Chapitre 3. La parole à l'oeuvre
L'action décrite dans le Maléfice tient
dans une parole. La plupart des tableaux de l'artiste sont des scènes
sans communication entre les protagonistes, des pantomimes muettes. Les
scènes de
357 Silvestre, Théophile, Les artistes
français, op. cit., p. 141. L'expression proviendrait
selon lui des amis du peintre.
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conversations même mettent avant tout en scène
une entente tacite et chaleureuse entre les personnages qui prime sur tout
dialogue. Le Maléfice place quant à lui peut se
réduire à une parole prononcée, mise nettement en valeur
dans chacune de ses versions. Si le genre et le nombre de personnages
malévolents varie d'un tableau à l'autre, leur attitude
penchée, murmurant à l'oreille de la jeune fille est l'essentiel
du sujet.
La parole est l'agent magique, qui suggère à la
jeune fille des idées néfastes. Dans la Scène
d'Incantation, Diaz accentue aussi la parole du personnage là
où Téniers358 par exemple se focalisait sur les
accessoires magiques pour décrire le surnaturel.
Section 1. Le verbe, essence humaine de la
Création
L'unicité humaine décrite dans les paragraphes
précédents s'observe, comme nous l'avons fait remarquer
précédemment, dans la négation de la typologie des
expressions en fonction des caractères nationaux. Ceci sous-tend qu'au
lieu de chercher l'humain dans le déploiement et la
variété de ses expressions, Diaz le ramène à
l'essentiel : la possession commune de moyens d'élocution et
d'expression. Dans le Maléfice, il insiste sur le pouvoir
créateur des mots : ils font et défont les situations, influent
sur les personnes.
Le Maléfice n'est pas exactement la seule
scène où l'usage de la parole est mis en évidence. Diaz en
fait notamment le sujet du Conteur (repr. 33) où la parole est
utilisée comme support du mythe oralement transmis. L'usage des mots est
pris comme la condition nécessaire à la vie sociale, à
même de donner un sens à l'existence du groupe, et
élément principal sur lequel repose le quotidien.
C'est grâce à la critique que Diaz est reconnu
comme artiste. De ce point de vue Diaz peut connaitre d'une façon
égale l'importance de l'association amicale, qui est à la base de
la synergie artiste-marchand-critique, et de la parole qui agit dans cet espace
virtuel pour créer de la valeur abstraite.
Les rumeurs qui créent les intrigues, les promesses,
les insinuations, les épanchements, créent des affinités,
permettent la cohésion et entretiennent la principale source de
conflits. Ce sont ces histoires qu'on raconte qui font l'histoire des
individus. La vieille femme couverte, pourrait jouer de la sensibilité
de la jeune bohémienne aux moeurs inconséquentes, en lui
rapportant ce qu'on dit d'elle, qu'elle « fait des histoires », pour
qu'à l'avenir elle n'expose plus ses charmes.
Diaz oppose à l'idéal de transparence
romantique, où l'expression peut révéler mutuellement
à deux interlocuteurs leur moi profond afin de rompre avec une
codification pesante, la vacuité d'une telle
358 David Teniers, Scène d'Incantation, 1650, oil
on cooper, 36,8 x 50,8 cm, Collection of the New York Historical Society.
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entreprise, et revisite plus volontiers la sociabilité
du XVIIIe siècle ou d'un ailleurs oriental. Les deux sont mis
en équivalence, opposés à la modernité
individualiste, et supposent un degré de sociabilité et de
solidarité rendu mieux accessible par l'évacuation de l'enjeu
identitaire de la transparence. En soulignant l'existence de la parole et en la
faisant primer sur l'expression, Diaz nie l'idéalité de la
sociabilité de son temps. La parole d'un tiers agit quels que soient les
efforts de communication, la sorcière du Maléfice
pouvant balayer en quelques suggestions la construction d'un couple
amoureux, voire l'identité même de la jeune fille en l'atteignant
dans son narcissisme. Lorsque le peintre revisite la fête galante de
Watteau dans la Descente de Bohémiens en substituant les
aristocrates aux voyageurs, il établit une équivalence
d'élite morale. La bohême devient dépositaire d'un sens
authentique qu'il lui appartient de transmettre, formant la nouvelle tradition
romantique. Les bohémiens, comme les exilés de Coblence, voyagent
en préservant un sens moral et une culture propre, indépendante
des frontières et des nations. Par-delà la recherche rationaliste
déraisonnablement systématique d'un type, Diaz fait renouer la
bohême avec ce que peuvent partager bohémiens et aristocrates
idéalisés : un sens de l'association et de la conversation,
c'est-à-dire une sociabilité viable. Les bohémiens
deviennent une aristocratie débarrassée du luxe et des
codifications.
Contrairement à ce que suppose l'idéalité
d'une révélation mutuelle359 par le travail de
l'expressivité d'une identité, la parole ne peut se contenter
d'informer sur une personne, elle modifie sensiblement les rapports de pouvoirs
et agit d'elle-même sur les situations. Diaz peut être sensible
à l'idée du Verbe créateur, puisque c'est ce qu'enseignent
les écritures.
Diaz laisse du jeu entre ses personnages, comme s'il opposait
la contrainte de l'expression d'un moi qui traduise l'essence d'un individu
supposément indépendant de l'être-là, et
l'interdépendance de ses personnages dont l'individualité est
brouillée. Le jeu entre les personnages, le jeu entre les coups de
pinceau et entre les formes, est la technique qui n'a pu voir le jour que sous
la dominance d'un libéralisme esthétique, dont le versant social
appelle une réflexion sur l'identité. L'interchangeabilité
des personnages sous leur costume nie la possibilité d'une
révélation du moi individuel par transparence, et ramène
à un jeu d'apparences, où l'on peut mentir sur son
identité, infléchir le cours des choses et sa propre
identité par le costume.
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