Section 3. Le jeu des apparences :
Dans la lignée de Bonnigton, et Constable, dont le
peintre collectionne les gravures, Diaz se saisit d'un lieu parce qu'il lui
plait subjectivement, et il prend les leçons des maîtres anglais
dans un certain sens. La perception du peintre est rendue évidente en
même temps que le lieu est décrit avec réalisme et
honnêteté. Cette peinture de la perception devant le paysage se
suffit à elle-même, elle s'attache déjà à
décrire la relation étroite de l'apparence du lieu avec le regard
subjectif du peintre. Elle rejoint des préoccupations philosophiques
liées aux apparences. Comme ses prédécesseurs, il y a une
volonté de participer au renouvellement de la peinture de paysage, et
d'approcher la Nature dans ce qu'elle contient elle-même de divin et
d'historique : Diaz cherche dans la mare le féérique
évoqué par le topos.
La Mare aux Fées est le produit d'un regard
porté sur les choses, qui harmonise et unifie la composition dans l'oeil
du peintre. Diaz tend à harmoniser les différentes teintes en les
juxtaposant « de proche en proche78 », c'est-à-dire
que son spectre de couleur est déployé, à la façon
d'un « kaléidoscope » comme le remarquait
Baudelaire79. Le caractère « hallucinatoire » dont
celui-ci parlait volontiers au sujet de ses scènes de genre, s'applique
plus largement à une façon d'utiliser la vision, et la
lumière, que l'on retrouve assez bien dans La Mare aux Fées
sous ses deux formes : la couleur elle-même suffisant à
donner un caractère hypnotique au paysage, et l'apparition proprement
hallucinatoire des fées en baigneuses antiques. Diaz doit
peut-être à Turner, influencé par Cozens, comme
Constable80, l'utilisation des propriétés hypnotiques
de la couleur dans le paysage, la façon de mêler vision imaginaire
et naturelle. Le dessin a disparu sous la touche qui
78 Silvestre, Théophile, « Diaz », op.
cit., p. 151.
79 Baudelaire, Charles, « Salon de 1845 », dans
Écrits sur l'art, Paris, Le livre de poche, 1999, p. 90.
Théophile Gautier reprendra cette expression heureuse en parlant de
« petits fouillis plus ou moins compréhensibles mais scintillants
comme les fanfreluches du kaléidoscope », Gautier, Salon de
1847, Hetzel, 1847, p. 97-98. Beaucoup d'expressions trouvées par
des critiques entre 1844 et 1846 pour qualifier l'art de Diaz, sont reprises
systématiquement à l'identique pour vulgariser le travail de
l'artiste, comme si la peinture hermétique de Diaz ne s'expliquait pas
mieux que par images équivalentes : kaléidoscope, monceaux de
pierres précieuses, etc.
80 Rosen, Charles et Zerner, Henri, Romantisme et
réalisme, Paris, Albin Michel, 1986, p. 39.
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recrée l'effet optique broussailleux de la
végétation. Celle-ci se déploie en continu, quasiment
indistinctement entre l'herbe, les buissons et le feuillage des arbres, comme
une masse de couleur dont le spectre englobe toute la composition. Diaz, qui
avait beaucoup étudié Corrège81, lui doit sans
doute le tonalisme82 de sa propre peinture, qu'il a pu observer dans
le paysage vénitien et dans celui du XVIIIe siècle de
Fragonard, par exemple. C'est dans l'unicité d'un oeil que la
composition s'est fixée. On pourrait voir cet oeil dans la composition
où la forme indistincte d'un arbuste fait une tache sombre au centre du
tableau et de l'espace ensoleillé qui transparait derrière les
arbres, comme une pupille. Cette vision du spectateur achève de
démontrer que l'imagination, conditionnée par une volonté
de voir, donne un sens aux signes.
Comme souvent dans les paysages de Diaz, la perspective n'est
pas évidente dans la version sans figures. On ne peut pas voir plus loin
qu'un rideau de nature, que l'on devine épais. La perception est
arrêtée par la nature, une matrice qui est aussi en nous : nous ne
pouvons voir au-delà de ce que la perception naturelle, organique, nous
permet, ni au-delà de ce que la psychologie humaine le permet. Un monde
est occulté par ses limites perceptives. Le spectateur est ramené
à l'espace plan du tableau par la touche très apparente, qui lui
rappelle que ce n'est qu'une image, un morceau de peinture rapporté
après observation. Dans la deuxième version (repr. III), le ciel
est apparent, la nature est un espace ouvert sur une perspective, mais ce sont
les fées qui se découpent de façon assez plate sur les
arbres, révélant la part d'intemporel, d' «
immémorial », ancré dans l'Inconscient ou le monde des
Idées. Nous sommes d'ailleurs peut-être de l'autre
côté de la mare, du côté du rideau verdoyant et
ensoleillé que l'on aperçoit dans le premier tableau. Le paysage
est difficilement reconnaissable d'un tableau à l'autre, c'est
peut-être donc un paysage reconstitué d'après souvenir, une
fantaisie du peintre qui désire donner corps aux fées
évoquées par le nom du lieu. Les personnages sont répartis
autour de la mare en suivant les lignes des arbres, comme si leurs silhouettes
en émanaient. Elles sont dans les feuillages, comme la lumière.
Autour des bustes qui se découpent sur des arbres, Diaz a assombri la
palette, à la façon dont Botticelli suggère dans le
Printemps (1478-1482) des émanations Idéales (ill. 5),
qui proviennent d'un au-delà des perceptions, au creux de la nature, et
de l'esprit qui perçoit la nature. Il utilise à plusieurs
reprises ce procédé, qui
81 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 24. La
critique souligne du vivant de l'artiste très souvent les similitudes
entre les sujets de Diaz et ceux du Corrège et Prud'hon, à tel
point que pour la postérité l'oeuvre allégorique est
souvent réduite à une imitation de ces maîtres. Diaz
collectionne effectivement des tableaux d'après Corrège, que l'on
trouve au Catalogue de la vente qui aura lieu situe au
décès, op. cit..
82 Dans la peinture vénitienne du XVIIe siècle :
« Subordination des teintes locales à une tonalité dominante
qui renforce l'union des couleurs entre elles par clair-obscur et multiplie les
tons-reflets », Duby Georges et Laclotte Michel (dir.), Cornette
Joëlle et Mérot Alain, Le XVIIe siècle, Paris,
Seuil, 1999, p. 335. Par extension, la notion renvoie à l'effet
d'unité des teintes du tableau, et sera utilisée à propos
des peintres de Barbizon et du paysagisme américain issu des
expériences barbizoniennes.
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coïncide assez bien avec une affinité
récurrente entre les thématiques de son oeuvre et des
théories platoniciennes83.
Le paysage n'est cependant pas là pour servir de
décor ou de matrice aux personnages, c'est bien un morceau de Nature qui
est représenté avec fidélité, où le peintre
propose de rendre apparente une rêverie. Diaz imagine les fées
comme des nymphes locales, accompagnées d'un chien comme La Nymphe
de Fontainebleau (v. 1553) peinte par Rosso Fiorentino (ill. 6 et 7), et
installée sur le linteau de bronze du château de Fontainebleau.
Diaz prend la tournure de sa vie de bohême, entre le petit cénacle
parisien et l'auberge de Ganne, comme une réinterprétation de
l'art de cour de l'école de Fontainebleau, qu'il n'oublie pas dans sa
collection. La modernité romantique de Diaz se traduit par un effet
proche du « collage » surréaliste, qu'il est pertinent
d'attribuer à une relecture des thématiques du jeu des apparences
à la Renaissance. La part d'imaginaire à l'oeuvre
prêchée dans la « New Method » d'Alexander Cozens
(1785), provient en effet des lectures que fait ce dernier de Vinci, comme le
fera également André Breton84.
La féérie est bien dans la nature pour Diaz, qui
peint des scènes de genre sur fond de nature parce qu'elles
émanent d'elle, et sont en réalité des
représentations de l'invisible à l'oeuvre dans la nature. Sous
cet angle, il n'y a pas de dichotomie entre le paysage et la scène de
genre, pas nécessairement de différence entre un paysage en
sous-bois de Diaz, souvent construit à la façon d'un décor
de conte de fées, et une scène mythologique ou orientalisante
où le peintre dévoile des idées qui traversent l'air du
temps. Le temps s'arrête, l'image se fixe, la peinture dévoile ce
que la photographie ne parviendra jamais à imprimer sur la surface
photosensible.
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