Chapitre 2. L'humain à travers les cultures
La présence de magiciennes dans l'oeuvre de Diaz
illustre et confirme sa préoccupation centrale : ce qui lie
l'humanité, en menant la même bataille contre certains tenants de
l'idéologie du Progrès que celle où s'illustra Nodier
notamment. Le Maléfice illustre bien mieux que La
Magicienne, la réalité d'une part irrationnelle
irréductible à l'humanité, et qui, en étant
niée sous couvert de superstition, devient d'autant plus
mystifiée, comme dans L'Horoscope. Le physionomiste
acharné qui ne reconnait pas sa propre superstition, est pareil à
celui qui croit aux lignes de la main ; ce dont la gitane, elle, se soucie peu.
Dans le Maléfice, les personnages renvoient le spectateur
à une condition irréductible et indépendante de toute
culture.
Section 1. Des émotions universelles
344 Lebensztejn, Jean-Claude, L'art de la tache,
introduction à la « Nouvelle Méthode » d'Alexander
Cozens, Paris, Éditions du Limon, 1990, p. 493.
345 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 46.
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Théophile Thoré346 devint en 1844 le
principal promoteur de l'art de Diaz, ce qui du point de vue de ses propres
recherches physionomiques peut étonner. On comprend l'engouement de
Thoré pour Diaz aussi à l'aune de l'analyse que nous
présentons ici. Thoré, très intéressé comme
beaucoup de ses contemporains par la progressive découverte des peuples
étrangers, souscrit à la notion de caractère et de type,
et participe à asseoir la science des caractères dans son
Dictionnaire de phrénologie. Sa dernière phrase explique
cependant la visée particulière pour laquelle son oeuvre n'est
qu'un moyen : contribuer à l'amour entre les peuples, en leur permettant
de reconnaitre en chacun l'oeuvre de Dieu. Thoré pensait oeuvrer pour
l'harmonie et la compréhension mutuelle des individus et des «
races347 » ; suivant la même aspiration, il explique en
1855 dans La Revue universelle des Arts voir à l'Exposition
universelle la formation d'avant-gardes artistiques ne respectant pas les
frontières, comme l'annonce de l'avènement d'une «
école universelle (...) à laquelle rien d'humain ne sera
étranger348 », reprenant les mots du philosophie
Térence349. L'art peut devenir une langue universelle, se
donnant comme un autre moyen que la science phrénologique à
l'entente entre les peuples, grâce aux avant-gardes, dans l'esprit de
plusieurs théoriciens et acteurs de la scène artistique
française, dont Thoré, ou encore Baudelaire350.
Thoré voit précisément chez Diaz l'émanation du
divin commun à toute la Création. Mais Diaz s'écarte de la
recherche typologique, et en cela répond aux aspirations de Thoré
dans un sens qui peut être lui échappe.
Diaz assume que l'étrangeté et
l'altérité résistent à la science, qu'ils sont
inhérents à la perception de l'homme. En conséquence,
l'identité que l'on pourrait voir apparente est mise à mal par le
peintre. Devenant interchangeables sous leurs costumes, les personnages de Diaz
donnent matière à réfléchir sur la pratique du
déguisement en essor sous le Second Empire. Les déguisements
peuvent infléchir la perception de l'instant, et éventuellement
le déroulement des intrigues. L'identité d'un individu se «
colore » de son apparence, il n'y a pas d'individualité
indépendante de son être-là. Cette importance de l'instant
où le déguisement accorde une fuite dans un ailleurs se retrouve
chez l'Impressionniste Renoir, avec Parisiennes habillées en
Algériennes ; saisir la poésie de Diaz permettrait ainsi de
relire l'oeuvre de Renoir, particulièrement ses oeuvres parfois dites
« faibles ». De même, compte tenu du rayonnement de Diaz, la
poésie de l'anecdote qui traverse son oeuvre pourrait permettre de
reconsidérer la façon dont certains Réalistes comme Manet
s'y prêtent, qui
346 Sur la complexité de la sensibilité critique de
Thoré, voir Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit., p.
205-216.
347 Thoré, Théophile, Dictionnaire de
phrénologie et de physiognomonie, à l'usage des artistes, des
gens du monde, des instituteurs, des pères de famille, des jurés,
etc., Paris, La Librairie Usuelle, 1836 ; voir les phrases conclusives de
l'auteur, qui y résume son intention humanitariste.
348 Bruger, William (pseudonyme de Thoré,
Théophile), « Des tendances de l'art au XIXe
siècle », Revue universelle des Arts, t. 1, 1855, p.
83.
349 Térence, L'Héautontimoroumertos, c.
170-160 av. J.C., v. 77.
350 Voir l'article de Béatrice Joyeux, « Art
moderne et cosmopolitisme à la fin du XIXe siècle. Un
art sans frontières ? », Hypothèses, 2002/1, p.
187-199.
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passent aussi pour des oeuvres « faibles351
», pour ne pas dire incohérentes. A la transparence
idéalisée s'oppose la réalité du jeu des
apparences, auquel la jeune fille du Maléfice peut se faire
prendre. Ce jeu d'apparences, niant l'existence absolue d'une identité
essentielle à trouver chez les personnes, explique le jeu à
l'oeuvre chez Diaz, et son intérêt particulier pour le
déguisement dans sa vie, la construction de son personnage artistique,
et l'interchangeabilité de ses personnages. En se parant d'une
façon qui évoque l'imaginaire ou l'exotique, l'individu ravive le
plaisir qu'il prend à être là en pouvant jouer avec sa
propre présence.
Le peintre unifie plutôt le genre humain sous cette
condition individuelle et commune, faisant de ses protagonistes des individus
s'accompagnant souvent sans même se parler. L'idée d'une «
langue » universelle ne correspond que de façon secondaire à
l'oeuvre de Diaz, puisqu'il s'agirait tout au plus d'expériences
partagées par le genre humain, expériences amoureuses et
familiales. Sous ses traits mythologiques, allégorisé de
façon personnelle ou narré dans des anecdotes, l'Amour s'installe
comme principe hégémonique, auquel répond les
scènes de familles et d'enfants, mais aussi les scènes de
conversation. Les mêmes assemblées en sous-bois se jouent d'un
continent à l'autre (voir repr. 34, 35, 36), car ce qui occupe les
interactions humaines est en premier lieu l'amour et toutes les histoires que
l'on se raconte. Diaz suppose que l'humain est unifié par la cellule
familiale - l'idée ethnocentrée est facilement accessible et a
une profondeur suffisante pour que la sociologie ne la réfute que
très récemment352 - et en tire la langue universelle :
l'amour, qui confirme sa foi.
Ces manières répétitives,
attribuées indifféremment à tous les protagonistes des
différents ailleurs de Diaz, renvoient à une force de
grâce, notion caractérisant un rapport individuel aux choses, que
peut partager l'ensemble de l'humanité. Cette grâce est
elle-même art de la suggestion et de l'appréhension de l'autre,
une forme de délicatesse poétique et d'intention altruiste que le
peintre décline dans un répertoire limité et
répétitif de scènes de genre. Il met ainsi en scène
le don, l'accompagnement, la sensibilité aux choses. L'insistance du
motif répété nous ferait oublier que quelque chose est
bien mis en scène et inlassablement représenté : une
manière, une « magie », art de faire, au sens qu'aurait pu
utiliser Diderot. Ce sont aussi ces échanges et
interchangeabilités qui traduisent le même sentiment d'harmonie
humaine à laquelle Thoré fait référence.
Diaz, par son succès, a expérimenté la
vanité de la recherche de l'expression juste pour satisfaire à la
prégnance d'une émotion sur un public, et la
supériorité de la suggestion, qui elle, est universellement
partagée.
351 Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit.
352 Voir Godelier, Maurice, Au fondement des
sociétés humaines. Ce que nous apprend l'anthropologie,
Paris, Flammarion, 2007.
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