Section 2. La parole, agent magique
359 À propos du passage des codes mondains
d'interactions de l'Ancien Régime (civilité) au code romantique
de révélation mutuelle, voir Perrot, Philippe, Le travail des
apparences. Le corps féminin, XVIII-XIXe siècle,
Paris, Seuil, 1984, notamment p. 90 s.
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Comme dans ses autres scènes de sorcières et
devineresses, la magie évoquée renvoie à des
phénomènes naturels. La parole est utilisée par la
sorcière comme dans L'Horoscope, où la figure de la
cliente tournée de façon incrédule vers le spectateur
rappelle la composition de Jean Broc360.
Le Maléfice opéré par la parole
correspond assez bien à une attaque de sorcellerie, et
réciproquement, le pouvoir que Diaz peut prêter à la parole
correspond dans une lecture sociologique à ce qu'est la magie, art de
créer du sens, de faire.
Dans une étude anthropologique sur la sorcellerie
normande des années 1970, Jeanne Favret-Saada explique :
« Sur le terrain, je n'ai pourtant rencontré que
du langage. (...) Je soutiens aujourd'hui qu'une attaque de sorcellerie peut se
résumer à ceci : une parole prononcée dans une situation
de crise par celui qui sera plus tard désigné comme sorcier est
interprétée après coup comme ayant pris effet sur le corps
et les biens de celui à qui elle s'adressait, le quel se
dénommera de ce fait ensorcelé. (..) en sorcellerie, l'acte,
c'est le verbe. (...) la sorcellerie, c'est de la parole, mais une parole qui
est pouvoir et non savoir
ou information361. »
Pierre Bourdieu dans un travail très différent
sur les phénomènes de société courants que sont
l'économie et le pouvoir politique, fait remarquer de la même
manière que la parole ne sert pas qu'à se faire comprendre, mais
est un instrument de pouvoir.
« Les discours ne sont pas réellement (...) des
signes destinés à être compris, déchiffrés ;
ce sont aussi des signes extérieurs de richesse, destinés
à être évalués, appréciés et des
signes d'autorité, destinés à être crus et
obéis. »
Il pose cette influence de la parole comme un
procédé magique : la « prétention à agir sur
le monde social par les mots, c'est-à-dire magiquement, est
plus ou moins folle ou raisonnable selon qu'elle est plus ou moins
fondée dans l'objectivité du monde social. (...) Le principe
véritable de la magie des énoncés performatifs
réside dans le mystère du ministère362.
»
Magie ou efficience, efficacité, la définition
prend un tour totalisant duquel aucune action ne peut échapper. Ainsi la
baigneuse d'un tableau de Diaz qui entretient son amie pour lui prodiguer
conseils entend comme le décrit le sociologue agir sur le monde social
magiquement, et l'efficacité de cette
360 Jean Broc, La Magicienne consultée, 1819,
huile sur bois, 90x116 cm., Salon de 1819 (n°176), puis musée du
Luxembourg, aujourd'hui à Bayeux, musée Baron Gérard, inv.
P0055.
361 Favret-Saada, Jeanne, Les mots, la mort, les sorts,
Paris, Gallimard, 1977, p. 25-26.
362 Bourdieu, Pierre, « La formation des prix et
l'anticipation des profits », Langage et pouvoir symbolique
(textes de Ce que parler veut dire (1982) revus et
augmentés par l'auteur), Paris, Seuil, 2001, p. 113.
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parole, c'est-à-dire le soulagement de son amie, tient
au statut amical qu'elle tient pour l'interlocutrice. Radicalement
opposée d'une définition fantastique, la magie sociale recouvre
toute la réalité de l'efficacité d'une parole
prononcée dans un but. L'envergure devient impressionnante si comme Diaz
on veut bien attribuer tout l'édifice social à l'existence de
mots prononcés pour construire un mythe. Le but vertigineux de contenir
tout un groupe en une culture est atteint par la croyance en un discours.
Le Maléfice, où tout attribut fantastique est
évacué, montre un personnage dont l'âge avancé
l'autorise à empiéter sur le libre arbitre de la jeune fille. La
sorcière use du symbole dans un but pragmatique.
L'usage de costumes, et le développement de modes, peut
réciproquement infléchir la perception que l'on a d'un individu,
et autoriser celui-ci à certaines paroles, qui seront efficace sous
cette condition. La théâtralisation, et le jeu du paraître
et de l'être.
Diaz peut s'intéresser de premier chef à ce qui
constitue le groupe, ce qui le lie. Toujours la même scène de
conversation, que ce soit entre des nobles ou des orientales, l'entretien pour
passer le temps, paraît être un élément intemporel et
universel. La figure universalisée est assise à même le
sol, au contact de la nature, et souvent en léger contraposto
lorsqu'elle se tient debout.
Pour Bourdieu, le parti pris est sans complexe, la magie
sociale est un phénomène que la science doit comprendre
« sous peine de s'interdire de comprendre les
phénomènes sociaux les plus fondamentaux, et aussi bien dans les
sociétés précapitalistes que dans notre propre monde
(le diplôme appartient tout autant à la magie que les
amulettes) [nous soulignons], la science sociale doit prendre en compte le
fait de l'efficacité symbolique des rites d'institution ;
c'est-à-dire le pouvoir qui leur appartient d'agir sur le réel en
agissant sur la représentation du réel363. »
Les réflexions de Bourdieu nous permettent de regarder
d'une façon différente les liens étroits que l'oeuvre de
Diaz entretient avec sa propre vie, jusqu'à s'illustrer elle-même
comme partie agissante sur la vie de Diaz dans La Fée aux
Fleurs.
« "Deviens ce que tu es." Telle est la formule qui
sous-tend la magie performative de tous les actes d'institution. L'essence
assignée par la nomination, l'investiture, est, au sens vrai, un
fatum364. »
363 Bourdieu, Pierre, « Les rites d'institution »,
op. cit., 178.
364 Idem., p. 181.
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Dans une lecture bourdieusienne des traces de Diaz, on peut
dire que son investiture en tant que peintre, qui se vérifie dès
ses premiers succès marchands les premières années de
1840, puis au Salon en 1844, lui fait embrasser une vie d'artiste qui lie son
oeuvre à sa vie de plus en plus fortement à mesure que les
discours agissent « magiquement », au sens de Bourdieu, sur lui. Le
fatum de la nomination, du nom d'artiste, a le même sens que la
Fata, Fée marraine qui lie son destin.
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