Chapitre 2. Du charme au pouvoir de la peinture
Circé, qui change les marins d'Ulysse en pourceaux dans
l'Odyssée, est représentée avec une baguette.
Narcisse Diaz rencontre Jules Michelet en 1842, auteur de La
Sorcière, qui propose une relecture historique des procès en
sorcellerie comme une volonté d'écraser l'insurrection populaire.
La magie, « tentative d'affirmation de l'individu234 »,
d'après l'exposition de la Bibliothèque Nationale en 1973,
renvoie au déploiement des capacités humaines. Le sujet de Diaz
renvoie ainsi plus largement au « pouvoir nocturne » des
femmes235, dont l'omniprésence dans l'oeuvre laisse peu de
place aux personnages masculins.
Non pas terrifiante comme dans la version de Circé que
donne George Romney (ill. 21), portraitiste anglais de la
génération de Reynolds et Gainsborough, la Magicienne de
Diaz hérite de la nymphe ovidienne son appartenance aux forces
naturelles. Le geste du bras levé, déployant une puissance
menaçante sera repris à la fin du siècle par John William
Waterhouse, tandis que Diaz ellipse cet
232 Cat. Exp., Les Sorcières, Paris, Bnf, 1973,
p. 15.
233 Dominique Lesourd, cité dans Ibidem. Sur Diane voir
également Couliano, I. P., Eros et Magie à la
Renaissance. 234Préaud, Maxime (dir.), cat. exp.,
Les Sorcières, Paris, Bibliothèque nationale, 16
janvier-20 avril, 1973, préf. Étienne Dennery, Paris, Bnf, 1973,
p. II.
235 Voir Kant, Emmanuel, Observations sur le sentiment du
Beau et du Sublime, Paris, Vrin, 1997, p. 53-55.
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aspect du personnage. On retrouve le motif de l'épaule
et du sein quasiment dévoilés, la main droite tenant
gracieusement une longue baguette abaissée vers le sol. Cependant La
Magicienne se rapprocherait mieux d'une esquisse pour une attitude de Lady
Hamilton (c. 1782, Tate Britain), où la narration est
évacuée au profit de l'image sensuelle. L'« état de
nature », par opposition à une sociabilité extrêmement
codifiée, coïncide dans les deux tableaux avec un principe de
plaisir. Le plaisir comme condition créatrice : Diaz envoie ce qu'il lui
plait, et s'entête dans une production de petits tableaux de
scènes de genre qui créent un monde de Diaz. La pulsion
désirante vers ce qui plait et permet de créer une oeuvre, parait
être souvent le sujet même déguisé sous de multiples
anecdotes, que présente l'artiste. Son oeuvre parle de création,
en montrant inlassablement des conditions au geste créateur : plaisir,
beauté, manière.
La Magicienne semble tirer son pouvoir des forces
naturelles, et contrairement à la terrifiante Circé elle parait
en tirer un plaisir serein. Figure projetée par l'imagination du
peintre, elle aussi projette. Si elle n'est pas forcément Circé,
la lecture que fait Diaz des Métamorphoses semble influer
beaucoup son oeuvre, tant dans ses métamorphoses incessantes soumises au
principe de plaisir du peintre que dans la place primordiale qu'il accorde
à Eros. Ces deux aspects font du tableau La Magicienne un
miroir idéal de la démarche artistique de Diaz, que l'on nommait
« magicien ».
Section 1. Circé et les métamorphoses de
l'Eros
Comme si de l'être diaphane au centre du tableau
émanait une force fantastique, les arbres qui l'entourent prennent des
teintes extravagantes : jaune de Naples, vermillon, vert émeraude et
turquoise surgissent de la masse brune des troncs et feuillages. La couleur
pulse sur la forêt épaisse comme la rétine fait des taches
sur les paupières fermées. De la même façon, Diaz
opère une série de métamorphoses en exerçant son
principe de plaisir.
L'attitude projective de Diaz, puisqu'elle est l'origine de
toute sa production, suppose un maniement de la pulsion, du moins d'un
laisser-aller au plaisir. Diaz et la chair sont inextricablement liés,
dans l'esprit de Millet qui s'écrie « Vive Diaz ! vive la
chair236 ! », lorsque son ami lui prête six cent francs.
Son talent de coloriste s'applique à décrire le corps, la
matière dans des évocations charnelles qui suivent les
leçons de Delacroix, avec l'ambition secrète de ruiner la
renommée d'Ingres et de la manière lisse et finie. Le maniement
du fantasme ne peut manquer de nous donner un éclairage nouveau de cette
dimension charnelle de l'oeuvre, en y expliquant l'omniprésence des
amours et de
236 Sensier, Alfred et Mantz, Paul, La vie et l'oeuvre de
Jean-François Millet, intr. Geneviève Lacambre, Paris,
Edition des champs, 2005, p. 185.
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Cupidon. Là où le dieu du désir n'est
pas, l'amour est sans doute le thème qui se décline dans l'oeuvre
à travers tous les genres auxquels il s'est essayé, dont les
lascives protagonistes de La Magicienne et de la Scène
d'Incantation. Le paysage peut se prêter à la contemplation
de la force aimante du vivant, pour un artiste catholique dont le Dieu «
est amour », mais surtout, tout nous incite à penser que Diaz
souscrit, au moins poétiquement, à la place primordiale d'Eros
accordée par la cosmologie orphique237.
Lorsqu'il laisse son imagination oeuvrer, la forêt et
les légendes qui s'y rattachent s'allient à une recherche du
vivant, de l'âme dans la nature. Il en ressort immédiatement le
répertoire mythologique des Métamorphoses d'Ovide : les
nymphes qui peuplent le répertoire de l'artiste, et présentement
La Magicienne qui ne saurait trouver iconographie plus pertinente que
celle de Circé. Chez le poète qui inspirait Corrège, les
métamorphoses sont celles que provoquent l'amour et sont à la
fois le sujet et la forme de l'épopée238. Diaz semble
puiser profondément dans Ovide une intuition artistique, en laissant
libre cours aux métamorphoses des personnages tirés de son
onirisme. L'artiste parait clairement souscrire à la vision
poétique d'Eros animant la vie, agglomérant les atomes pour
construire l'ensemble du monde, dans Amours s'allaitant, 1847 (repr.
22).
Circé « fille du Soleil », apparait dans les
Métamorphoses d'Ovide, et peut ainsi doublement se lire comme
une mise en abîme du charme du peintre : la manière de Diaz
lumineuse fait écho à l'ascendance de Circé, et
l'importance d'Eros dans la cosmologie ovidienne est la même qui se
dégage de l'oeuvre de l'artiste. La place qu'occupe Eros tant chez Ovide
que chez Diaz est celle d'une force primordiale de laquelle découle le
monde sensible. C'est aussi là que se rejoignent sa démarche de
peintre de paysage et celle qui le conduit au genre et à
l'allégorie : dans la nature se trouve le divin, Eros, force
d'attraction et d'impulsion, qui est aussi l'évocation d'un mythe tirant
sa force de situations réelles incontournables.
Eros est en effet à l'oeuvre dans la vie de tout un
chacun. La force surnaturelle de La Magicienne est en
réalité l'amour, et elle-même n'est que l'image
poétique de la femme amoureuse. C'est un parallèle qu'approfondit
Jules Michelet dans La Sorcière. Partant, l'omniprésence
de la jeune fille en sous-bois dans l'oeuvre de Diaz, bûcheronne ou
déesse, « Dianes ou Parisiennes239 », peut se lire
comme une rhétorique dont le but est de démontrer l'origine du
mythe dans la réalité.
237 Voir Néraudau, Jean-Pierre, préface, dans
Ovide, Les Métamorphoses, préf. Jean-Pierre
Néraudau, trad. Georges Lafaye, Paris, Gallimard, 1992, p. 9-36,
notamment p. 15 s.
238 Pour une approche synthétique de la construction de
l'épopée d'Ovide, voir la préface de Jean-Pierre
Néraudau, op.cit., p. 9-36, et notamment p. 22-26 et 31-36.
239 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 65.
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Pour comprendre la mythologie d'Eros et Vénus, Diaz
tire de sa vie de famille une intuition du sens authentique du mythe. Du moins
sa peinture nous montre un raisonnement partant d'éléments
incontournables de la vie humaine, en l'occurrence la relation
mère/enfant, pour en tirer une scène mythologique, comme
l'illustre Callisto (repr. 15). L'Amour désarmé (repr.
23) se métamorphose en Bohémienne jouant avec enfant
(repr. 24) : Diaz transpose une scène classique en un sujet
personnel, faisant à la fois descendre le genre allégorique
à l'anecdote, et du même coup l'abstraction de l'Idée
à son incarnation dans des protagonistes imaginaires plus vivants,
souples. La flèche devient une fleur, la Vénus statique et digne
devient une bohémienne vive et riante.
Quoique le poème antique dépeigne une figure
fatale et enragée là où le personnage de Diaz semble
léger et riant, La Magicienne apparait aussi au sein d'une
oeuvre de métamorphoses incessantes. Diaz, en plus d'être «
son propre plagiaire240 » par l'effet de la surproduction,
multiplie les variantes par intérêt pour ses thèmes. Son
oeuvre est comme un rêve où la même idée se
déguise en de multiples formes.
Le plaisir du peintre, jouant des fantasmes comme la
Bohémienne avec l'enfant, mu par une certaine désinvolture, lui
fait privilégier l'esquisse et lui permet aussi de changer à son
gré de style et de ton. Il peut traiter une allégorie de
façon solide et grave, marquant l'intérêt qu'il porte
à la prégnance millénaire du mythe. Mais il peut donner
plus de légèreté, rappelant avec une veine picaresque,
qu'Eros nous donne des aspirations infantiles, grivoises, dont on peut sourire.
Dans Quel vacarme fait l'Amour ! (c. 1840-1848) une nymphe se bouche
les oreilles, assaillie par les petits amours qui ne lui laissent pas de
répit (repr. 25). Obsession du désir, qui ne laisse pas d'espace
à l'esprit, la métaphore pourrait aussi, pourquoi pas, être
une allusion prosaïque. Ces instants de grâce perçus dans le
vacarme ont la portée du mythe parce qu'ils s'adressent à
chacun.
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