Section 2. L'effet sans l'expression : une
originalité remarquée
Si jusqu'ici nous avons pu relier Diaz à une vaste
tradition, le Maléfice nous donne l'occasion d'approfondir un
point de rupture de Diaz vis-à-vis de la tradition ainsi que de la
quête romantique du caractère. Un des détracteurs de Diaz
dans le Siècle du 15 février 1860 :
« L'invention, chez M. Diaz, est à peu près
nulle. Ses tableaux, en général, ne présentent qu'une ou
deux figures sans expression, et parfois d'un dessin très
négligé330. »
L' « invention » que ne perçoit pas le
critique réside justement dans l'inexpressivité qui lui
déplait, et qui pour lui traduit un manque d'imagination. En effet c'est
une tendance de l'art de rivaliser dans la description du faciès, pour
traduire un sentiment, depuis Le Brun jusqu'à Delacroix et les
recherches physionomiques dans l'Orientalisme. Diaz au contraire
s'écarte de la science pour préserver l'opacité du
mystère de la Création. Dans L'Horoscope, il oppose
précisément la chiromancie, qui repose sur des
présupposés comparables à la science physiognomique, au
mystère de la matière que pointe du doigt la cliente. Cependant
l'hermétisme de Diaz rend ses admirateurs incapables de dire où
est la pensée qui guide Diaz dans une oeuvre sans lisibilité que
les détracteurs appellent un « mensonge331 ».
Silvestre, lui, explique que « l'expression forte et vraie des
caractères et des passions » ne pouvaient aux yeux du spectateur
être rendue en un travail si rapide et fécond332.
Les quelques personnages de notre corpus ne diffèrent
pas de ceux qui peuplent l'oeuvre entier du peintre. Si le teint de la peau
varie du blanc nacré au hâle doré, si les parures et
vêtements font basculer les scènes d'un harem à un jardin
anglais, les personnages de Diaz sont invariablement des silhouettes dont le
visage n'est que la continuation du mouvement du corps. C'est par une attitude
générale et le maniement de la couleur, de la lumière, par
la composition, que Diaz suggère un sentiment. Dans le
Maléfice de la galerie Martinet (repr. XIV), la sorcière
hâlée, dans la pénombre, se courbe sur l'épaule de
la jeune fille dont la peau nacrée reflète le clair de lune. De
cet usage de la disposition des couleurs, Diaz suggère que la vieille
femme sait mieux tirer parti de l'ombre, s'y fondre et voiler même ses
intentions lorsqu'elle susurre les mots qui troublent sa proie. Plusieurs
variations (notamment repr. XVI) et une esquisse (repr. XIX) montrent comment
Diaz recherche l'effet de cette position de la sorcière dans l'ombre. Ce
n'est pas sur son visage que l'on pourrait lire sa malveillance. En laissant
ses traits équivoques, Diaz colle mieux à la
réalité que s'il avait donné un air malin ou grotesque
à la figure de son personnage malveillant. Il souligne le
caractère trompeur et
330 Astruc, Zacharie, « Extrait du feuilleton du
Siècle du 15 février 1860 », op. cit., p.
15.
331 L'expression se trouve chez Du Pays, « Visite aux
ateliers : Diaz », L'Illustration, mars, n°19, 1853, p. 185
; chez un chroniqueur anonyme, Revue de Paris, 1842, p. 212 ; et
encore dans l'épitaphe de Mantz, Paul, « Diaz », Le
Musée Universel, 1877, p. 151.
332 Silvestre, Théophile, « Diaz »", Les
artistes français. 1. Romantiques (1852), Paris, Crès, 1926,
p. 146.
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équivoque des apparences, en s'éloignant
résolument d'une recherche physionomique. De même la jeune femme
dont le visage éclairé est impassible, est perçue par
contraste avec l'attitude de son ainée dans une attitude candide, et
dangereusement exposée. Tournant la tête du côté
opposé, refusant de regarder, elle entend d'autant mieux que son oreille
se trouve alors tout près du visage de la sorcière. De la
même façon, si sa main est libre, la vieille gitane a posé
la sienne sur son bras, l'invitant à devoir se retourner vers elle si
elle voulait fuir. Le malaise qu'on ne lit pas sur le visage est ainsi
suggéré par un ensemble de détails que parachève la
main portée au coeur, en signe de perte de contrôle.
Là où ses contemporains investissent
sporadiquement le thème de la sorcière et de la bohémienne
(ses sorcières étant souvent accoutrées à la
façon dont Diaz peint ses bohémiens), Diaz multiplie leurs
incursions dans ses scènes de genre. Cela vaut surtout pour la
bohémienne, qui lui permet de revisiter d'une façon
inédite, romantique, la fête galante de Watteau333, et
qu'il est le seul à représenter régulièrement dans
sa peinture. Ses contemporains, entre 1830 et 1850, sont peu à s'essayer
au thème, et versent pour la plupart soit dans la scène de bonne
aventure soit dans la description ethnographique334 et ne les
multiplient pas comme le fait Diaz. Lui, innove avec la Scène
d'Incantation et les Maléfices, en en renouvelant la
teneur fantastique : non pas seulement fines psychologues, elles ont pour elles
un charme dangereux. C'est seulement après Diaz que Gustave Doré
fera toutes ses gitanes lascives, que Corot, Bougereau, et d'autres,
reprendront le thème presque attitré de Diaz. Radicalement
éloigné de ses congénères orientalisants, Narcisse
Diaz refuse de chercher le type physionomique de la bohémienne, comme a
pu le faire son camarade de l'atelier de porcelaine, Auguste Raffet, pour
l'album de voyage du prince Demidoff dont Diaz se procure un
exemplaire335. Il est donc original devant tous ses contemporains,
parce qu'il est isolé à la fois dans le choix des thèmes
et dans le traitement pictural.
La tangente que prend Diaz par rapport à la tendance
physiologiste peut être lue comme un refus de l'idéalisation de la
science et de la Raison, quand celle-ci aboutit à établir des
typologies physionomiques et en tirer déraisonnablement des conclusions
morales, et également comme une intuition pragmatique. Lorsque Diaz
élabore des visions où le caractère, les traits
typés des visages sont totalement évacués, et qu'il en
tire le succès que l'on connait, l'intuition de l'artiste parait
annoncer l'émergence de l'individu lambda du panneau publicitaire. Un
tel rapprochement sous-entend que l'on se demande si le marché de l'art,
répondant à la loi de la séduction et de la consommation,
produit par nécessité stratégique l'image d'un type
d'individu lambda. En effet, la
333 Thoré, Théophile, Promenade au Salon de
1844, op. cit.
334 D'après une recherche de Master 1 effectuée sur
La figure de la bohémienne, op. cit.
335 Un exemplaire figure au Catalogue de la vente des livres,
op. cit.
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production de Diaz peut signaler en elle-même
l'émergence d'un type-lambda au sein de l'imagerie qui se vend. Deleuze
et Guattari, dans leur analyse de l'ordre libéral, parlent d'un «
devenir-jeune » visible dans l'imagerie produite par la
société. Si l'on appliquait rétrospectivement ce filtre
philosophique pour analyser les images de Diaz et leur succès, celles-ci
semblent alors emblématiques d'un idéal bourgeois et
bohème (aucun des termes ne s'excluant selon les derniers travaux de
Jerrold Seigel336), présentant une humanité
stéréotypée, à jamais jeune et mignonne.
L'imaginaire de Diaz deviendrait sous cet éclairage le fruit d'un
imaginaire collectif où la jeunesse et la séduction des corps
sont imposées par des facteurs culturels et socio-économiques.
Autrement dit, la culture romantique dans la suite des Lumières,
couplée avec le contexte de production industrielle, donne au sein du
marché de l'art, de la circulation des images, l'essor immédiat
de figures de poupées à mettre à portée du
porte-monnaie du client.
Pour autant que ces éléments nous paraissent
éclairer la singularité de Diaz et les raisons de son
succès, il ne faut pas perdre de vue une analyse de la volonté
artistique du peintre. Ce n'est ni une dénonciation de l'art
ethnographique, ni nécessairement la volonté d'aplanir
stratégiquement toutes les différences culturelles, qui devrait
primer dans l'interprétation de l'oeuvre. La portée morale de la
scène de genre peut prendre un tour philosophique, traduisant la
barrière perceptive inhérente à la condition humaine. Diaz
qui privilégie le sfumato en général pour
accentuer l'idée d'une perception naturelle, renforce le sentiment de ne
pouvoir prétendre à une compréhension parfaite, par ces
visages impassibles.
Si la narration est hermétique et s'oppose à
l'idéal romantique d'une forme d'expression immédiatement
intelligible337, Diaz propose une autre possibilité à
l'intelligibilité d'une scène qui contourne l'expression.
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