Section 3. Une impression sans « isme », vers
d'autres courants picturaux
Diaz, qui ouvre son compte personnel à Renoir et
défendra la cause des Impressionnistes, en est considéré
comme un des précurseurs pour ces conseils : « mélangez
très peu les tons pour ne pas les affaiblir, subdivisez à
l'infini, posez les touches de proche en proche338. »
Cependant, s'il est sûr que Diaz
336 Seigel, Jerrold, op. cit., p. 15-20. L'auteur
résume sa thèse en ces termes : « La bohême [doit]
prendre sa place en tant qu'élément de l'histoire du
développement d'une conscience et d'une expérience bourgeoises
(...) », dans une acceptation du mot « bourgeois » qui doit se
détacher de la définition marxiste et être
réévalué à l'aune de son utilisation historique
avant Marx, p. 378.
337 Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit., p.
144.
338 Silvestre, Théophile, « Diaz », op.
cit., p. 151. Voir aussi la citation dans Parinaud, André,
Barbizon, Les origines de l'Impressionnisme, Bonfini, Adam Biro, 1994,
p. 44.
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impressionne la jeune génération d'artistes
venant après lui, c'est justement un art de l'impression qui lui est
propre qu'il convient d'abord de comprendre.
Le maniement des couleurs, tant dans les scènes de
genre comme Le Maléfice, que dans les paysages, crée une
atmosphère féérique, qui laisse des impressions aux
commentateurs comme par associations d'idées, sans jamais que le sujet
soit analysé ou seulement mis en relief. Néanmoins l'impression
qu'à Gautier de voir sur les tableaux « le secret de ce tremblement
lumineux de l'atmosphère, de cette fraîcheur des sources
invisibles339 », ou Claretie de « la loi de la
lumière, la magie, et pour ainsi dire la folie du soleil dans les
feuilles et les sous-bois340 », les critiques relèvent
la façon dont l'artiste s'intéresse à la suggestion de
l'invisible, alors que les Impressionnistes creuseront de nouvelles
façons de rendre compte du visible. Les développements
donnés aux recherches scientifiques de Chevreul sont
diamétralement opposés à la présence du
mystère chez Diaz.
L'esthétique du peintre, niant le dessin, rend compte
d'idées comme l'atteste la profusion d'allégories, mais seulement
en tant qu'impressions subjectives par opposition aux certitudes. Chez lui tout
est empirique. Le rapport de Diaz à son oeuvre et à
l'esthétique est très distinct d'un courant émergeant
comme groupe artistique, dont le programme est établi et se place
stratégiquement sur un marché de l'art arrivé à
maturation.
La sérialité dans l'oeuvre du peintre fait une
jurisprudence dont les Impressionnistes retiendront les leçons. Diaz
envoie au Salon les mêmes sujets, dont la couleur fait des variations et
modifie l'effet. Sur le marché, la production d'une série devient
aussi un avantage économique, qui est la raison d'être de cette
sérialité pour Diaz. Là où Monet par exemple, dans
sa série de La Meule, développe une argumentation
esthétique, défendant que l'intérêt du tableau tient
dans la description atmosphérique et la mise en évidence d'une
subtile impermanence plus que dans le sujet-même, Diaz a au contraire, un
intérêt à la fois personnel et stratégique pour son
sujet. Le Maléfice nous montre aussi que les variations
d'effets de lumière dans une série peuvent se faire chez Diaz
dans une scène de genre, alors que les Meules évacuent
toute histoire.
De façon stratégique, Diaz lance le
Maléfice plusieurs fois, sur le marché, lorsqu'il veut
être assuré du succès. En 1846, avant l'effondrement du
marché du aux évènements de 1848, Le Maléfice
est exposé à une vente organisée par Paul
Périer, et remporte 1 225 francs. Sans aucun doute cette somme
conséquente est due à l'originalité et les critiques
favorables du Maléfice exposé deux ans plus tôt au
Salon, en même temps que les Bohémiens signaient sa
marque de fabrique, son
339 Gautier, Théophile, Salon de 1847, Paris, J.
Hetzel, 1847, p. 99-100.
340 Claretie, Jules cité par Miquel, Pierre et Rolande,
op. cit., p. 74.
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personnage artistique voyageant entre trivialité et
merveilleux. La fortune du thème peut expliquer qu'il relance
également des sujets connexes comme la Sorcière
exposée pour une vente qu'il organise lui-même en 1849
(vendue 115 F), Les Sorcières en 1852 (325 F), et enfin la
Reine des Sorcières en 1855 (221 F)341. Pour la
vente du 11 avril 1863, il récidive et retrouve le même
succès des premiers envois, avec une toile reprenant exactement le
même sujet contrairement aux sorcières, Les mauvais conseils
(n°19, vendu 1 140 F). Lors de la même vente, le n°21
était une anecdote qui nous donnerait un titre tout trouvé pour
parler de l'ensemble de l'oeuvre de Diaz : Le conte de Revenants (300
F). Enfin, une vente du 20 mai 1868 chez Durand Ruel expose au n° 7 La
Sorcière, la cote des sorcières des années 1850 ont
fait grimper les enchères pour celle-ci à 1 700 F.
Une grande partie de la raison d'être des variations sur
le thème sont donc mues par un motif financier. C'est à
l'occasion de l'idée de profiter d'un engouement pour un de ses sujets
que Diaz repense une variation sur le thème, en fouillant dans son
intérêt propre pour le sujet. Le Maléfice devient
d'abord Maléfice nocturne : c'est à la fois une occasion pour le
peintre de manier du clair-obscur et approfondir certains aspects symboliques
de la scène, et un argument de vente imparable pour l'amateur.
Dans une dernière version de 1875, on peut tout de
même se demander si l'artiste ne produit pas une dernière fois un
thème qui l'a accompagné et lui a rendu grâce le long de sa
carrière, par affection personnelle. Dans tous les cas, il est certain
que si la sérialité chez un peintre reconnu de l'école de
paysage, dont la touche s'est efforcée de rendre une perception
atmosphérique, a pu intéresser de premier chef les
Impressionnistes, cette sérialité n'est pas la même «
mort du sujet » que les historiens de l'art attribuent à
l'Impressionnisme.
L'impression dont Diaz fait usage relève plus de la
suggestion et de l'influence sur un spectateur, il fait impression.
L'usage de la tâche avec ses propriétés papillotantes,
projectives, captivantes en somme pour l'oeil, permet de placer Diaz dans le
mouvement bohème de l'exploration du psychique. Il est, avant
l'époque qui verra naitre en même temps le surréalisme et
le test de Rorschach, un artiste qui expérimente le hasard, l'informe et
la continuation de la forme dans l'imaginaire. C'est ce qui plait à
Gautier en 1847 quand il parle de « ce Diaz, incomplet, et ravissant
peut-être à cause de cela, car il fait chercher et
rêver342 », anticipant sur ce que Focillon dira de toute
forme comme « suggestion d'autres formes. Elle se continue, se propage
dans l'imaginaire343 ».
341 Les ventes décrites dans ce paragraphe sont
énumérées par Théophile Silvestre, « Diaz
», Histoire des artistes vivants, Paris, Blanchard, 1856, p.
232-240.
342 Gautier, Théophile, Salon de 1847, op.
cit., p. 97.
343 Focillon, Henri, La Vie des formes, Paris, PUF,
(1943) 1970, p. 4.
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« ... l'idée informe l'informe de la tache. Met de
l'ordre dans l'accident - ou découvre l'ordre caché dans
l'accident »344
L'étude en plein air comme originalité n'est pas
tenable, puisqu'en 1780 les peintres « rétrogrades »
théorisent la relation directe des sens avec la nature, comme le fait
remarquer Vincent Pomarède. Ainsi lorsque l'historien pris dans une
lecture darwiniste énonce « Diaz est l'inventeur du «
Tachisme345 », il ne rend pas compte de la
spécificité de son art qui correspond mieux à une
exploration psychologique que l'on gagnerait mieux à mettre en lien avec
des avant-gardes aussi diverses que le Surréalisme ou l'Action
Painting, et qui comptait déjà des
prédécesseurs.
L'art de la suggestion mis en abîme dans Le
Maléfice est une « magie » des interactions humaines, un
principe actif qui les rend possible même dans le silence, qui
échappe à la Raison. Cette description hermétique isole
Diaz dans son temps, car il abolit de son oeuvre toute narration. Il
préfigure de ce côté plutôt certaines
sensibilités fin de siècle.
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