Chapitre 4. Le mont maudit
La chaine des Pyrénées est le sujet montagneux
que Diaz prend pour sujet, à quatre reprises, dont une qui prolonge le
thème de la malédiction dans le paysage. Le Mont maudit
ou La Maladeta, sommet des Pyrénées,
description réaliste, presque crue du massif de la Maladetta, fait
entrer en résonnance l'opacité infranchissable de la montagne
avec le mystère du mot. Le nom du massif est connu depuis le
début du XVIIIe siècle, entouré d'une
légende de malédiction373, provenant du dialecte
aragonais. La peinture renvoie aux représentations du XVIIIe
siècle pour qui « la haute montagne est stérile,
impénétrable, dangereuse, peuplée d'esprits
malfaisants374 », mais seulement dans une acceptation
subjective de la malfaisance qu'évoque le lieu. Le fils prodigue de
Diaz, Émile, compositeur en passe de devenir célèbre et
collectionneur comme son père, sera envoyé en cure à
Eaux-Bonnes et y mourra loin de sa famille à l'âge de 25 ans.
Narcisse Diaz est lui-même envoyé en cure à Pau, dans les
Pyrénées également, pour tenter d'enrayer une rechute
bronchitique en 1872. Les Pyrénées sont le lieu de la maladie,
qui résonne avec le nom du sommet légendaire, la Maladetta, ainsi
que de l'arrachement, la séparation qui prolonge dans la maladie ce que
le passage de l'Espagne à la France pouvait déjà
évoquer à l'artiste. Celui-ci, attentif à sa propre
psyché, ne peut manquer
373 Escudier, Jean, L'Aneto et les hommes, Pau,
MonHélios, 2012, p. 6. 374Rosen, Charles et Zerner, Henri,
op. cit., p. 62.
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d'interroger la valeur psychologique que prend la chaîne
pyrénéenne pour lui, en la confrontant à ce
qu'évoque le folklore d'un lieu. Peut-être même sait-il,
comme le fait remarquer Denis Montebello, que « toponyme avant
d'être un patronyme, la peña est colline rocheuse, montagne et
souvent isolée des autres375 ». Le sommet
infranchissable, qui cause la chute des plus téméraires, est
à l'image de l'ascension sociale spectaculaire et improbable de Narcisse
Diaz, qui elle aussi menace d'être comme le mythe de Sisyphe, un
éternel recommencement. La chute des aventureux renvoie aussi à
la déchéance sociale, qui frappait Maria Manuela sa mère,
telle une bohémienne passeuse de frontière.
Parmi le maigre répertoire d'oeuvres fantastiques chez
Diaz, la malédiction revient avec une insistance qui déborde sur
le paysage, comme la féérie des scènes de genre se
retrouvait mêlée à la mare aux fées, et permet de
retourner à la magie des paysages de Diaz. Le Mont maudit,
illustre mieux que ne l'aurait fait la Mare aux fées, la
façon dont le mystère est, pour l'artiste, véhiculé
par les mots que l'on met nécessairement sur la réalité.
Dans ce paysage montagneux la féérie de la touche papillotante
est totalement évacuée, et confronte directement un spectateur
attentif au pouvoir évocateur du mot, capable d'infléchir
considérablement l'interprétation des signes visuels.
Diaz peut le savoir particulièrement puisque c'est
grâce à son nom que le public attribue un « caractère
» espagnol à sa peinture, alors même qu'il ne
représente plus de scènes espagnoles. C'est bien la force seule
du nom qui autorise à Diaz toutes ses audaces picturales. Le pouvoir
évocateur de l'Espagne surprend aussi le peintre confronté
à la Maladetta. Pourtant, forcé de reconnaître dans les
Pyrénées la frontière qui le sépare d'origines
qu'il ne connaît pas réellement, il doit s'interroger sur le jeu
des apparences et du nom, face au rideau montagneux qui se dresse entre lui et
la terre de sa famille, comme un voile entre lui et la réelle culture
espagnole. Lui-même a cru au génie artistique des coloristes
espagnols et traqué la magie picaresque de Velázquez et Goya.
Le déterminisme du nom causé par des
réflexes sociaux permet à Diaz de considérer l'idée
de prédestination et la façon dont les mots que l'on met
nécessairement sur les événements construisent une
légende. Nodier parodie l'idée dans la Fée aux
miettes, et s'en sert pour construire la narration comme un conte
doublé de l'histoire d'un fou nommé Michel et frappé par
le destin invariablement le jour de la Saint-Michel. La question du folklore
revient, comme élément créant du déterminisme dans
la relation ontologique de l'homme au monde. Ainsi chez Diaz un paysage est
nécessairement porteur d'un sens irrationnel et symbolique. L'artiste
est aussi par un concours de circonstances, le profil parfait de l'artiste de
génie : marginal par naissance, il lui suffit de cultiver la suffisance
et la désinvolture pour devenir le jeune artiste qui brise la monotonie
du colorisme et de la peinture romantique. Le folklore du romantisme que
constitue la figure de l'artiste visionnaire et
375 Montebello, Denis, « La forêt intérieure
», op. cit.
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marginal, accentuée par le climat du Second Empire,
dissipe tous les doutes sur son essence artistique : bien qu'on ne l'aime pas,
on le collectionne. Diaz sait que le monde est traversé d'imaginaire, et
que son impact est aussi important que le travail technique.
Le peintre peut s'interroger sur la façon dont les
éléments de sa biographie sont traqués pour créer
une légende. Diaz, homme et peintre, confronte nécessairement son
spectateur à la question de la coïncidence, à la vision de
correspondances fortuites desquelles un ordre semble s'imposer. Certains
éléments de la vie de Diaz sautent au regard des historiens comme
une poétique faisant ressortir la vie du peintre comme un
élément digne d'être conté, comme le nom du
témoin de sa naissance, « un artiste dramatique de passage, Louis
Nicolas Delacroix376 ».
Les noms sont le principal vecteur d'analyse dans une oeuvre
liée à la vie de l'artiste, comme si lui-même avait
tissé un vaste rêve, empli de métamorphoses et de
déguisements, mettant en scène ces correspondances que voit
l'oeil humain entre lui et le hasard de la vie, la nature. Aussi il est
difficile de savoir, pour La mare aux Vipères, s'il s'agit d'un
nom qu'on donnait à une mare de Barbizon et qui ne serait pas
resté, ou s'il s'agit d'un nom que lui donne Diaz. Enfin, le cas
échéant, ce nom est-il sciemment lié à l'amputation
de la jambe gauche qu'il aurait subi à cause de la morsure d'une
vipère ? Si c'était le cas, cela abonderait dans la
démonstration du rapport intime qu'entretient Diaz avec la forêt,
et de la projection qu'il fait sur la nature de son propre vécu. C'est
ce type d'argument qui a poussé jusqu'ici à faire une lecture
biographique de l'oeuvre de Diaz : à chaque tableau correspondrait un
trait de caractère ou un évènement de sa vie. Rien ne
permet pourtant de le démontrer, d'autant que Roger Ballu à la
mort de Diaz en 1877 livrait encore une version différente de celle de
la vipère : la gangrène provoquée par l'enfant qui gratte
et envenime une piqure bénigne377. Cependant, l'information
n'est pas essentielle pour comprendre que Diaz, en parcourant la forêt et
en revenant en des lieux précis, choisit ceux qui résonnent le
mieux avec son sentiment poétique. Les morceaux de forêt sont donc
en premier lieu un témoignage, une biographie. Si c'est plutôt la
mare aux Vipères qui installe définitivement la version
de la morsure d'une vipère, c'est bien l'imaginaire d'une parole, qui
influe sur le réel et fait une réputation, une destinée :
précisément cette fois-ci ce que l'on pourrait tirer de la
coïncidence entre la vie et l'oeuvre de Diaz, que lui-même pourrait
déployer comme un propos dans sa peinture. Diaz s'intéresse
à la « pensée sauvage », empreinte d'une sensation du
mystère dans des correspondances qui parfois sont suscitées par
la faculté humaine d'attribuer un sens, « la sensation du
présage » dont parlera Giorgio de Chirico :
376 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p.10.
377 Ballu, Roger, « Diaz. Les artistes contemporains »,
op. cit., p. 291.
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« C'est comme une preuve éternelle du non-sens de
l'univers. Le premier homme devait voir des présages partout, il devait
frissonner à chaque pas378 ».
Diaz face au paysage cherche le rapport premier de l'homme
à la nature, et y trouve la perception humaine à l'origine du
mythe, de toute la condition sociale. Les variations mêmes de la couleur
naturelle sont soumises à une perception mystérieuse, ce qui
pousse Diaz à développer la plupart du temps sa poésie
dans la « réflexion », aux deux sens du terme, que provoque la
lumière dans les feuillages, et son interprétation par l'oeil ;
il abandonne la couleur locale, pour mieux traduire la façon dont
l'esprit attribue une couleur en même temps qu'une valeur symbolique aux
choses. La conscience du poète romantique de ne trouver le romantisme
nulle part ailleurs que dans sa propre perception est exprimée de
façon acerbe par Champfleury dans un poème où un
poète allant dans les bois ne trouve que son double pour
inspiration379.
Diaz tendrait à confirmer idée de Zerner selon
laquelle les expériences de Barbizon mettent en pratique des
théories existantes en Allemagne autour de 1800380. La
peinture de Diaz mêle comme le roman du Cercle d'Iéna,
autobiographie, poésie lyrique, drame, histoire et conte de fées,
et cherche dans la vie réelle ce qui tient du roman : comme dans le
Mont maudit, le hasard de la nature et du folklore faisant écho
à l'oeuvre et la vie du peintre. Comme s'il voulait confirmer une
intuition de Schiller en 1794, Diaz représente des idées par le
paysage, évoque les mouvements de l'âme de façon
allégorique, mais surtout, donne à réfléchir sur la
signification que l'on attribue par réflexe psychologique au
monde381.
378 De Chirico, Giorgio, « Mystère et
création », Le Surréalisme et la peinture, 1928,
présenté dans Art en Théorie :19001990, Hazan,
1997, p. 91.
379 Champfleury, Chien Caillou. Fantaisie d'hivers,
texte présenté et annoté par Bernard Leuilliot, Paris,
Édition des Cendres 1988. Voir Bonnefant Luc, op. cit.,
p.-130.
380Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit.,
p. 64.
381 Voir Zerner, « Friedrich et l'art du paysage »,
op. cit., p. 53 s.
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