Chapitre 2. La Fée aux fleurs : le don
bohème
La fée aux fleurs (repr. IV) est un tableau
peint en 1866, qui fait écho dans le catalogue à un autre
nommé Flore ou la fée aux fleurs (allégorie du
printemps) (repr. V), peint à la même date. Dans ce cas il
faudrait la rapprocher de toutes les représentations de Flore, et qui
plus est considérer que c'est uniquement une allégorie du
printemps. Pourtant la passation de collections en collections des tableaux de
Diaz permet sur un certain nombre de tableaux de douter du titre original. Il
faut donc affranchir l'analyse de l'iconologie de Flore, sans négliger
les liens que peut entretenir la fée avec elle, puisque la nymphe et la
fée sont étroitement liées.
83 Diaz peut partager en effet avec l'art renaissant,
l'idée de « montrer une beauté incomplètement
réalisée dans ce qui existe », selon les mots d'Erwin
Panofsky. Panofsky, Erwin, Idea, Paris, Gallimard, 1989, p. 65.
84 Gille Vincent, « Au hasard des taches : l'encre du
rêve », Gille Vincent (dir.), cat. exp. Trajectoires du
rêve, du romantisme au surréalisme, Paris, Pavillon des arts
7 mars - 7 juin 2003, Paris, Paris musées, 2003, p. 82-83.
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L'intérêt d'une « Fée »
comparée à une nymphe, est son pouvoir de faire un don,
d'être marraine85. Comme figure remplaçant la
mère, son invention de toutes pièces par Diaz peut incliner
à y chercher un rapport direct avec la mort de la mère du
peintre. L'omniprésence écrasante de la femme et de la jeune
fille dans son oeuvre est interprétée par Pierre et Rolande
Miquel sous ce jour psychologique86, qui donne à l'oeuvre un
aspect résilient ou exorciste. Sans refuser cette analyse, il est
possible d'approfondir l'interprétation de ce sujet original et
personnel, pour éclairer la volonté artistique de Diaz.
Section 1. Une conscience de
l'éphémère
L'intérêt particulier et insistant attaché
aux fleurs, est mis en évidence par l'invention par le peintre de cette
« Fée aux fleurs ». L'insistance du motif floral
dévoile une sensibilité attachée à
l'éphémère et aux plaisirs que procurent les sens. Un
certain hédonisme vient précisément « colorer »
l'oeuvre entière, dans l'harmonie des tons éclatants, comparables
aux teintes que peuvent prendre des fleurs.
Cet hédonisme particulier au temps de Diaz, sera
baptisé « bohémianisme, culte de la sensation
multipliée » par Baudelaire87. Le bohême s'enivre
des choses, et parcourt les états d'âmes et les situations que
peut proposer un contexte social dominé par une philosophie du libre
arbitre88. Le papillon qui peut évoquer une âme
défunte comme dans La Famille Oberkampf (v. 1803) de
Boilly89, renvoie plus largement au caractère
éphémère du plaisir. Il pourrait symboliser
l'hédonisme bohème chez Diaz, mais sous le Second Empire, c'est
la bourgeoise qui a tôt fait d'être symbolisée par
l'inconstance et la liberté du papillon. À la lecture des propos
de Seigel, on pourrait tenter une analyse passant outre l'antagonisme du
bourgeois et du bohême pour la métaphore, d'autant que Diaz est
tout à la fois bohème et rupin, et que son hédonisme est
opulent. Pour Jerrold Seigel, c'est un pendant nécessaire à la
sociabilité bourgeoise de donner un temps d'expérimentation dans
la formation du jeune adulte, qui se réunit ainsi au corps social alors
que son être nait dans un contexte individualiste qui ne lui donne
nécessairement aucune place définie90. Autrement dit
la bohème est un avatar de la culture bourgeoise. Ce pourrait être
une image de la formation de l'individu, pendant une phase de chrysalide, avant
de pouvoir déployer des ailes qui lui sont propres.
85 Rager, Catherine, op. cit.
86 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 27.
87 Baudelaire, Mon coeur mis à nu, préf.
Antoinette Weil, Paris, La Cause des Livres, 2008, p. 68.
88 Seigel, Jerrold, Paris bohème. 1830-1930,
trad. Odette Guitard, Paris, Gallimard, 1991. Sur les relations entre
bourgeoisie et bohême, pour nuancer leur antagonisme, voir son
introduction « Les frontières de la bohême », p. 14-38,
notamment les pages 15 à 20.
89 Selon l'analyse de Sébastien Allard, dans Pernoud,
Emmanuel, Allard, Stéphane et Laneyrie-Dagen, Nadège (dir.),
L'enfant dans la peinture, Paris, Citadelles & Mazenod, 2011, p.
203.
90 Seigel, Jerrold, op. cit., p. 15-20.
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Dès ses années de formation non loin de la
bohème du Doyenné, Diaz peint des fleurs sur les murs de
l'auberge de Ganne (repr. 4), s'appropriant le privilège d'une peinture
décorative et galante, en même temps qu'il retrouve
l'hédonisme enfui que l'on prête à l'aristocratie, à
qui appartenait le raffinement de ces décorations. Les fleurs sont un
apanage bohème, à la fois bucolique, et inextricablement
lié à la mort car elle se fane, et doit être
appréciée dans l'instant. La même confrontation à la
guerre et à la misère a focalisé l'attention d'une
peinture romantique politisée et noire, tels Goya, Delacroix,
Géricault, dont les leçons sont très présentes et
marquantes pour la génération de 1830. Gautier, en faisant le
manifeste d'un « art pour l'art », ne fait que continuer une forme de
réaction à la violence, dans la fuite et la délectation de
l'instant démultiplié dans l'imaginaire, le « fantastique
». Plutôt qu'une imitation de l'art aristocratique, c'est une
réquisition de celui-ci que tente l' « artistisme91
» des Jeunes-Frances sous la monarchie de Juillet, forte de son sentiment
de pouvoir mieux comprendre l'art que ne le faisait la tradition, par un retour
aux sources, un rapport primordial et neuf au monde92.
Diaz avait peut-être remarqué que la fleur
colorée, créée par la plante, s'apparente à une
oeuvre d'art. A la lecture de certains commentateurs qui soulignent la
vivacité des couleurs de Diaz, on peut comprendre une analogie entre les
fleurs et les tableaux de Diaz, que la Fée aux Fleurs semble
conscientiser, revendiquer. Plusieurs commentateurs nous rapportent que
l'éblouissement des tableaux de l'artiste, que l'on nomme «
pétard » ou « pétarade93 » (voir annexe
4) est éphémère ; nous pouvons ajouter que ce
caractère a pu être assumé par le peintre, qui
identifierait alors sa production à une floraison, après que les
mots de son maitre Xavier Sigalon soient passés de bouche en bouche :
« Il fait des tableaux comme un pommier des pommes94 ».
La Fée aux Fleurs, tableau qui s'est manifestement beaucoup
assombri, fait partie de ceux qui ont perdu leur éclat à cause de
la technique du peintre, qui privilégiait l'effet immédiat sur la
durée. À propos de ses sujets copiés de Prud'hon,
Champfleury exprime ainsi cet aspect éphémère en en
faisant la singularité de Diaz : « Cependant M. Diaz a quelque
chose qui manquait à Prud'hon : il a inventé le pétard.
Prud'hon est calme, M. Diaz est éblouissant ; malheureusement le
pétard ne laisse que de la fumée95. » Comme la
fleur éphémère et séduisante, les tableaux de Diaz
ont quelque chose de « pop » avant la lettre : leur
déliquescence n'intervient qu'après en avoir tiré un bon
prix. Seulement quelques années après avoir été
peints, les tableaux perdent leurs couleurs, comme le rapporte Monet :
91 Le mot est de Félix Pyat, dans, « Paris
Moderne. Les artistes », Nouveau Tableau de Paris au XIXe
siècle, Paris, Charles Béchet, t.4, 1838, p. 18.
92 Voir Jones Shirley, « Vue sur Cythère. Watteau
et la critique romantique au XIXe siècle », Revue des sciences
sociales, janvier-mars 1975
93 Le terme apparait dans la Complainte de Barbizon,
chanson improvisée et collective, voir la page reproduite en annexe 4,
de Ménard, René, « Barbizon », Le Musée
Universel, avril 1876 - septembre 1876, t. VIII, 2e semestre
1876, p. 291.
94 Rapporté par Silvestre, Théophile, Les
artistes français. 1. Les romantiques, (1852), Paris, Crès,
1926, p. 144.
95 Champfleury, « Salon de 1846 », op. cit.,
p. 40.
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« On ne peut s'imaginer comme les Diaz de la Peña
étaient beaux quand ils venaient d'être peints ; c'étaient
de véritables joyaux... Évidemment, sa technique l'a trahi ;
aujourd'hui tout est embué ; ils ont perdu leur
qualité96. »
La fée aux Fleurs dans son état actuel
symbolise d'autant mieux tout cet aspect transversal de
l'OEuvre.
En effet, plus qu'un simple écho à la technique
picturale du peintre, c'est une attitude face au marché qu'il impose,
déterminant le premier une valeur à la chose
déliquescente. L'esthétique de la ruine et de l'esquisse
chère au romantisme trouve une continuation. Se rappelant peut
être comment les tableaux de Constable passaient pour des
esquisses97, Diaz impose la valeur poétique de cette forme
(repr. 5). Tout d'abord, il est le premier, en 1849, à organiser une
vente aux enchères d'oeuvres inachevées, esquisses et pochades
exécutées sur le motif en forêt98. D'autres
profiteront après lui de cette rupture de tradition qui fait
autorité par la mode et le succès commercial ; autrement dit, il
a été le pionnier99 d'une nouvelle brèche dans
l'offre et la demande sur le marché. Comme pour la bataille d'Hernani,
les amis de Diaz viennent soutenir les enchères. En 1853, le charme
opère, les amateurs contournent la liste d'attente de plus d'un an pour
lui acheter une toile, en lui demandant une ébauche. Diaz fait commerce
prolifique d'oeuvres inachevées. À partir d'un tournant où
la mode fait produire à Diaz des sujets anecdotiques en série, la
critique commence à regretter ses paysages. En 1865, alors que ses
toiles ne lui permettent plus de rembourser des dettes accumulées, il
vend des dessins à l'essence qui atteignent presque le prix des tableaux
(voir les peintures à l'essence sur le thème de Faust, (repr.
28), la presse y voit un exploit : « C'est la troisième
manière et la troisième fortune de Diaz100 ».
Après ses tableaux, ses esquisses de tableaux, il renoue avec une
technique apprise de l'atelier de porcelaine, dont la rapidité
d'exécution et l'innovation peut multiplier les chances de satisfaire la
demande. Les deux versions de la Fée aux Fleurs, datées
de 1866, ont été peintes après le succès que
rencontrent ses ventes de dessins à l'essence, confirmation pour le
peintre de la validité d'un art évoquant la nature par une
technique relâchée. Le primat de l'effet de l'oeuvre sur la
technique permet à Diaz de penser des oeuvres qui évoquent dans
l'inachèvement son rapport sensualiste au monde, le même type de
plaisir que l'on peut trouver à cueillir une fleur ; de la même
façon, c'est cette envie qu'il essaie de susciter chez ses acheteurs.
96 Monet cité par Miquel, Pierre et Rolande, op.
cit., p. 128.
97 Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit., p. 242.
Sur l'esquisse voir p. 241-248.
98 Catalogue d'une jolie collection d'esquisses peintes,
sujets de figures et études d'après nature, par M. Diaz,
Paris, 3 mars 1849.
99 Voir Kelly, Simon, op. cit., p. 33-47.
100 Chronique dans L'Artiste, 1865, cité par
Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 132.
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Isolée dans l'oeuvre du peintre, comme la plupart des
tableaux que nous étudions, les fleurs et le papillon que portent notre
première Fée peuvent symboliser une idée que Diaz
se fait du reste de son oeuvre : la confirmation d'une identité de
peintre dont la technique autant que les sujets sont inspirés de la
nature. Ainsi, la Fée aux Fleurs est bien une marraine, qui
fait don à l'artiste d'attributs symbolisés par les fleurs.
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