La magie de Diaz( Télécharger le fichier original )par Mélissa Perianez Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Histoire de l'art 2013 |
Section 3. Une oeuvre pour tout discours« Dans une forêt peinte par Diaz, il y avait une tendre mère et son enfant qui faisaient une halte. Ils se trouvaient à une bonne heure du village. Des troncs noueux conversaient dans une langue archaïque. La mère disait à l'enfant : " (...) Tu vas tout de suite cesser de te cramponner à moi, petite peste, espèce de petit pot de colle365. (...) " » Rober Walser rend ainsi en 1924 l'air de conte de l'oeuvre, mêlé à des accents picaresques. Les détails et motifs récurrents dans l'oeuvre du peintre, qui fait l'opacité analytique de l'oeuvre n'est expliqué par Diaz nulle part, et force l'imagination du spectateur. De façon générale, les paroles de Diaz nous sont toutes parvenues rapportées par des commentateurs : une poignée de jurons et quelques expressions. Lui, ne laisse que des papiers ayant traits à ses affaires : les listes des tableaux qu'il prépare pour l'organisation de ses ventes, une lettre au surintendant des Beaux-arts, quelques mots sur ses déplacements en voyage. Ce qui marque le plus est la verve tonitruante de Diaz, et Walser inclut dans son analyse ce que l'on devine de l'opiniâtreté de Diaz à se faire connaître sous ce jour. En effet, dans ses Souvenirs, Philippe de Chennevières ne se remémore à propos du maître que du jour où le Port abandonné d'Ambleteuse de Jeanron a été installé à la place d'une toile de Rousseau. La toile décrochée de son ami provoque chez Diaz une « violence abominable de langage, dont le bruit avait retenti dans les bureaux et dans les ateliers », dont de Chennevières se souvient en ces termes : « Tu n'es qu'un ouvrier, tu voles la place des maîtres... je te f...rai mon pilon dans le c...366 ». Le plus souvent, les familiarités ou vulgarités de Diaz font sourire. Louis-Philippe est séduit lui-même par la façon dont Diaz dit au maitre de camp du Palais où il fait les fresques, de le laisser fumer sa pipe puisque « le maître de maison » lui autorise367. Ces excès de langage toujours rapportés au sujet du personnage artistique, construisent la carrière du peintre. En lieu et place d'un discours sur l'art, mis 365 Walser, Robert, « La forêt de Diaz », Histoire d'images, textes choisis par Bernhard Eclite, trad. Marion Graf, Carrouges-Genève, Éditions Zoé, 2006, p. 45. 366 Rapporté par Chennevière, Philippe de, Souvenirs d'un Directeur des Beaux-arts, préf. Jacques Foucart et Louis-Antoine Prat, t. III, Paris, Arthéna, 2001, p. 80. Sur l'évolution de Jeanron dans les mêmes cercles artistiques que Diaz, voir Rousseau Madeleine, La vie et l'oeuvre de Philippe-Auguste Jeanron, peintre, écrivain, directeur des Musées nationaux, 1808-1877. Éditions posthume complétée et annotée par Marie-Martine Dubreuil, coll. Notes et documents, n°35, 2000. 367 Berthet , Elie, « La pipe de Diaz et Louis Philippe », Le Musée Universel, avril 1877- septembre1877, t. X, 2e semestre 1877, p. 285. 102 à part son enthousiasme pour la couleur et sa haine de l'ingrisme qui tiennent plus de déclarations aussi spontanées que ses jurons, se tient une théâtralisation de son opposition à une idéalité de convention. Puisque l'artiste voulait manifestement faire connaître sa manière audacieuse tant en peinture qu'en société, et qu'il prive la compréhension de son esthétique, c'est probablement qu'il souhaitait s'écarter radicalement d'une forme d'estime superflue pour l'idéal. Peut-être méprisait-il le didactisme théorique autant que la manière lisse d'Ingres. Dans la courte fable de Walser, celui-ci prête à la mère ce qu'il comprend de l'intention artistique du maître : « (...) je te traite avec rudesse, car un traitement trop accommodant ne peut donner que des gens sans conscience et sans scrupules368 », dit-elle à son enfant avant de le laisser seul afin qu'il apprenne la vie et la valeur des sentiments par l'effort. Partant du parcours laborieux qu'a dû effectuer Diaz, Walser explique le peu de soin que Diaz accorde à ses figures allégoriques, images d'un idéal qui ne peut s'accorder de complaisance. Par ailleurs, Bénézit témoigne déjà d'un oubli soudain et total de la réelle teneur du personnage : le dictionnaire des peintres fait de lui un archétype de l'artiste pauvre, détaché des valeurs matérielles, qui complète si bien le portrait lointain d'un orphelin unijambiste amoureux de la nature369. Quoique le manque de traces laissées par Diaz ait laissé une image lacunaire de son parcours à la postérité, cela n'ôte pas à Walser sa pertinence. Devant un « tableautin », le spectateur est en effet ainsi ramené à l'idée qu'il doit fournir un effort pour atteindre l'idéal moral, lui parvenant de façon floue. Il ne peut en circonscrire par l'image seulement une véritable idée, mais doit se confronter à l'expérience, comme Diaz, comme Nerval ou Nodier, qui sèmera le doute en lui. Les figures « explosées par une locomotive » reflètent la « vision atomisée du monde370 » de l'art pour l'art. L'oeuvre déployée comme une vaste association d'idées pourrait justifier une lecture psychanalytique comme le font Miquel371 et Montebello372, car les peintures de Diaz qui tiennent lieu de discours fragmentent une pensée en morceaux à la façon dont l'analysant en thérapie dénoue son vécu en séparant et sous-pesant chaque partie du problème. Mais l'enfance malheureuse de Diaz n'explique pas à elle seule l'apparence psychanalytique de l'oeuvre. En revanche, la bohême en tant qu'expérimentation de l'individu, peut être tenue pour une forme spontanée de passage initiatique, c'est-à-dire de processus analytique dans lequel l'individu s'engage pour se réunir au corps social. Les 368 Walser, Robert, op. cit., p. 47. 369 Cette vision de Diaz prévaut par exemple dans le Journal de l'Impressionnisme, quoique la formulation est ambigüe : « Millet, Rousseau, Diaz et Daubigny (...) sont les premiers artistes du XIXe siècle à ne posséder aucune fortune, à devoir vivre avec et par leur art... avec eux la peinture devient le champ d'une révolution sociale et morale.", Blunden, Maria, Journal de l'Impressionnisme, Genève, Skira, 1970, p. 16. 370 Lund, Hans Peter, « Deux Bohémiens ou l'art de la folie chez Nodier et Nerval », Romantisme, n°24, 1979, p. 108. 371 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., l'idée est proposée notamment p. 27. 372 Montebello, Denis, « La forêt intérieure », Ardemment, en ligne : [ http://ardemment.com/thematiques/foret-diaz-pena.php], consulté le 14 mai 2013. 103 Jeunes-France de la même génération que Diaz se comparent comme lui aux modes de vies des siècles passés, et multiplient déclarations scandaleuses pour bousculer les convenances quotidiennes : cet habitus social se mettrait-il en place spontanément pour sublimer, à la façon dont le chamanisme ou la psychanalyse procèdent par comparaison et fragmentation, l'horreur de la guerre et de la misère engendrée par la mise en place des États nations et par l'industrialisation ? Ces réflexions rapides, qui mériteraient plus de place, donnent une autre portée aux spéculations sur la sublimation à l'oeuvre chez Diaz. Elles ouvrent une lecture du rôle sociologique de la bohême artistique, vis-à-vis du déni face à la mort engendrée par la violence sociale. Le motif du Maléfice s'installe dans l'oeuvre de Diaz comme une sensibilité noire dans un une manière hermétique, laissant de côté la description d'une action sadique ouverte et confinant au symbolisme. La douceur de sa manière lumineuse ne doit pas occulter la violence des thématiques qui se profilent avec pudeur. En passant du romantisme noir aux tableautin charmant qu'est Le Maléfice de 1844, Diaz se conforme au gout du public - chez les dramaturges qu'il admirait tant, Molière pouvait lui fournir un exemple réussi - et transfigure sa sensibilité bohême sans la quitter, en l'enrichissant de tout ce que l'élite du sentiment et de la poésie peut déployer de réflexion sur le fonctionnement humain. |
|