Section 2. La Fée de 1857 et l'aventure
commerciale de Diaz
Avant de développer plus avant ce qui dans ce tableau
illustre chez Diaz une réflexion sur la sociabilité et la
transmission, la première Fée aux bijoux nous incite
à creuser plus avant la relation de Diaz à l'argent pour
démontrer comment cet aspect de sa carrière peut acquérir
la profondeur d'une allégorie dans sa propre oeuvre.
« Quand on est dans la misère, on est rien du
tout126 », mots qui renvoient à l'expérience de
mort, impasse de la précarité dans une modernité où
l'argent conditionne les moyens de survie, sont souvent prêtés
à Diaz. En parallèle, celui-ci est connu pour aimer le
luxe127, et l'on peut penser qu'il souscrit à l'incitation de
Louis-Philippe « enrichissez-vous ». Glissé comme une
évidence, Arsène
124 Malaguzzi, Silvia, Bijoux, pierres et objets
précieux, trad. Claire Mulkai, Paris, Hazan, 2008, p. 339-341.
125 Voir l'argumentation d'Henri Zerner à propos de
l'analyse iconologique des tableaux de Füssli : l'auteur récuse les
spéculations sur le signifiant d'un symbole représenté,
parce que le peintre romantique ne procède pas d'une telle façon.
À contrario, l'oeuvre de Diaz semble justement développer un
vocabulaire propre et limité de symboles. Rosen, Charles et Zerner,
Henri, op. cit., p. 52 s.
126 Parole rapportée par de nombreux commentateurs,
voir notamment Silvestre, Théophile, Les artistes
français, op. cit., p. 145.
127 Voir notamment Silvestre, Théophile, op.
cit., p. 147.
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Houssaye fait dire à son personnage, Mademoiselle de
Montducaton : « Je vous en supplie, faites mon portrait! La question
d'argent n'est pas une question pour moi; je ne thésaurise pas, Dieu
merci. Voulez-vous mille francs? Voulez-vous un louis chaque fois que la
pendule sonnera, comme M. Diaz de la Peña128? »
À propos de la vente du 11 avril 1863, Philippe Burty
dépeint un Diaz provocateur : « Chaque année à
peu près, M. Diaz, avec une audace que son talent seul
rend triomphante, provoque le public blasé de l'hôtel
Drouot129. »
Fritz Lugt répertorie douze ventes avant celle de 1877,
mais seulement celle de 1861 met en vente des oeuvres de sa collection.
Lhinares le compare incidemment à Damien Hirst pour souligner la
modernité du procédé. En 1861 il parvient à
produire 41 100 francs de trois ventes130.
Véritable bateleur, Diaz est un des premiers avec son
ami Rousseau à organiser lui-même des ventes aux enchères :
Simon Kelly les tient pour des « pionniers » de la stratégie
adoptée plus tard par des Eugène Boudin, les Impressionnistes et
Paul Gauguin131. Diaz organise onze ventes entre 1849 et 1868, la
vente aux enchères devient pendant ces années sa principale
source de revenus132. Pour Kelly, cette fibre commerciale en fait un
personnage plus important que Rousseau du point de vue de l'Histoire
économique de l'art133. En 1857, il établit un
catalogue illustré des oeuvres qu'il met aux enchères,
s'illustrant ici comme le premier artiste à copier la technique
jusqu'alors usitée par les collectionneurs et les marchands. Diaz
s'autoproduit, comme Courbet en un sens, mais là où le
défenseur du Réalisme cherche à s'émanciper de tout
intermédiaire mercantile pour contrer une logique capitaliste, Diaz
pousse plus avant et explore les possibilités du libéralisme
naissant. Sa stratégie empirique donne un premier exemple du
mécanisme clé qui créera par la suite toutes les
avant-gardes : la circulation artiste-marchand-critique134
créant une véritable synergie pour l'augmentation de la valeur
des oeuvres. Du côté de la critique, Desplaces improvise des vers
au Salon de 1846, que Champfleury commente135 : le
phénomène artistique prend de l'ampleur. L'artiste est par
ailleurs amicalement encouragé par des connaissances des cénacles
auxquels il appartient, comme Théophile Gautier. Diaz, connaissant
l'intérêt d'être relayé par un marchand dès sa
collaboration avec Desforges, sera toujours bien entouré. Alfred Sensier
qui communique avec le comte Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-arts, lui
tient d'ami et d'appui ; la Galerie Georges Petit
128 Houssaye, Arsène, Mademoiselle Mariani, histoire
parisienne, Paris, Michel-Lévy frères, 1859, p. 91.
129 Burty, Philippe, extrait d'une coupure de journal
collée sur l'exemplaire du catalogue conservé au Kunsthistorische
Rijksbureau voor Documentatie de La Haye, cité par Lhinares Laurens, p.
83.
130 Lettre de Alfred Sensier à Jean-François
Millet, 9 avril 1861.
131 Kelly, Simon, op. cit., p. 32.
132 « For nearly twenty years, the auction provided with him
the principal means of marketing his work », ibidem.
133Idem., p. 39.
134 Voir White, Cynthia et Harrison, La carrière des
peintres au XIXe siècle, préf. Jean-Paul Bouillon, Paris,
Flammarion, 2009.
135 Champfleury, " Salon de 1846 ", op. cit., p. 40.
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sera son expert pour les ventes aux enchères ; beaucoup
de noms différents de marchands, enfin, comme Tedesco, Martinet,
Couteaux et Goupil, jalonnent son parcours. Incontournable tenant explicatif de
son succès, le rapport que Diaz entretient avec le marché et son
caractère extraordinaire pour l'époque, justifie que l'artiste
s'exprime de façon allégorique sur cette découverte. La
valeur de l'objet d'art, créée ex-nihilo, fait pleuvoir
de la richesse, telle la Fée laissant choir ses bijoux, par un
mécanisme de collaboration professionnelle paraissant tout à fait
naturel, et par ailleurs pensé comme une circulation naturelle de la
richesse par les penseurs libéraux. La fée du tableau de 1854, si
elle n'est pas Vénus, peut bien être une force naturelle comme les
putti, avatars du désir, qui produit cette valeur, comme par
magie.
Comme le rappelle Kelly, sa première vente aux
enchères se tient le 3 avril 1849, probablement suite à
l'effondrement du marché en 1848136. Cette vente aux
enchères est immédiatement commentée comme un acte
très audacieux (« Diaz a osé une innovation et tous les
artistes lui sauront gré137 »), et un pari mal
aisé : alors que le marché s'effondre, Diaz présente
quatre-vingt-deux « études et esquisses »
réalisées durant les dernières années. Vente
soldée par une double réussite, financière et artistique :
elle atteint 15 000F et fait parler du peintre comme un maître de
l'ébauche, ainsi que le présente un rédacteur de
L'Artiste : « La science de l'ébauche ne peut être
menée au-delà ... Corrège et Reynolds, Ruysdael et
Rousseau étaient venus sourire à toutes ces jolies
merveilles138 ». Succès mirifique, qu'une bonne
fée a couronné. Cependant la chance ne sourit pas toujours
à Diaz, dont les ventes de 1850 et 1851, 1858 et 1860 eurent moins de
succès. En 1864, avec une vente atteignant 21 245F, il entame une fin de
carrière rayonnante où la commande affluera toujours, se
déplaçant en Belgique, en Allemagne, puis en
Amérique139 au fur et à mesure que sa peinture
s'exporte. Quinze ans se seront tout de même écoulés
où les ventes de Diaz n'atteignent pas le même succès.
L'artiste peint justement les différentes versions de ses trois
Fées sur cette période : peut-être qu'au terme
d'une réflexion sur les aléas de son succès, est venue
à Diaz l'idée de donner cette forme allégorique aux
ressources qu'il utilise dans son art.
Il faut noter que la richesse de Diaz est entièrement
tournée vers l'art. En 1834, Narcisse Diaz acquiert deux
Delacroix140, et continue de s'approvisionner en gravures et
reproductions qui lui permettent d'étudier ses maîtres. Sa
collection se constitue donc en même temps qu'il prend l'habitude de
fréquenter les salles de ventes, où il s'épanouit aussi
bien comme vendeur que comme
136 Kelly, Simon, op. cit., p. 39
137 Lord Pilgrim, « La vente des Diaz »,
L'Artiste, 5e série, vol. 2, t. 1, 15 mars 1849, p.
217.
138 Ibidem.
139 Claretie date l'exportation et la « vogue commerciale
» de Diaz en Amérique après 1870. Claretie, Jules,
Peintres et sculpteurs contemporains, Paris, 1882, p. 231.
140 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 18.
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acheteur. Il troque aussi ses toiles contre des objets
exotiques ou anciens141. Les catalogues de vente de ses biens
donnent une idée de son intérieur (annexe 5 a et b), dont on
pourrait dire à l'instar de l'hôtel Rambouillet qui abritait la
bohême du Doyenné, qu'il est conçu pour transporter dans le
temps. Gerard de Nerval qui chinait une copie de L'Escarpolette de
Fragonard, et Gautier un tableau de Boucher au temps du Doyenné vers
1835142, montrent l'exemple à Diaz. Il enrichit ses biens
d'objets exotiques et raffinés des siècles
précédents qui font l'écho exact de son univers en
peinture. En comparant la collection de Diaz et son oeuvre, on peut trouver de
quelles sources d'inspirations directes il tient, mais aussi comprendre que le
marché lui donne l'opportunité d'opérer une
synthèse des époques passées (annexes 5 a et b).
Il n'y a plus de doute à avoir sur le caractère
poétique que donnait Diaz à ses scènes de genre autant
qu'à ses paysages malgré sa vocation de paysagiste. Sans une
réelle affinité avec ces formes héritées du
passé, il n'aurait pas élevé dans le jardin de sa
propriété à Barbizon deux statues représentant
respectivement une nymphe et un berger (annexe 6. a et b). Il fait en effet
construire des propriétés suivant sa fantaisie, dont celle de
Barbizon est toujours située au n° 28 de la Grand Rue, en face de
celle de Millet (annexe 7). Le mur d'enceinte qu'il imagine et fait
réaliser est fortifié de petits moellons dans le ciment,
évoquant l'architecture des demeures italiennes du XVIe
siècle conçues pour prévenir des conspirations (annexe
6.b), tandis que les charpentes des toits pointus donnent à la demeure
un air de décor pour un conte d'Hoffmann. C'est le parachèvement
d'une vie de conte de fées, de pouvoir habiter des maisons de contes de
fées. La presse parle déjà de la décoration
à venir de l'hôtel particulier style Louis XIII qui doit
s'élever 1, place Pigalle, à l'angle de la rue Frochot, alors que
cette maison n'est pas encore construite143.
La fortune de Diaz, son accès à la
propriété foncière, met en lumière un aspect
justement très « terre à terre » dans sa
personnalité artistique. Cependant, en regardant la façon dont
l'artiste a disposé de son argent, on s'aperçoit que l'ensemble a
été investi et tourné vers la consolidation d'un univers
féérique, et la construction d'une réelle vie de conte de
fées.
Les rapports étroits que Diaz a lui-même
tissé entre sa vie et son oeuvre forment un réel univers dans
lequel il évolue et qu'il parachève. Ce n'est pas seulement une
tendance prise par les historiens d'art, mais l'art-même de Diaz que
d'avoir façonné sa vie comme une oeuvre. Prenant des risques,
s'entourant des plus belles choses, la vie de Diaz qui avait commencé
dans le dénuement suite à la
141 Idem., p. 98.
142 Guégan, Stéphane, op. cit., p. 88.
143 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 98.
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perte de ses parents et la fièvre de dessiner
annonçant une fibre artistique prometteuse144, comme
commencent certaines légendes d'artiste racontées par Vasari,
colle au conte de fées par la suite comme si Diaz y avait trouvé
un accomplissement personnel et esthétique. Réunissant la vie et
l'art en vivant sa vie comme un roman, Diaz explore les modalités
d'être de l'individualité moderne. La forme particulière
que prend cette aspiration bohême pouvant rappeler des pratiques
d'avant-garde du XXe siècle145, peut-être
interprétée comme la tentative d'un détournement critique
du marché de l'art, en même temps qu'une façon d'assumer un
besoin de confort.
Si attentif à la construction de sa vie de famille et
l'accumulation des biens qui la mettent à l'abri du besoin, il n'est pas
étonnant de trouver dans l'oeuvre peint une réflexion sur le don
et la transmission, propre à la construction familiale, qui la jalonne
exactement comme un conte déploie son image de la construction
familiale146.
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