Section 3. Entre définition de l'action
artistique et de l'action occulte au XIXe siècle
L'imagination de Diaz à l'oeuvre dans sa
démarche projective, la façon dont le désir est
mêlé à l'oeuvre inextricablement à la fois dans le
sujet et dans la manière, donne à l'oeuvre de Diaz une
cohérence habile. Si jusqu'ici nous avons considéré la
« magie » de Diaz comme l'évocation féérique de
son oeuvre, l'habileté financière et la séduction qu'il
peut faire du public, notre sujet nous pousse à creuser ici la
sémantique du mot « magie » pour en déterminer notre
interprétation.
Si on s'en réfère aux travaux de Marcel Mauss,
l'étymologie du mot magie dans plusieurs langues est tirée du mot
faire257. Un mot qui désignerait la création,
à la fois dans son processus et ses effets. C'est en effet à peu
près la façon dont l'emploie Diderot dans son Essai sur la
peinture258. Une occurrence à propos de La chaste
Suzanne de Carl van Loo traduit aussi l'idée d'une interaction,
d'un mouvement créatif dans lequel s'opère un équilibre
harmonieux :
252 Zaïte-Nathalie Martel, actrice à la
Comédie Française, dite Mademoiselle Nathalie.
253 Goncourt, Jules et Edmond, Journal des Goncourt :
mémoires de la vie littéraire, texte intégral,
établi et annoté par Robert Ricatte, Monaco, les Éditions
de l'Imprimerie nationale de Monaco, 1956-1958, p. 88-89.
254 Après la mort de l'artiste Paul Mantz exprimera
encore ces regrets. Mantz, Paul, « Diaz », Le Musée Universel,
1877, p. 150.
255 Sartorius, Ferdinand, « Gravure du numéro »,
L'Artiste, p. 160.
256 Mantz, Paul, « Diaz », op. cit., p.
151.
257 Mauss , Marcel, « Esquisse d'une théorie
générale de la magie », Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 2009, p. 11.
258 Le terme revient plusieurs fois pour caractériser
l'effet de la lumière et des couleurs dans la composition, notamment
lorsqu'il parle de Chardin et Fragonard.
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« Ce linge blanc qui est étendu sur les cuisses,
reflète admirablement sur les chairs ; c'est une masse de l'air qui n'en
détruit point l'effet : magie difficile, qui montre et l'habileté
du maître, et la vigueur de
son coloris259. »
Tout comme le philosophe amateur d'art s'approchait de La
Raie dépouillée envoyé par Chardin au Salon de 1763,
et ne voyait que tohu-bohu, puis s'en éloignait et constatait la magie
du colorisme et de l'oeil, faisant apparaitre le signifié à une
certaine distance de la toile : « On n'entend rien à cette magie.
(...) Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparait ;
éloignez-vous, tout se recrée et se
reproduit260», un critique de L'Indépendant
réactualise l'éloge pour Les Bohémiens se rendant
à une fête et L'Orientale du Salon de 1844 :
« Nous dirons seulement au peintre : "Votre tableau tient
de la magie. Si nous nous approchons de vos toiles, nous n'y voyons rien que
désordre et confusion, masses presqu'informes, contours à peine
accusés. Si nous nous en éloignons, la vie naît du chaos,
la lumière resplendissante sort des ténèbres, la couleur
brille, étincelle". 261»
La magie de Diaz c'est donc aussi le faire de Diaz,
équivalent sémantique que la langue française emploie.
Le faire de Diaz, mu par un principe de plaisir, charme les
sens par son évocation de l'Eros, qu'il se plait à
représenter comme une force primordiale de la nature. Salvator Rosa,
dont le peintre a pu tirer certaines leçons, exhorte l'artiste dans
Invidia (1654), à rechercher les secrets de la nature comme le
magicien262. L'association entre l'art occulte et les beaux-arts est
en effet ancienne, on la croise à la cour des Medici, où
l'astrologue et l'alchimiste sont des figures de l'artiste263.
À la fois manière et sujet, pierre angulaire de l'oeuvre du
peintre, l'Eros dans le néo-platonisme de Marsile Ficin, directeur de
l'Académie platonicienne de Florence fondée par Cosme de
Médicis, et médecin de ce dernier, un synonyme de la magie, qui
est l'art « de rapprocher les choses par similitude
naturelle264 ». Ainsi, Diaz, lecteur d'Ovide et admirateur de
l'univers païen décrit par Corrège et l'École de
Fontainebleau dont il partage la forêt, partage au moins avec Ficin
l'importance accordée à l'Eros. Peut-être s'était-il
intéressé à l'univers ésotérique de Diane de
Poitiers et Catherine de Médicis, en même temps qu'il construisait
son univers pictural et familial autour du mode de vie
259 Diderot, Denis, Essai sur la peinture, Paris,
Buisson, 1795, p. 139.
260 Diderot, Denis, Salon de 1763, dans Salons,
Paris, Hermann, 1984, p. 219.
261 H. L. S., « Salon de 1844. Huitième article
», L'indépendant, 28 avril 1844, p. 1.
262 Hults, Linda C., The Wicth as Muse, art gender and
power in early modern Europe, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 2005.
263 Bricault Céline, « Préface. Savoirs et
croyances au XIXe siècle : entre magie et magies »,
Bernard-Griffiths, Simone et Bricault, Céline (dir.), op. cit.,
p. 15.
264 Couliano, I. P., op. cit., p. 125. Voir son chapitre
« Eros et Magie », p. 125-149.
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renaissant. Chez Diaz, quoi qu'il en soit, il se pourrait que
la force aimante ait à voir avec une approche du divin, ce qui
correspondrait au moins intuitivement avec la mystique de Ficin.
La Magicienne ou la sorcière charmeuse de la
Scène d'Incantation tirent leur force de la même source
que Diaz, elles puisent dans l'érotisme une force suggestive. Au fait du
pouvoir du désir dans et sur la psyché, dont les deux tableaux ne
sont que des allégories fantastiques, le « magicien de la couleur
» ne suscite peut-être pas ce nom si insistant par pure licence
poétique. Il ne s'agit pas d'attribuer nécessairement à
Diaz une affinité avec l'ésotérisme, mais d'apporter ici
des éléments de compréhension des liens entre art et
ésotérisme, pour expliquer l'insistance de l'idée d'une
« magie » de Diaz.
Chez Machiavel, cette même force est décrite
à l'usage de l'aspirant au pouvoir, pour manipuler les masses.
L'enthousiasme du public que suscite Diaz, assez important pour que les
défenseurs de la tradition voient en lui un dangereux corrupteur,
éclaire un peu mieux pourquoi la séduction opérée
par Diaz fait de lui un « magicien ». Ce n'est pas seulement une
féérie plaisante que produit l'artiste, mais une
féérie hypnotisante, comparable à ce que dit Isabelle
Michelot des procédés manipulatoires usités dans les
spectacles de féérie :
« du point de vue des producteurs de spectacle, l'enjeu
est nettement manipulatoire. Il ne s'agit plus de créer du beau et du
sens, mais d'engourdir l'oeil et l'esprit par l'Effet de sorte qu'il devienne
presque impossible au spectateur d'exercer un jugement. (...) la pensée
du spectacle n'est plus conditionnée par le dit mais par ce qui marche
ou ne marche pas avec le public. Les frères Moynet évoquent
d'ailleurs ces "trucs" qui assurent le succès et que l'on
réemploie en les adaptant d'un spectacle à l'autre, sur de
l'effet que l'on produit265. »
Diaz procède en partie de la même façon,
en tenant compte des sujets admirés par le public, comme de « trucs
» à réutiliser. La Magicienne est ainsi une
variation sur le thème fantastique du Maléfice
exposé deux ans plus tôt. Sa peinture qui insiste sur la
représentation-même du charme, peut être comprise comme une
interprétation de Diaz des codes culturels : pour lui ils sont outils,
et créent un charme qui n'existe pas indépendamment de leur
connaissance par un public. Les orientales, les bohémiennes, les nymphes
et les amours, ainsi que la famille de l'artiste, sont autant de sujets connus
de la culture occidentale, de poncifs dont il fait son propre vocabulaire. En
maniant les codes culturels, il fait montre d'une culture et surtout use de
formes qui peuvent parler au public. La valeur symbolique des motifs s'ajoute
au faire de l'artiste, et dans La Magicienne le thème de la
jeune fille
265 Michelot, Isabelle, op. cit., p. 256.
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s'associe à l'idée d'une insouciance
délivrée des contraintes de la sociabilité adulte moderne,
et stimule l'achat.
Les intuitions psychologiques de Ficin, Bruno et Machiavel
ayant traversé l'histoire depuis l'orphisme sont poussées par
Eliphas Levi au milieu du XIXe siècle, dont l'oeuvre est
« placée sous le signe de l'Eros » selon le mot de
Céline Bricault266. Levi est un contemporain de Diaz
également proche de la bohème artistique de 1830 dans ses jeunes
années. Il est en effet ami d'Alphonse Esquiros, lui-même ami de
Gautier et coauteur du Fruit Défendu, conte
évoqué au sujet de la Mare aux Fées. Levi, comme
Allan Kardec267 dans Le livre des esprits, adopte une
démarche rationaliste, et propose le premier d'expliquer les
phénomènes occultes qu'il a observé comme des
phénomènes psychologiques. L'axiome occulte « tout ce qui
est en haut est comme tout ce qui est en bas », lui permet de valider du
point de vue ésotérique ce que la démarche rationaliste
s'applique à décrire d'un fonctionnement intrapsychique. C'est
d'ailleurs la même idée qui filtre dans l'oeuvre de Diaz lorsque
le mythe (d'« en haut ») devient équivalent à
l'anecdote (« en bas »). Eliphas Levi décrit une
évocation d'Apollonius de Thyanes comme « le rêve volontaire
d'un homme éveillé268 », autrement dit une
hallucination désirée, maîtrisée. Les exercices
projectifs d'imagination d'un sujet pratiqués par Diaz en forêt
pourraient donc, selon les définitions de Levi, être du ressort de
la magie, qu'il faut entendre dans ce cas non pas comme une pratique
chimérique qui excèderait la réalité physique, mais
une pratique fondée dur l'introspection psychologique.
Pour l'occultiste « (...) L'intelligence et la
volonté ont pour auxiliaire et pour instrument une faculté trop
peu connue et dont la toute-puissance appartient exclusivement au domaine de la
magie : je veux parler de l'imagination (...). L'imagination, en effet, est
(...) l'appareil de la vie magique (...) parce que c'est elle qui exalte la
volonté et qui lui donne prise sur l'agent universel269.
» Autrement dit, la magie est manipulation par un individu de sa propre
imagination, avant de s'exercer sur celle des autres.
La comparaison avec un magicien, si elle est facilitée
par la teneur de l'art, est donc d'autant plus évidente pour un artiste
qui travaille avec la projection, l'imaginaire ; elle sera aussi
affirmée avec force plus tard au sujet de Jackson Pollock, un autre
explorateur de la matière picturale. Deschanel
266 Céline Bricault, op. cit., p. 14.
267 Ibidem.
268 Eliphas Levi, Dogme et Rituel de Haute Magie
(1855), vol. 1, Paris, Chacornac frères, 1930, p. 273.
269 Idem., p. 117.
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décrit un Diaz qui a « saisi au vol ces reflets
ondoyants (...) comme on voit aux batailles de Salvator Rosa, les combattants
(...) paraître et disparaître tour à tour - Magie !
prestige270 ! ».
L'imagination de Diaz est saluée par l'ensemble des
commentateurs, et lui-même se targue d'en tirer sa plus grande force.
Dans son inépuisable véhémence à l'encontre de
Ingres, il dit à Théophile Silvestre : « Qu'on enferme M.
Ingres avec moi dans une tour, sans gravures ; il y restera avec sa
toile vierge, et j'en sortirai, moi, avec un tableau271. »
Le pouvoir que les romantiques ont conféré
à l'imagination, qu'illustre la féérie comme genre de
théâtre272, est prérogative de l'artiste
prophète, et n'est pas éloigné du pouvoir du mage. On
trouve qui plus est l'identification du magicien à l'écrivain
chez Vigny, Lamartine, Pétrus Borel, Aloysius Bertrand273,
pour qui l'artiste doit chercher un modèle à transmettre à
l`Humanité. Narcisse Diaz suit peut-être plus
particulièrement les conseils de Friedrich : « Ferme l'oeil de ton
corps afin de voir ton tableau d'abord par l'oeil de l'esprit. Puis, mets au
jour ce que tu as vu dans l'obscurité, afin que ta vision agisse sur
d'autres, de l'extérieur vers l'intérieur274.
»
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