Section 3. Les mêmes histoires contre
l'Histoire
Théophile Thoré pointait ce qui chez Diaz
réunit la beauté idéale des formes de sa peinture à
la suggestion d'une force démesurée et Sublime354. Le
critique a insisté sur la finesse de sa sensibilité, le rendant
apte à développer le genre de la fête galante là
où tant sont passés à côté de l'esprit du
genre de Watteau en copiant sa forme. Il a semblé judicieux dans cette
étude de fouiller parmi les nombreuses références
picturales de Diaz, ce qui le rapproche de la Renaissance, où s'est
illustré son grand maître à penser, Corrège, et plus
particulièrement la réflexion sur le jeu des apparences. Cela
irait donc dans le sens de Thoré, en pouvant expliquer le sens du
Sublime derrière les apparences mesurées et sages de sa peinture.
Les allégories mises en équivalence avec des tableaux
anecdotiques, par la répétition des formes et
l'interchangeabilité des figures, créent une oeuvre parcourue de
métamorphoses incessantes. Ces anecdotes répétées
et décrivant la même scène, comme le
Maléfice, installent l'idée d'une permanente
répétition d' « histoires », à la façon
dont le conte illustre dans une histoire ou une légende, celle de
l'humanité. Tenant par l'anecdote l'éternelle
répétition humaine, le macrocosme par le microcosme, Diaz confine
au Sublime.
Sans passer par le genre historique, à la
différence des peintres « pompiers355 », Diaz use
de la scène de genre dans sa vocation à être « la
petite soeur356 » de la peinture d'histoire. Comme dans le
Maléfice, où les protagonistes illustrent un rapport de
force mu par des réflexes, tels que la jalousie que peut inspirer la
beauté, le peintre se penche uniquement sur des éléments
immuables, qui dépassent la vie des hommes et transcendent la lecture de
l'Histoire des batailles et des Nations. Ainsi en va-t-il en premier lieu de la
Nature, à laquelle va la vocation artistique de Diaz, puis du Mythe
représenté en allégorie, et décliné dans les
situations psychologiquement imparables des scènes de genre. Diaz peint
l'immuabilité de l'emprise amoureuse sur l'homme, dans une
temporalité suspendue. L'intemporalité se double d'une
universalité, comme nous avons pu le mettre en lumière, dont on
peut déduire un attachement particulier à l'idée de
situations humaines qui font l'histoire de l'humanité. Le genre
historique, lui, suppose de décrire un évènement, dans une
unité d'action, de temps et de lieu, qui marquerait l'Histoire prise
dans son évolution ; Diaz y oppose
354 Voir Kant, Emmanuel, Observations sur le sentiment du
Beau et du Sublime, Paris, Vrin, 1997.
355 Zerner les définit comme étant en
général « renommés de leur vivant, qui se
spécialisèrent dans d'importantes toiles historiques et
religieuses », alors que Diaz ne produit aucune « grande machine
».
356 L'expression est de Nadeije Dagen, Lire la peinture,
Paris, Larousse, 2009.
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une oeuvre entière consacrée à ce qu'il y
a d'immuable et d'intemporel, que ces évènements, chers au grand
genre, ne changeront pas.
Baptisée par la critique, lors de son envoi en 1835,
« bataille des pots cassés357 », La bataille de
Médina Coeli, la seule scène de bataille de Diaz reste
isolée dans son oeuvre. La solidité des formes attendue dans le
grand genre, signalant l'importance des évènements historiques et
leur permanence dans la mémoire, n'est pas dans l'idée du jeune
peintre allant à l'assaut du public. Son idée de ce qui fait
l'Histoire se trouve ailleurs, et quelques années plus tard, abandonnant
les dimensions imposantes, il revient au Salon avec une véritable
barricade de « tableautins » entachés, pour mener sa bataille
romantique. Petites taches, ses personnages contribuent à une histoire
de la trace que laisse chacun.
Dans le Maléfice, à l'image de ses
autres anecdotes, la narration est réduite à une composition
simple, dont seulement quelques détails sont décrits. L'attention
du spectateur se focalise sur l'interaction de deux personnages, puis elle est
ramenée par les éléments du décorum à
l'idée d'une force naturelle qui oeuvre entre eux. Le spectateur est
immergé dans un espace indéfini, comme celui du conte. Ce
maléfice parait d'autant plus prégnant qu'il est invisible,
contenu dans l'émotion troublée d'un personnage
prédisposé à être frappé par le sort. En
réduisant les attributs et attitudes des personnages à une
très douce pantomime, l'artiste va à l'essentiel de la situation
: un rapport de forces, un jeu de réflexes psychiques dont les
règles sont naturelles.
Les détails eux-mêmes - dans cette scène
le poignet cassé, l'index légèrement levé, un pied
avançant, la tête penchée - se répètent d'un
tableau à l'autre et composent un répertoire de composition
réduit. Cette insistance, si peu commune au milieu du XIXe
siècle, qui rappelle plutôt l'entêtement individualiste d'un
artiste d'avant-garde tel qu'on en connaitra au XXe, traduit
symboliquement un rapport au monde immuable.
La touche du peintre qui dilue la solidité des formes
en insérant un jeu entre elles, « comme explosée par une
locomotive », ainsi que la perspective souvent barrée par un
écran naturel, signalent la suprématie d'un instant où
chaque chose rejaillit l'une sur l'autre.
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