Section 2. L'intuition pulsionnelle
Les couleurs que prennent les arbres rappellent une
hallucination, un phénomène optique et psychologique. Ce tableau
illustre bien la veine dans laquelle Diaz envoyait ses tableautins aux Salons
entre 1844 et 1850 environ. Le sujet anecdotique traité de cette
façon gagnait les faveurs de Baudelaire241, comme cela a
été dit précédemment, sans doute parce que le
tableau pouvait alors se comprendre comme un genre à part
entière, où le peintre rend compte d'une sensibilité
hallucinatoire, d'un moment lui aussi anecdotique de psychédélie
imaginaire. L'intérêt de Diaz pour le fonctionnement psychologique
se vérifie dans tout son oeuvre, ce que le critique ne perçoit
pas.
240 Marx, Claude-Roger, « Narcisse Diaz de la Peña
», Le Figaro Littéraire, 14-29 juin 1968, p.1.
241 Baudelaire, Charles, « Salon de 1846 », dans
Écrits sur l'art, op. cit., p. 185.
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Le personnage mythologique, souvent découpé sur
un fond naturel très resserré sur lui, est un arrêt du
peintre sur un petit morceau de nature, où il fait apparaitre
au-delà du microscopique, l'invisible. Corot aussi produira des tableaux
similaires, où la forêt réunit l'artiste avec le monde
mythologique, qu'il choisit alors de représenter dans son
intimité, son quotidien, et non par des épisodes particuliers.
S'élevant contre une peinture mythologique qui éloigne de la
teneur originelle du mythe, l'« artisse » du Second Empire,
détenteur d'une culture et d'un gout authentiques242, renoue
avec la vie pour comprendre le mythe : la joie d'une nature paisible, à
l'origine de l'allégorie de la naïade ou de la dryade ; l'ivresse
du vin pour renouer avec l'esprit de la bacchanale (annexe 8). Cependant Diaz
en resserrant le plan sur la figure, ne montre jamais de nymphes vivant dans la
nature, en nous transportant dans un ailleurs mythologique, que l'on pourrait
interpréter comme un temps passé et très lointain. Il n'y
a pas de temporalité, ni d'action, ou de « quotidien » de la
nymphe décrit par le peintre. Celui-ci démontre au contraire
l'atemporalité, l'interpénétration entre la nature
actuelle, celle de toujours, et le mythe. Celui-ci est à l'oeuvre dans
le vivant, comme une dynamique insaisissable, qui préfigure la notion de
« pulsion ».
Du tableau inquiétant de Romney, où le charme
d'une femme devient plus manifestement une force à part entière,
une fois maitrisée et utilisée, qui menace la liberté du
spectateur masculin du XVIIIe siècle, Diaz peut retenir
l'idée d'une force exercée par la Magicienne mais
contourne la théâtralité expressive du geste. Cette force
décrite par Ovide est bien, déjà dans l'antiquité,
l'intuition de ce que la science empirique a établi en
psychologie243.
Attentif au rôle maternel dans la formation psychique,
Diaz dans La Bohémienne jouant rejoue encore L'Amour
désarmé, faisant de la mère aux yeux de l'enfant une
déesse. Il induit ce faisant que l'enfant, comme Cupidon, a une force
désirante pour sa mère. Le peintre emprunte à la
scène de Romney, Les Enfants Leveson-Gower (1776-1777), la
posture de la femme déguisée à l'antique, peut-être
suivant une mode d'intérieur, un tambourin à la main, figurant
une bacchanale et la mettant en scène pour les enfants (ill. 22).
Ceux-ci, pris dans le rythme d'une ronde et enivrés par la sensation
d'ivresse de ce tourbillonnement, et par le jeu, lèvent les yeux vers la
belle jeune adulte et leur expression traduit l'admiration, la fascination que
porte un jeune esprit dans sa découverte du monde pour la beauté
qui émane d'un corps formé et en pleine possession de ses moyens.
Autrement dit, l'image d'une divinité comme la Ménade ou
Vénus, découle de la formation
242 Sur l'antagonisme de l'artiste et du bourgeois, voir Heinich,
Nathalie, L'Elite artiste, Paris, Gallimard, 2005.
243 Pour conforter l'idée que Narcisse Diaz peut avoir une
intuition de la psychologie, il faut considérer que ses sources
d'inspirations sont elles-mêmes tenues comme des réflexions sur la
psyché humaine. Pour un parallèle entre la démarche
socratique d'interrogation abyssale et la psychanalyse, ainsi que sur la
réflexion sur le désir chez Ovide, voir Néraudau,
Jean-Pierre, dans Ovide, op. cit., p. 16. Giordano Bruno,
théoricien platonicien fait reposer sa méthode de contrôle
sur les individus et les masses, dans De Magia (1589), sur « une
connaissance profonde des pulsions érotiques personnelles et collectives
», d'après Couliano, I. P. op. cit., p. 14.
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psychique du regard enfantin sur le corps d'une femme. Ce
pouvoir féminin, pour La Magicienne ou l'incantatrice n'est pas
maternel, mais découle de la position désirante qui s'est
nécessairement formée dans l'esprit de tout spectateur.
La Magicienne est proche d'un autre tableau que nous
ne connaissons que par la gravure : Les Maléfices de la
Beauté (repr. 26). L'apparition furtive d'une femme plantureuse
furetant dans les bois, tenant une longue baguette, rappelle Circé par
ces deux attributs (la baguette et la lascivité). En cela elle fait le
lien entre la fée et les Maléfices, en s'inscrivant
comme Morgane et Circé dans la figure d'une femme dont les pouvoirs
doivent être redoutés. Dans les Métamorphoses,
Circé devient une métaphore des excès de l'orgueil
auxquels conduisent le savoir et le pouvoir : elle confond son désir et
son droit sur la réalité. Ne pouvant à trois reprises
obtenir les faveurs d'hommes dont elle s'éprend, Glaucus, Macarée
et Picus, elle use de la magie pour les retenir captifs. Quand ils la
dédaignent et expriment leur fidélité aux femmes qu'ils
aiment, elle les punit en exerçant son pouvoir de
métamorphose244. D'une part c'est son pouvoir et son savoir
accumulés qui créent le sentiment d'outrage quand les trois
hommes restent indifférents à sa nature divine. Mais c'est
surtout un sentiment propre à la femme, qui d'ordinaire séduit et
peut en être victime, que Circé exacerbe de l'immensité de
son pouvoir. Avant de changer Picus en oiseau elle s'écrie :
« Ce que peut une amante outragée, ce que peut une
femme, tu vas l'apprendre par le fait ; mais plus que jamais, car aujourd'hui
l'amante, la femme outragée, c'est Circé245. »
Autrement dit, la beauté a ses propres maléfices
sur la femme, qui dans sa vie doit tour à tour être prisée,
méprisée, puis niée de façon égale pour l'un
ou l'autre de ces sentiments. Le désir allié au pouvoir quant
à lui peut en venir à condamner l'amour.
Au sein de l'épopée ovidienne, et parmi ses
autres références littéraires, il sélectionne des
personnages qui ont plus particulièrement trait à la violence
passionnelle exercée par et contre la femme. Ainsi le romantisme noir de
son Esméralda (1835, Montpellier, musée Fabre), fille
arrachée à la Sachette et recueillie par les bohémiens,
puis niée par sa propre mère aux yeux de laquelle elle est
étrangère et déchue, trouve un écho
thématique dans l'histoire de Callisto. La nymphe, violée par
Jupiter, est répudiée par Diane puis transformée en
constellation de l'Ourse : la même violence sexuelle est doublée
d'une répudiation de la part d'une autorité féminine. Le
thème, traité par Titien et gravé par Cornelius Cort,
correspond à la relecture renaissante d'Ovide moralisé,
qui a fait le lien
244 Elle change Scylla, la nymphe aimée de Glaucus, en
monstre puis en rocher ; elle change Macarée et ses compagnons en
pourceaux et Picus en oiseau.
245 Ovide, Les Métamorphoses, XIV, vers
365-390, préf. Jean-Pierre Néraudau, trad. Georges Lafaye, Paris,
Gallimard, 1992, p. 459.
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entre la fable antique et le monde
christianisé246. Eros, le désir, configure des
intrigues immémoriales qui font la matrice psychologique non pas
seulement des femmes, mais de tous, puisque les hommes naissent d'une
mère.
Diaz ne charme pas pour charmer mais ne fait que ce qui lui
plait. Il va à contrecourant des modes en vantant les toiles de Millet
et en apportant son soutien à des peintres peu
estimés247. Il se situe toujours dans une bohème qui
méprise le sens Académique et bourgeois au profit de ses propres
connaissances. En projetant sur la nature le fruit de son imaginaire, il
décrit de façon spontanée et novatrice, soumise au
principe de plaisir, les mouvements de ses pulsions. Ce faisant, il renoue avec
une attitude Renaissante, usant d'Eros pour approcher le divin, qui renoue
elle-même avec l'orphisme d'Ovide. La méthode introspective et
projective permet au sujet d'avoir une intuition juste de la psychologie.
Le principe de plaisir est un abandon désinvolte, un
laisser-aller qui caractérise à la fois sa peinture, et la
rêverie qu'elle doit susciter. Ce même abandon est suscité
chez ses acheteurs, qui s'offrent une peinture où pointe l'onirisme et
se manifeste un esprit cultivé et esthète. C'est la « valeur
ajoutée » de Diaz par rapport à la représentation
courante du nu, qui induit toujours un érotisme « lié au
droit de propriété du spectateur248 ».
Du Pays ne tolère pas la façon dont Diaz emploie
sa palette à séduire une clientèle249, et
transforme sa visite à l'atelier de Diaz, en une longue diatribe, que
l'on confondrait presque avec un prêche contre le Tentateur, qui menace
l'art français. Pour Kelly la réponse est toute trouvée,
Diaz joue de la transgression érotique des sujets pour commercialiser
des paysages250. L'auteur s'appuie sur l'image frappante que donnait
Thoré liant la manière de Diaz à une hallucination due au
haschisch, pour avancer l'idée que l'artiste endort la vigilance de la
classe bourgeoise, « comme si elle était
intoxiquée251 ». C'est en effet peut-être une des
raisons pour lesquelles le succès quasi immédiat de Diaz tarde
à être connu et compris par les historiens : sa manière
esquissée et hasardeuse le replace parmi les artistes qui ne peuvent
atteindre le succès, si l'on suit la logique la plus courante du
collectionneur de l'époque.
246 Weinquin, Fanny, « Les premières
représentations du mythe de Callisto dans la gravure », dans
Catherine Périer-d'Ieteren (dir.), Annales d'Histoire de l'Art et
d'Archéologie, XXXII, publication annuelle de la filière
d'Histoire de l'Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, Le Livre
Timperman, 2010, p. 57-74.
247 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit. p. 83.
248 Berger, John, cité par Nochlin, Linda, «
Érotisme et image du féminin dans l'art du XIXe », Femmes,
art et pouvoir et autres essais, Paris, J. Chambon, 1993, p. 197.
249 Du Pays, op. cit., p. 185.
250 « Diaz enhanced the commercial appeal of his
landscapes by peopling them with gypsies and scantily clad nudes »,
Kelly, Simone, op. cit.., p. 39.
251 «In 1846 indeed, Thoré noted that his
fantastical subjects had the effect of hashish on his middle-class collectors,
who bought as if in a state of intoxication, ignoring all their usual
suspicions about lack of finish», ibidem.
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L'érotisme des nus de Diaz franchit un seuil dans la
représentation du nu qui saute aux yeux de ses contemporains. Les
Goncourt rapportent que Rachel Félix, actrice très en vogue sous
le Second Empire, renvoie "une nudité de Diaz" que lui offre son amie
Nathalie252 de la Comédie Française, en opposant
« le déshabillé charmant » qu'elle pourrait
tolérer à la nudité de la figure du tableau253.
Dans le même ordre d'idées la presse regrette souvent
l'imprécision anatomique, et les « poitrines vulgaires
»254, reprochant ad hominem à l'artiste de ne
pas savoir apprécier la beauté des formes réelles.
« Diaz a eu le malin génie de les peindre seules
dans les bois afin que vous fussiez avec elles255 », observe un
chroniqueur de L'Artiste. De même les sujets galants et
inspirés des amours de Vénus sont passés de l'art
aristocratique aux mains du néo-classicisme de la Révolution,
puis à l'époque de Diaz deviennent les motifs des «
enlumineurs de boîtes à bonbon256 ».
L'adéquation mercantile de ces motifs permet à Diaz de connaitre
l'attraction qu'ils suscitent, et d'acquérir une science empirique de la
valeur pulsionnelle de ses sujets.
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