Chapitre 1. La suggestion contre la science
Le motif met en évidence la singularité du
peintre parmi ses contemporains. Diaz fait des bohémiennes des
Maléfices un sujet à mi-chemin entre réalisme et
onirisme, en insistant sur la part d'insaisissable et d'irrationnel dans les
interactions humaines. Niant la validité des recherches physionomiques
auprès des bohémiens réalisées par son ami Raffet
pour le comte Demidoff, la peinture refuse de réduire la question
complexe de l'altérité à une taxinomie de faciès.
Ce refus de l'expression n'est cependant pas l'analyse, elle aussi proche d'une
démarche scientifique, de l'impression optique. Diaz incite à
considérer dans Le Maléfice, l'existence
irréductible de l'équivoque, du mensonge, et du jeu des
apparences. La suggestion maniée par le peintre recherche, à
l'image du savoir empirique de la sorcière habile, l'effet le plus
saisissant.
Section 1. Suggestives malgré elles
Si le spectateur peut prêter de mauvaises intentions au
personnage qui murmure dans l'ombre, il peut aussi se demander d'où
vient réellement le « maléfice ». Pourquoi l'attribuer
au personnage de gauche, alors que rien n'exprime chez elle un pouvoir
particulier ? Attirant toute la lumière dans l'obscurité, la
jeune femme expose son être de manière candide. L'opposition avec
son ainée aiguille la compréhension de l'oeuvre vers la
thématique de la confrontation de la jeunesse et de l'expérience.
Figurant la vieillesse, le personnage qui murmure rappelle que le pouvoir de la
beauté est démenti de plusieurs façons au cours d'une vie
de femme, jusqu'au jour où l'âge prend le pas sur
323 Petitier, Paule, « Michelet et la Sorcière
», Bernard-Griffiths, Simone et Bricault, Céline (dir.), op.
cit., p. 103-117.
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la jeunesse et la fertilité ; la femme perd alors un
statut de féminité aux yeux d'un consensus masculin, et
peut désirer se venger d'une telle négation de son être. Le
maléfice du tableau n'émane-t-il donc pas de la
beauté-même, de ce que suggère le corps de la demoiselle ?
Toute l'interprétation des passions à l'oeuvre dans l'interaction
est laissée au spectateur, qui peut apprécier la
véracité d'une situation équivoque. Les personnages sans
expression suggèrent bien le malaise, grâce à la
composition d'ensemble et la réduction des détails à une
narration archétypale. Dans cette scène, la suggestivité
qui prime sur l'expressivité rend bien compte de rapports humains
où tout ne peut résider dans la volonté de ce que l'on
exprime. La jeune fille pourrait exprimer ce qu'elle veut, elle resterait
suggestive malgré elle et susciterait une réaction
millénaire.
Le motif marginal quoique très important dans sa
carrière, ancre bien Diaz dans la continuité de son exploration
mythologique et légendaire. La scène du Maléfice
est une anecdote qui correspond à l'allégorie des
Maléfices de la beauté apparemment inspirée de
Reynolds324. La beauté personnifiée en Vénus,
ou en Circé, a dans la mythologie grecque une fierté toujours
prompte à frapper des rivales, c'est ainsi que Circé change par
jalousie le bassin et les jambes de Scylla325, initialement une
nymphe dont Glaucus est épris, en cerbère écumant, puis en
rocher provoquant la mort des marins. Le thème court la
littérature depuis l'antiquité jusque dans Blanche
Neige, écrit par les frères Grimm en 1810, où la
reine veut s'approprier le coeur de sa jeune rivale. La beauté n'est en
effet que l'apanage d'une jeunesse qui connait aussi la fraicheur de certaines
émotions. Non pas seulement victime d'une tierce personne, la jeune
fille est frappée par l'effet que déploie la beauté de sa
fraicheur.
La jeune fille du Maléfice, un peu enfantine,
et sa confrontation candide à un prédateur dans les bois,
rappelle fortement la composition que fait Gustave Doré dans sa gravure
pour le Petit chaperon rouge des contes de Perrault (ill. 25). Diaz le
premier à son époque fait de la sorcière une jeune
charmeuse, met en scène la vieille sorcière sans prétexte
littéraire, et déploie une iconographie surnaturelle encore peu
usitée (cercles de feu, baguettes magiques). Le personnage artistique de
Diaz, qui fit impression sur Renoir, van Gogh et tant d'autres en tant que
« magicien » de la couleur, put alimenter l'espace onirique du jeune
Doré. L'oeuvre entier de Diaz ayant trait aux mythes à l'oeuvre
dans les bois, il diffuse à grand succès en amont de ce que
pourra faire le jeune graveur, le
324 Une note au crayon de papier sur la gravure
conservée à la documentation du département des peintures
au Louvre, indique que le sujet est tiré de Reynolds ou inspiré
par lui. Nous n'avons pas trouvé de motif correspondant dans l'oeuvre du
peintre anglais.
325 Ovide, Les Métamorphoses, XIV, vers
365-390, préf. Jean-Pierre Néraudau, trad. Georges Lafaye, Paris,
Gallimard, 1992, p. 459.
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bois légendaire, sa contenance mémorielle. Diaz,
attentif au travail de Tony Johannot qu'il collectionne
copieusement326, le sera tout autant au travail de
Doré327.
Le Maléfice, celui de la beauté envers
celle qui l'inspire, est intemporel, comme l'indique le léger
contrapposto des figures, leurs pieds nus et leur errance en
sous-bois. Il s'agit comme dans la Fée aux bijoux d'un aspect
de la transmission intergénérationnelle, qui confère
à l'oeuvre de Diaz sa sensibilité de conte de fées.
À la différence de Greuze, dans La Malédiction
paternelle (ill. 24), Diaz extrait sa narration du contexte
historique, économique et social, et rejoint l'immémorial, qui
tient du réflexe humain. Le peintre fait primer l'impact suggestif d'une
attitude équivoque sur la théâtralité, la
lisibilité d'une passion grave comme chez Greuze. La vieille
bohémienne provoque ce qui tôt ou tard aura lieu dans la vie de la
candide jeunesse, elle insinue ce que la jeune fille ne peut encore comprendre.
L'expérience joue de son avantage sur la jeunesse à qui sourit la
chance et les opportunités. La jeune fille pourrait se croire
invulnérable, allant ainsi dans le bois. Son ainée la
déstabilise et lui montre qu'elle ne peut pas contrôler son propre
charme ; celui-ci lui échappe et appartient en réalité aux
personnes qui la désirent, qui peuvent lui en faire payer le prix.
Le sujet réel du tableau, sur quoi porte Le
Maléfice, les moyens usités dans l'Incantation, est donc la
force d'Eros. Ces tableaux ne font donc pas exception du point de vue
où, encore une fois, Diaz use l'Eros. Dans le Maléfice
exposé à la galerie Martinet en 1860 (repr. XIV), copie
scrupuleuse du tableau vraisemblablement accroché au Salon de 1844 et
resté dans l'entourage de Diaz au moins jusqu'en 1858, les couleurs nous
donnent une idée de la suggestion érotique. Sur le cou de la
jeune fille, le souffle de la sorcière est suggéré par le
modelé évanescent et le sensualisme de la texture. De quoi la
sorcière entretient-elle la jeune fille, si ce n'est pas d'amour ? Si
c'était autre chose, par quel sentiment la tient-elle dans son sort, si
ce n'est par l'amour que l'on porte à ses proches, à ses biens,
à sa vie ?
La malédiction qui a lieu renvoie peut-être au
mythe de Lilith, étant donné que le mot « bohémienne
» se dit d'une femme « trop libre », donc une femme
déchue d'un statut circonscrit par certaines limites. Croyant à
une liberté de mouvement inconséquente, suivant son propre
chemin, la jeune fille est détrompée par son ainée qui la
met face au danger. Dans la Dame et la Mort, (repr. 30) c'est un
squelette qui se penche derrière une femme parée de ses
atours,
326 Figurent au Catalogue des livres : Cervantès,
L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Dubochet, 1840,
vignettes Tony Johannot ; Janin, L'Âne mort, ill Tony Johannot,
Bourdin, 1842 ; Le Sage, Le Diable boiteux, Tony Johannot, Bourdin
1848 ; Thiers, Histoire de la révolution française,
Paris, Furne, 1836, portraits et figures de Raffet, Vernet, Scheffer et Tony
Johannot.
327 Au même catalogue figure un exemplaire de Balzac,
Contes drolatiques colligez ez abbayes de Tourraine, pour l'establement des
Pantagruellistes et non autres. 5e ed illustrée de 424
dessins par Gustave Doré, Paris, 1855, in-8, dem. Rel. Mar, n. rog.
1er tirage des figures.
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reprenant l'iconographie fantastique de la Danse des Morts
de Holbein dont Diaz s'est procuré une édition allemande de
1832328. Cette esquisse de jeunesse nous montre une image qui
pourrait être à l'origine de la série des
Maléfices, qui trouve un compromis entre la manière
noire de la jeunesse, où l'influence de l'onirisme macabre de Goya est
très palpable, et la luminosité qui fait son succès.
L'idée de la mort est déclinée sous les traits d'une femme
marquée par l'âge, qui connaît
l'éphémère de la beauté. Amour et mort ont une
assonance plus lascive dans l'esquisse de Scène d'amour ou d'Orgie
dite aussi Les Mauvais Anges (c. 1830-1835) (repr. 31) qui avait
appartenu à Constant Troyon ; ici, le corps célèbre sa
mort prochaine en donnant libre cours au désir, faisant de
lui-même un charnier, une nourriture de charognards. Voilà une
dimension de l'amour qui peut effrayer la jeune fille du tableau. Les branches
de l'arbre forment des cornes au-dessus de sa tête, comme pour rappeler
son rattachement à la nature, à l'animalité, la part
démonique ou païenne de son parcours nonchalant. Ou bien lui
dit-elle seulement qu'elle est cocue ? Diaz ne manque pas de se faire
connaître en public par son humour grivois et tonitruant, et les
attitudes prosaïques de Vénus que le peintre décline dans
les scènes de L'Amour désarmé en particulier,
peuvent nous pousser à chercher une part d'iconoclasme
métaphorique dans ses tableaux.
Diaz admirerait chez la femme, à l'instar de Michelet,
une capacité prononcée à avoir une juste intuition de ce
qui n'est pas rationnellement explicable : tout ce que les rapports humains
suggèrent. Vouloir faire la lumière sur les
bénéfices de la société matriarcale
supposément originelle, redonner à la femme une place
égale à l'homme, oeuvrer à une libération des
tabous sexuels, sont autant de perspectives imaginées par la philosophie
libérale et le romantisme, que l'oeuvre de Diaz accuse de façon
très aigue. L'omniprésence de la femme dans son oeuvre pourrait
s'expliquer à l'aune de ces tenants culturels, et il faut aussi noter
que si l'artiste perpétue un art du nu en le poussant dans de nouvelles
extrémités, Diaz dans sa vie d'homme semble de façon
générale sensible à la cause féminine. À
côté des affinités avec l'univers sandien que certaines
oeuvres dénotent, Diaz ouvre un atelier pour dames329. Le
motif de la jeune fille se retrouve par ailleurs sous la forme de bustes,
camées, dans sa collection. La femme est donc traitée sous son
aspect désirant et désiré, le surnaturel intervenant
métaphoriquement pour indiquer la portée puissante de ce qui est
suggéré indépendamment de la volonté. C'est de
cette force que Diaz tire la sienne, en proposant une intention artistique
équivoque et tirant un charme esthétique de la suggestion de
certains sentiments, qui dépendront de chaque spectateur.
328 Holbein, Danse des Morts, Munich, 1832, dans
Catalogue des livres, op. cit..
329 Auger, S., « Chronique. Nouvelles des Beaux-arts
», Gazette des Beaux-Arts, vol. 1, 23 janvier 1853 - 15
décembre 1853, p. 312.
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