste, pierre semi-précieuse en vogue auprès de
l'aristocratie désargentée de retour en France à partir de
la Restauration124, pourrait symboliser l'art de Diaz en ce qu'il
fait miroiter aux acheteurs des airs d'art de cour.
Dans sa version de 1860, l'artiste semble creuser la question
du narcissisme plus que celle de l'avidité en abandonnant la forme
tirée de L'Amour désarmé. Les trois fillettes
répondent en symétrie aux trois jeunes femmes, illustrant un
moment de construction narcissique de l'enfant. Mais dans cette scène,
les enfants reçoivent d'adultes ce qui les satisfait, et confère
au moment une dimension d'autant plus féérique, en redonnant
à la fée son onirisme des contes : une marraine veillant au bon
développement de l'enfant, à son passage à l'âge
adulte en société, sur la « scène » de la
sociabilité.
Dans les scènes de genre, son usage du symbole autant
que ses thèmes et motifs les plus fréquents, comme le bijou,
annoncent l'onirisme symboliste, particulièrement présent dans le
motif des trois femmes, blonde, rousse et brune, disposées en miroir
avec les fillettes. Cet aspect symbolique, impropre au
romantisme125, apparait peut être dans cette version parce
qu'il est précisément question d'une réflexion sur le
pouvoir de bijoux en tant que symboles.
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