Section 3. L'artiste, le marginal et le magicien
Marcel Mauss dans son essai sur la magie consacre un chapitre
au magicien, dont les « vertus magiques » sont données par
« l'attitude prise par la société à l'égard de
tout leur genre ». Ce genre qu'il tente de circonscrire en tant qu'«
espèce de classe sociale », est composé de marginaux,
distingués par des « phénomènes nerveux, signes de
dons spirituels », tels qu'une manière brusque, par des dons
poétiques, des « particularités ou une
dextérité extraordinaire », une encore une infirmité
qui peut être suffisante295.
Diaz est à coup sûr décrit comme un
personnage fabuleux dans les descriptions bigarrées que font certains
commentateurs contaminés par une fièvre baroque. Lui-même,
faisant construire une maison médiévisante et imprimant son
papier à entêtes de ses initiales comme un sceau, ne laisse pas de
doute sur sa volonté de mener la vie d'un marginal anachronique. «
Magicien » au sens figuré, la description du personnage en fait un
esprit marginal trouvant son génie dans une fuite extrême de son
imagination propre, faisant de lui comme Nodier un demi-fou296.
Zacaherie Astruc déplore qu'il manque un peu de rigueur à Diaz
pour être en pleine possession de son imagination, ce qui lui fait dire
« C'est un grand magicien de moins. Quel gaspillage
d'enchantements297 ! ». « Dans ses tableaux les plus
applaudis (...) il y avait des lacunes, des imperfections qui montraient que le
magicien n'était qu'un écolier298 ». Cependant si
son esthétique trouve des détracteurs qui ne peuvent voir en lui
le magicien que
293 Baudelaire, Charles, op. cit., p. 186.
294 Caractérisant un mouvement général de
l'histoire, Diaz accuserait cette transformation de plein fouet. Hofmann,
Werner, Une époque en rupture 1750-1830, Paris, Gallimard,
1995, p. 672.
295 Mauss, Marcel, op. cit., p. 19-20.
296 Sur la folie de Charles Nodier voir Bénichou,
op. cit., p. 59 ; et Lund, Hans Peter, « Deux Bohémiens ou
l'art de la folie chez Nodier et Nerval », Romantisme, n°24,
1979, p. 108.
297 Zacharie Astruc, « Diaz », op. cit., p.
72.
298 Mantz, Paul, op. cit., p. 151.
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d'autres voient, le don de l'habileté à produire
de la richesse, fait de lui un Bateleur, figure fixée dans le tarot de
Marseille connu chez les anglo-saxons sous le nom du Magicien
(Magician)299. Son intuition des goûts et de la
corrélation avec ses propres ressorts, lui permet de s'imposer, lui, son
histoire et son oeuvre, et de s'insérer très finement dans un
contexte plus global pour finalement tirer un succès à partir
d'un travail certes acharné mais plaisant, très adapté
à ses propres penchants, et « facile ». Du point de vue du
marché, comme nous avons pu abondement l'évoquer, Diaz a une
certaine fibre ; mais il a aussi de l'inventivité et peu de scrupules
face à la légalité. Ce point nous intéresse pour
être mis en perspective avec la figure du magicien, passant outre les
cadres connus. Une anecdote : Diaz une fois, connait un marchand peu
complaisant avec sa philosophie, avec un sens du commerce bien plus agressif.
Encore un détail qui ferait de la vie de Diaz un véritable conte,
ce marchand se nomme Couteaux300, et lui interdit de faire la
moindre vente de ses oeuvres avant d'avoir remboursé ses dettes et
produit exclusivement pour lui. Il cherche à contourner cette
interdiction en proposant à Alfred Sensier de vendre ses oeuvres comme
si elles étaient dans sa collection, ou encore organise des ventes sous
un prête-nom.
Mauss décrit encore que le magicien « tombe dans
des extases, parfois réelles, en général volontairement
provoquées. Il se croit alors, souvent, et parait toujours,
transporté hors de l'humanité301. »
Dans une histoire onirique, Charles Monselet fait discourir un
certain M. de Cupidon au sujet de la « généalogie de Diaz
», apparaissant plutôt comme la description de ses vies
passées jusqu'à sa forme contemporaine. Il énumère
d'abord : « UN RAYON DE SOLEIL. / UNE VAGUE DE LA MER. / UN HOMARD. / UNE
TULIPE. / LE DIAMANT LE REGENT302. » Sans autre explication,
ces merveilles plus ou moins prestigieuses de la nature sont de des motifs qui
font écho à la peinture de l'artiste et caractérisent la
source de son inspiration poétique, comme si Diaz avait tiré son
vocabulaire plastique de vies antérieures. Le soleil d'une couleur
lumineuse, la fleur, le diamant (aujourd'hui classé au Louvre parmi les
oeuvres rococo). De Cupidon poursuit (in extenso dans annexe 12) :
« (...) l'âme de Diaz fut trempée aux
sources les plus brillantes et plus vives de la nature ; il fut OISEAU DE
PARADIS (...) GOUTTE DE ROSEE (...) BOHEMIEN (...) et s'en alla dans un coin
allemand mourir de jalousie et d'un coup de poignard. Je le retrouve
BOSTANGI303 dans les jardins de Sa Hautesse. (...) Il vit parmi les
fleurs de la plus ardente beauté et à quelques pas des femmes du
sultan, mais il n'aime que les fleurs.
299 Voir Biedermann, Hans, Encyclopédie des
Symboles, Paris, Le Livre de Poche, 1996. « Tarot », le
Bateleur, « créateur des mondes qui ne sont pourtant qu'illusions
et qui appellent de ce fait au processus de la vraie connaissance. », p.
662-665.
300 Théodore Rousseau aura lui aussi des
démêlées avec ce marchand. Voir Miquel, Pierre et Rolande,
Théodore Rousseau, Somogy, 2010, p. 130-138.
301 Mauss, Marcel, op. cit., p. 19.
302 Diamant découvert en 1698 à Golconde (Inde),
taillé en Angleterre et acquis par Philippe d'Orléans en 1717.
Conservé au Louvre depuis 1887 (inv. MV 1017), il est toujours
considéré comme le plus beau diamant au monde.
303 Gardien des jardins du sérail.
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C'est un homme heureux ; ce n'est pas même un
philosophe. Il sait qu'il figure bien dans le paysage, et il s'estime
heureux de voir son ombre se profiler sur le sable brûlant des
allées. Le bostangi devient un riche PATRICIEN DE VENISE, un homme du
livre d'or. Il a des robes de brocart et des palais regorgeant de
chefs-d'oeuvre. Il pourrait s'aveugler dans ses tonnes de sequins et dans les
yeux réunis de ses maîtresses. (...) C'est un des
Foscari304. (...) Le noble vénitien de tout à l'heure
s'est transformé en lord spirituel et joyeux. Il s'appelle
ROCHESTER305. Aujourd'hui, il s'appelle Narcisse Diaz.306
»
Le même auteur, pour commenter l'évolution de la
langue à son époque, prend comme exemple la phrase « Cet
enchanteur fier et lumineux, qu'on appelle Diaz307. » Ses mots
serviront d'oraison funèbre, où il explique qu'il
s'intéressait à la métempsychose. L'image doit frapper les
esprits, si bien qu'en 1888 à propos des copies signées Diaz par
un certain Vernon circulant sur le marché, Bergerat semble y faire
allusion : « Voilà un homme qui, sans s'en douter, par
phénomène de métempsychie, reçoit de la nature le
génie de Diaz et en hérite308 ! ».
L'excentricité du personnage nous pousse à
continuer plus avant l'analyse de son étiquette de « magicien
» lancée par la critique de l'époque, qui est le fondement
de notre étude sur la « magie » de Diaz. En effet, il serait
intéressant d'explorer, à l'aune du « genre »
décrit par Mauss par exemple et avec les travaux engagés sur la
notion de « bohême », les affinités entre la
façon dont un artiste se construit un personnage excentrique, où
s'exprime son propre génie, et la façon similaire dont se
construit le personnage de l'occultiste, lui aussi excentrique et «
génial ». L'excentricité de l'artiste étant, comme le
magicien, comprise comme un retrait « en dehors de l'humaine
piste309 », comme dit Tristan Corbière. Cette analyse
demande une approche du positionnement de certains individus en marge des
activités bienséantes et normales que l'on encourage. Le
génie créateur est sans doute le point de rencontre de ces deux
figures, qui appellent chacune leurs activités « Art » et
« OEuvre ». Ce « génie » ou l'activité
magique, qui recoupe celle du prophète, du guérisseur ou du
politicien, est supporté par la croyance d'un groupe. D'autre part
beaucoup d'occultistes produisent des oeuvres et sont artistes à un
moment de leur vie ou tout au long de leur vie s'ils peuvent en tirer
rémunération310. C'est le cas d'Eliphas Lévi
à l'époque de Diaz, ce sera celui d'Aleister Crowley, et enfin et
surtout d'Austin Osman Spare dont les suiveurs donneront à la production
artistique une
304 Monselet fait allusion à la famille de Francesco
Foscari, doge de Venise de 1423 à 1457. L'intrigue historique est
reprise par Byron en 1821, puis par Verdi dans Les deux Foscari en 1844.
Delacroix en tire un sujet pour l'Exposition universelle, Les Deux
Foscari, 1855, h/t, 93x132 cm, Chantilly, Musée Condé, inv.
PE 456.
305 Très certainement John Wilmot, deuxième
comte de Rochetser (1647-1680), écrivain proche de Charles II
d'Angleterre. Il s'est illustré pour ses textes libertins.
306 Charles Monselet, Monsieur de Cupidon, Paris, V.
Lecou, 1854, p. 50-53.
307 Charles Monselet, Statues et statuettes
contemporaines, Paris, Giraud et Dagneau, 1852, p. IV.
308 Bergerat, Émile, op. cit., p. 246.
309 Le quotidien sous le second empire, p. 234.
310 Jodorowsky, initialement cinéaste au sein de Panic,
aux côtés d'Arrabal, s'inspire déjà des tarots et de
diverses traditions occultes dans ses réalisations, puis associe dans sa
carrière bande-dessinée et tarologie.
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portée elle-même ésotérique. Pour
Henri Zerner, la notion d'avant-garde, avant d'être une notion d'histoire
de l'art appliquée a posteriori aux événements,
est une attente du public, qui en 1820 comme en 1920, demande à
l'artiste avant-gardiste « les mêmes extravagances311
». Il est intéressant de noter la veine prosaïque de Crowley,
que l'on pourrait rapprocher de celle de Diaz : l'attitude anticonformiste et
prompte à choquer et éloigner des rapports convenus. La
marginalité lie les deux hommes, dans des contextes historiques certes
différents mais unifiés dans le même type de
sociabilité individualiste induit par un contexte économique.
C'est à la marge du même type de sociabilité
façonné par des impératifs industriels, que l'artiste
rejoint le fou et le magicien, tenus de s'éloigner des sentiers battus
pour saisir d'une vue d'ensemble un mécanisme social, quitte à en
perdre pied en défiant l'évidence de la sociabilité, comme
Charles Nodier312. Sensier fait cette remarque qui traduit bien
comment Diaz est perçu du moins comme un personnage vivant dans son
monde merveilleux : « Diaz cherchait si quelque Castillan
n'apparaîtrait pas avec un lingot d'or », ou encore, lorsqu'il
relate comment Diaz s'était enquis auprès de Rousseau sur sa
palette, il écrit « [Diaz] croyait presque à du
sortilège, car lui, si amoureux de la couleur, cherchait sans les
trouver la finesse et la force de ton des études de
Rousseau313. »
René Ménard, dans un reportage sur Barbizon
évoque l'imitation par les « Peint' à Ganne » d'un
rituel initiatique (annexe 4). Arrivé devant la cheminée
ornée de peintures il décrit :
« En guise de pendule ; elle porte une formidable pipe
culottée. La pipe de Diaz, et tout nouvel arrivant est invité
à la fumer. On voit par là à qui on a affaire, car si
c'est un coloriste, la fumée prend aussitôt des tons
irisés. Quand je suis venu pour la première fois à
Barbizon, j'ai dû subir mon épreuve comme tout le monde, et comme
la fumée que j'ai tirée de la pipe était tout simplement
grise, j'ai été rangé d'office parmi les partisans de
l'art classique. » 314
L'auteur nous invite à nous demander à mots
couverts, si Diaz ne bourre pas sa pipe de cannabis, en perpétuant
à Barbizon les pratiques qui ont cours au Club des Haschischins
fondé en 1844 par le docteur Moreau et dont Théophile Gautier a
relayé les expériences315, de la même
manière que la décoration des murs de l'auberge reprend les
activités de la bohème du Doyenné. Diaz apparaitrait en
effet aussi à l'île Saint-Louis où se tiennent les
séances du Club, pour goûter à la « confiture
verte316 ». En rapportant ces moeurs, pastiches d'une
communauté chamanique, le chroniqueur du Musée Universel
contribue à édifier une légende de l'artiste qui
avoisine celle du magicien et a
311 Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit., p.
146.
312 Lund, Hans Peter, op. cit.
313 Sensier, Alfred et Mantz, Paul, La vie et l'oeuvre de
Jean-François Millet, intr. Geneviève Lacambre, Paris,
Edition des champs, 2005, p. 185.
314 Ménard, René, « Barbizon », Le
Musée Universel, avril 1876 - septembre 1876, t. VIII,
2e semestre 1876, p. 291.
315 Gautier, Théophile, « Le Club des Haschischins
», Revue des Deux Mondes, 1er février 1846.
316 Ibidem.
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minima celle du marginal et du fou, en mettant en
évidence une pratique artistique chez lui cherchant à renouer
avec une dimension introspective propre à la transe chamanique. La
cheminée de l'auberge devenue âtre d'un autel devant lequel se
réunissent les artistes, exhibe la pipe de Diaz dont l'usage sert de
calumet et d'instrument initiatique.
La bohême, en calquant ses moeurs sur l'idée
reçue d'un rituel chamanique, assume son caractère initiatique
pour l'individu. Cet élément va dans le sens de Seigel pour qui
la bohême est un mode de vie expérimental qui permet de «
réconcilier l'individu avec l'appartenance sociale317 »,
comme dans celui d'André Chastel, qui considère ces
expériences de la jeunesse artistique du XIXe siècle
comme un phénomène comparable aux rites de magie et d'exorcisme
dans d'autres cultures318. Ces expérimentation peuvent se
lire précisément comme un passage initiatique du jeune adulte
devant trouver sa place dans la société individualiste, en
fouillant dans sa propre volonté et en expérimentant des modes de
vies différents, figurant à la manière du bohémien
un voyage symbolique.
La Magicienne traduit cette démarche
charmeuse, qui a délaissé le romantisme noir au profit d'une
balade onirique et galante au travers de la mémoire du désir des
hommes, laissant au relief de la matière lumineuse le soin de
créer une petite ombre qui la fait mieux ressortir et qui rappelle la
chair dans toutes ses implications poignantes ainsi passées sous
silence.
D'autre part, si la démarche projective de Diaz lui
fait visiter une mémoire collective et rêvée du lieu de la
forêt, c'est aussi sa propre imagination qu'il sonde et revisite sans
cesse. Eros, figure pulsionnelle, habite le bois, labyrinthe de vies
silencieuses, dans les tableaux du peintre. Cette vision du bois, support et
lieu de l'imaginaire, rejoint l'interprétation commune que l'on donne
à la symbolique du bois des contes de fées : symbole de
l'inconscient, où se déroule la quête personnelle, le roman
familial. Si Diaz parle d'inconscient, à l'inconscient de son public
charmé, peut-être le fait-il aussi en toute inconscience, ce qui
fait de lui non pas un occultiste dont la science permettrait de telles
manipulation, mais bien un artiste doué de la même habileté
que la figure du bateleur. Peinture-jeu que le peintre assume comme un
fatum dans la Fée aux joujoux, l'oeuvre est aussi une
quête de l'essence de la condition humaine, tout comme le jeu permet au
peintre de trouver un rapport au monde authentique calqué sur celui de
l'enfant.
317 Seigel, Jerrold, Paris bohème. 1830-1930,
trad. Odette Guitard, Paris, Gallimard, 1991, p. 374.
318 Chastel, André, « L'art moderne et le jeu
», conférence prononcée le 19 novembre 1955 à la
Sorbonne ; « Le jeu et l'art sacré dans l'art moderne »,
Critique, 1955, t. XI, n° 96, p. 428-446 et n° 97, p. 515-533.
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