Partie III. Irrationalité de la condition
humaine à travers Les Maléfices
La scène du Maléfice est celle qui
remporta les suffrages de la critique et du public, avec la Descente de
Bohémiens, au Salon de 1844. L'envoi de 1844 signe le début
de la renommée officielle de Diaz et son entrée définitive
dans le petit milieu de l'art parisien, les répertoires de
collectionneurs et de marchands. Un critique tient Le Maléfice
comme l'oeuvre la plus remarquable et la plus originale de l'envoi ; plus
tard elle sera tenue rétrospectivement pour un de ses meilleurs
ouvrages319. Baudelaire salue aussi sa « couleur magique
». Jusque-là habitué à vivre de commandes, il compte
parmi les fidèles de l'auberge de Ganne. Le tableau lui vaut une
médaille de 3e classe, après quoi les ventes
dépasseront les 1000 francs par toile ; il devient alors
l'élément argenté de la bohème de Barbizon.
Déjà l'année précédente, il gagnait
facilement sa vie par la réputation qu'il s'était forgée
dans le milieu de la vente et des commandes.
L'identification du tableau qui fit le succès du
peintre au Salon de 1844 pose encore problème : si le tableau du
musée de Lyon passe pour être celui du Salon de 1844 (repr. XII),
il ne correspond pas aux descriptions relayées par la critique, qui
renvoient, elles, à la composition que Diaz fixe et répète
à plusieurs reprises dans sa carrière (repr. XIII) : « (...)
deux figures, au milieu d'un paysage fantastique. Une jeune fille, fraiche et
radieuse, va droit devant elle au hasard (...). À son côté,
l'une des sorcières de Macbeth, ou Méphistophélès
grimé en vieille femme, lui souffle dans l'oreille je ne sais quels
perfides conseils320. (...) ». La version conservée
à Lyon ne comporte pas comme sur certains tableaux de l'artiste,
l'année d'exécution accolée à la signature.
L'historique321 retrace après son exposition au Salon, sa
présence dans la vente Paul Périer de 1846 : il serait alors
possible que le tableau ait été exécuté à
une toute autre date, avant ou après l'envoi de 1844, et aie
été achetée ou reçue comme cadeau par Paul
Périer, qui la vend deux ans après le succès du
thème au Salon.
Dans une série d'estampes conservées au
département des estampes de la Bibliothèque Nationale, c'est un
sorcier, à l'attitude comparable à celle de Frollo envers
Esméralda, qui se penche à l'oreille de la jeune
bohémienne aux cheveux bruns épars. Il la mène dans une
grotte, une torche à la main. L'une est imprimée avec la mention
« Salon de 1844 » : il faut donc comprendre, puisqu'il ne peut pas
s'agir de l'envoi de 1844, que l'identification de cet envoi a
été un réel enjeu. Diaz comme souvent, part d'une
réinterprétation d'un motif qu'il a observé chez un
maître, la Petite Bohémienne espagnole de
Rembrandt322 (ill.23), dont la similitude est frappante, puis s'en
éloigne. Mais, loin
319 Voir notamment Silvestre, Théophile, « Diaz
», op. cit., p. 146.
320 Thoré, Théophile, Promenade au Salon de
1844, op. cit., p. 37.
321 Jullian, René (dir.), Catalogue du musée
de Lyon, Vincent , Madeleine, t. VI, La peinture des XIXe
et XXe siècle, Lyon, 1995, p. 111-112.
322 Voir Blanc, Charles, L'oeuvre de Rembrandt, Paris,
Gide et J. Brandy, 1857.
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d'être simple imitation du maître, la
sorcière venait utilement à l'encontre d'une réduction de
la violence subie par la jeune fille à un rapport d'opposition des
sexes, et ouvrait une multiplicité de lectures, d'où son
succès. Plusieurs compositions varient sensiblement l'impression qui se
dégage de cette confrontation (repr. XIV à XIX).
La scène représente un personnage d'un âge
mur ou âgé entretenant une jeune fille dans une forêt. Le
pouvoir du peintre, celui de la suggestion par la sollicitation des sens est
mis en abîme dans le tableau, où la jeune fille semble
suggérer malgré elle des intentions à son égard.
Diaz explore le désir, son thème de prédilection, sous une
autre facette, en même temps qu'il met le doigt sur des tenants
universels du genre humain. La pensée de La Sorcière, de
Michelet trouve un écho ici. L'auteur argumente en faveur d'une science
qui n'oublie pas qu'elle vient de l'observation de la nature et du domaine
spirituel, et qui à l'envers de la raison de l'homme, retourne aux mains
des femmes. Il déplore le reniement de « pensée sauvage
» dont la science est issue323.
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