Section 2. La magie, constante anthropologique
Le personnage de la sorcière des scènes de
Maléfice, illustre bien l'idée universalisante et
transcendantale qui parcourt toute l'oeuvre. Il illustre comment Diaz recherche
les constantes anthropologiques qui déterminent toute organisation
humaine, ce qui explique aussi pourquoi le sujet est amplement
développé tout en restant une évocation isolée du
registre fantastique. La magie apparait chez Diaz en tant que constante
humaine, expression de son fonctionnement psychique et social, à
côté du don par exemple, que Diaz met aussi en scène comme
l'expression nécessaire du fonctionnement social. Personnage intemporel
et transculturel, la sorcière est une image de ce qui lie tous les
peuples et toutes les époques.
Il est en effet propre à l'artiste de déployer
une iconographie de la sorcière où celle-ci tient un rôle
social important, et valorisé, se fait apprécier des jeunes
filles qui viennent apprendre auprès d'elle, comme dans La Bonne
Aventure, pendant ovale d'un Repos oriental (repr. XXI). Les deux
scènes illustrent le jeu harmonieux d'interactions sociales
transportées dans une Arcadie intemporelle. La sorcière des
Maléfices tire donc son emprise sur la jeune fille de la
confiance que celle-ci pourrait avoir en son ainée, et la scène
représente de façon poétique une intrigue sociale avant
tout. Le fantastique est revisité par le peintre comme pour rappeler
à ses contemporains l'incursion inévitable de la pensée
irrationnelle dans la vie de tous les jours, et la réalité du
rôle des sorcières dans la société
préindustrielle. À mi-chemin entre la peinture pittoresque de
Robert qui cherche à fixer les types menacés par
l'avènement de la société industrielle, et Goya dans
l'inquiétante persécution sociale que mènent les
sorcières des Caprices353, Diaz réhabilite la
part d'irrationnel à l'oeuvre dans la réalité. L'image
réaliste de Rembrandt put le frapper par la véracité
anodine de l'existence de croyances dans la société occidentale
du XVIIe siècle.
En faisant du contact le centre du Maléfice de
la galerie Martinet (repr. XIV), la main posée sur le bras de la jeune
fille évacue tout le répertoire fantastique de l'iconographie de
la sorcière et renoue avec une description réaliste de l'attaque
de sorcellerie pratiquée dans les campagnes, qui consiste à
asseoir une emprise par le contact avec la victime. Le « toucher »
usité dans la sorcellerie, sert à maudire ou guérir. Dans
le tableau, ce contact est aussi une intrusion dans l'espace du personnage de
droite, dont l'impression est renforcée par la composition du
décorum. L'arbre délimite un espace où se découpe
la silhouette de la jeune fille et qui englobe la tête penchée de
la sorcière.
353 Goya, The Conjurors or The Spell, 1797-98, h/t
43,5 x 30,5 cm. Museo Lazaro Galdiano, Madrid. Scala/Art Resource, NY
. Il collectionne les Désastres de la guerre et les
Caprices353.
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En cherchant à renouer avec le rapport primordial
à la nature, Diaz se penche sur « la pensée sauvage »
décrite par Michelet. Tout comme les hommes rêvent, toutes les
sociétés connaissent des individus qui se réclament d'une
pratique magique. La question occupe assez tôt l'histoire de l'art et
l'anthropologie, qui y voient la première expression de l'art. Tout
comme l'art, le rituel se trouve aussi loin que porte le regard sur l'Histoire,
dès l'émergence de signes et de formes. La magie parait comme
l'art, un élément consécutif à l'activité
humaine du moins en société. La sorcière est donc à
l'image de l'artiste, dépositaire d'une science de l'imaginaire. L'homme
rêve, et l'homme use des rêves : Diaz en tant que peintre de son
temps, le sait puisque sa peinture se juge à l'aune de son impression
sur les esprits.
Dans l'étude de la « magie » de Diaz, se pose
incidemment la question du sens dans lequel il faut lire le mot, compte tenu de
sa polysémie. Si l'on souscrit à la notion première de
magie, où s'accordent tour à tour l'anthropologue et l'occultiste
pour attribuer au mot la science de l'imaginaire, il faut paradoxalement
écarter l'idée que cette magie soit synonyme de superstition. La
magie de Diaz au sens anthropologique caractérise la préscience
d'une psychologie du public dont il faut tirer parti, tel que le font les
sorcières de ses tableaux. En tant que sujet pictural, la magie
représentée dans des sujets fantastiques n'est que la
déclinaison polysémique de la magie sociale, au sens de Bourdieu,
décrite dans les scènes de conversations notamment. En tant que
sujet celles-ci renvoient en miroir à la science empirique que tire Diaz
d'un parcours extraordinaire pour son temps, et qui lui vaut son titre.
Cependant, la notion totalisante de magie sociale peut
être le sujet de toute anecdote, par n'importe quel peintre. Elle ne nous
aide à définir l'art de Diaz que dans la mesure où l'on
pourrait lui attribuer sa science empirique de ce qui lie l'humanité, et
une réflexion sur la portée de l'imaginaire avec laquelle il
démêle lui-même les relations de cause à effet entre
son histoire et sa carrière de peintre, créant un conte de
fées.
Le faire de Diaz, dominé par son principe de plaisir,
le jeu sérieux appris de la Renaissance, comporte en lui-même une
mise en scène rhétorique de ce qui compose la partie
irrationnelle irréductible à l'humanité. Ce qui est
superflu, comme l'art, la parure, la décoration, réductible chez
les bohémiennes du tableau à la simple coquetterie du
décolleté de la jeune fille, sont autant de constantes
anthropologiques que Diaz décrit dans ses anecdotes en déclinant
les costumes, et en les faisant primer sur l'individualité. En jouant
avec ses enfants et en conscientisant un certain usage de la parure, Diaz se
défait d'une codification stricte propre à son temps, et ouvre
son mode de vie et son être au monde à d'autres possibles. Celui
qu'il cherche est propre à la quête bohême, un rapport
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« authentique » au monde, qu'il pense trouver dans
la valeur de l'imaginaire et du symbole véhiculés par le
superflu, comme l'aurait dit Voltaire, et les gestes anodins, comme le geste de
la sorcière.
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