Section 3. Projection à l'oeuvre d'un art
sur-naturel
L'exploration de Diaz dans la matière implique une
exploration psychologique, qui pousse à un autre degré la
continuation des mots de Botticelli rapportés par Vinci221,
qu'avait déjà entamée Alexander Cozens. Comme la
Magicienne tenant une longue baguette, Diaz projette du bout de son
pinceau ce qui émane de sa psyché. Il dit lui-même à
propos de son orientalisme qu'il n'est « allé en Orient qu'en
imagination222 » (annexe 11).
Lieu envahi par une génération de peintres pour
la création, dortoirs saturés de décorations, Barbizon est
l'école buissonnière où on fuit la réalité
de la vie citadine, en vivant de l'art, un lieu magique. Loin de
l'Académie, la peinture se fait sur la palette même, sur les
murs223 ; de cette désinvolture sans doute nait l'idée
de Diaz de parier sur un motif brossé à l'avance et de partir le
trouver en forêt, comme le rapporte Gassies :
« Quelque fois aussi Diaz posait sur un panneau, au
hasard avec le couteau à palette, des tons brillants sans aucune forme
qui lui servaient de maquette. Il emportait cela en forêt, dans les
sous-bois, en
219 Pour un propos général sur la
redécouverte de la philosophie classique à la Renaissance, le
néoplatonisme et et l'usage du mythe païen en peinture, voir Aston
Margaret (dir.), Panorama de la Renaissance, Paris, Thames and Hudson,
2003, p. 42-52.
220 La relecture des textes néoplatoniciens antiques
chez Pic et Ficin fait passer le démon déchu de la
théologie chrétienne à un esprit intermédiaire, en
réhabilitant le paganisme. Voir Morel, Philippe, Mélissa,
Démons et Magie à la Renaissance, Paris, Hazan, 2008, p. 28.
Chez Ficin en particulier la pulsion érotique doit pouvoir servir une
cause mystique, voir Couliano, I. P., Eros et Magie à la
Renaissance. 1484, Flammarion, Idées et Recherches, 1984, ainsi que
Chastel, André, Marsile Ficin et l'art, Genève, Droz,
1954.
221 Cozens, Alexander, A New Method of Assisting the
Invention in Drawing Original Compositions of Landscapes, Londres,
Dixwell, 1795, reed. avec une postface de Danielle Orhan, trad. Patrice
Oliete-Loscos, Paris, Allia, 2005.
222 L.A.S. de Diaz reproduite pour Paul Mantz, « Diaz
», Le Musée Universel, t. IX, n° 210, octobre 1876 -
mars 1877, 1er semestre 1877, p. 134.
223 Caille, Marie-Thérèse, op. cit, p.
40-46.
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disant : c'est bien le diable si je ne trouve pas ce
motif-là !... La nature aidant, cette tartouillade, comme il l'appelait,
devenait un tableau et souvent un des meilleurs224. »
Diaz retranscrit sa vision par taches de couleurs, et
recompose aussi d'après souvenir à l'atelier. Il laisse sur la
toile quelques indications au crayon blanc pour le guider, puis travaille au
couteau à palette de façon intuitive225. Son
imagination est beaucoup sollicitée dans le travail de création,
même pour les peintures de paysages. La nature est un espace sur lequel
on rêve, et ne peut parfaitement s'imiter, ainsi que Leonard de Vinci le
pense en suivant Botticelli, dans son Traité de Peinture dont
Diaz possède un exemplaire qui ne sera vendu qu'à sa
mort226 :
« [Botticelli] a raison : dans une telle mâchure on
doit voir de bizarres inventions ; je veux dire que celui qui voudra regarder
attentivement cette tache y verra des têtes humaines, divers animaux, une
bataille, des rochers, la mer, des nuages (...) et si tu les considères
attentivement, tu y découvriras des inventions très admirables,
dont le génie du peintre peut tirer parti, pour composer des batailles
d'animaux et d'hommes, des paysages ou des monstres, des diables et autres
choses fantastiques qui
te feront honneur227. »
Dans son attitude projective face à ce qu'évoque
le bois, Diaz fait plus qu'imiter la nature dans une oeuvre de paysagiste
réaliste, il agit selon un procédé naturel qui l'unit
à la nature. En laissant surgir l'image, ne sacrifiant à la
technique que le nécessaire et laissant à l'esquisse le fruit de
ses hallucinations dès qu'il le peut, c'est une peinture à
l'état naturel que produit Diaz. Il nous semble judicieux de dire : un
art sur/naturel, car pour nous, Diaz montre la part occulte du monde sensible,
la part d'invisible qu'il laisse tour à tour suggérée dans
la lumière du paysage ou incarnée dans un corps de Nymphe ou
même d'Orientale. Paysage ou scène de genre, ce que peint Diaz est
un être-là du peintre en forêt, où son imagination
est active : qu'il en montre le fruit ou laisse scintiller ce que son esprit
interprète comme un scintillement, Diaz colle au près à sa
propre perception. Diaz semble plutôt se concevoir comme l'homme de la
caverne, à qui ne peut parvenir que ce qu'autorise sa propre
psyché.
Au plus près de sa nature, laissant ses taches guider
le résultat, l'empirisme et la désinvolture de Diaz ne peuvent
échapper à ses contemporains, au point de dire, que sa peinture
n'est pas de l'art228.
224 D'après Gassies, Jean-Baptiste-Georges, Le
Vieux Barbizon : Souvenirs de jeunesse d'un paysagiste (1852-1875), Paris,
Hachette, 1907 ; cité par Miquel, Pierre et Rolande, op. cit..,
p. 27.
225 Silvestre, Théophile, « Diaz », Les
artistes français, op. cit., p. 150.
226 Le catalogue des livres mentionne : « Vinci,
Léonard de, Traité de peinture, Paris, Deterville, 1796.
Avec Figures. » Il acquiert ce traité à la vente Marcille du
4 mars 1857 (voir Lhinares, Laurence, op. cit., p. 86.).
227 Vinci, Léonard de, Traité de
peinture, cité par Max Ernst dans « Au-delà de la
peinture » (1936), repris dans Écritures, Paris,
Gallimard, 1971, p. 241-242.
228 Du Pays utilise cette assertion pour dresser un
réquisitoire dans sa « Visite aux ateliers : Diaz », op.
cit., p. 186.
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Même son admirateur et ami Zacharie Astruc voit ainsi
déjà la façon dont Diaz colle au naturel dans sa
technique-même, et déplore :
« Il n'a manqué qu'une cellule à ce fou qui
courait les champs dans l'ivresse de son caprice, en compagnie des Grâces
ses maîtresses vagabondes. (...) Éternels regrets ! Diaz pouvait
être un grand peintre, il n'est qu'une précieuse
nature229. »
Le chroniqueur du Salon Intime semble noter déjà
la façon dont les personnages qui peuplent ses scènes de genre
sont des émanations de « l'ivresse de son caprice », lorsqu'il
retourne à la nature.
Cherchant dans la tache un correspondant naturel, Diaz
étaye le travail d'Alexander Cozens en lui trouvant une variante
originale. Dans sa continuité, il cherche dans l'informe de la
tâche et de la nature une correspondance. Les « hallucinations
» que décrit Thoré230dans les scènes de
genre, sont une intuition juste de la démarche du peintre. Il
procède à la façon dont Stendhal prodiguait des conseils
aux jeunes artistes, en leur expliquant la façon dont Corrège et
Giorgione étaient devenus de grands peintres « à force
d'être eux-mêmes » :
« Travailler, pour un artiste, dans ces circonstances, ce
n'est presque que se souvenir avec ordre des idées chères et
cruelles qui l'attristent sans cesse. (...) Peu à peu les sensations de
l'art viennent se mêler à celles que donne la nature. Dès
lors le peintre est sur la bonne route231. »
L'artiste n'a en effet de cesse de répéter les
mêmes scènes sur les mêmes fonds, comme une vision
personnelle revenant lui tenir compagnie lors des balades en forêt. Cela
explique la récurrence de détails et de thèmes, dans une
diversité de tableaux qui émanent tous d'un même exercice.
La peinture de Diaz met donc « en lumière » un monde intime,
onirique, qu'il imagine prendre corps dans les lieux qu'il parcourt. Sa vision
de lettré le pousserait à se demander si les arbres sont
habités par les dryades et les demi-dieux punis ? La
réalité est transformée au gré de son imagination.
Ainsi la bucheronne, dont on dit qu'il décrit la silhouette gracile,
devient bohémienne, portant des corbeilles de fruit avec le même
geste. En effet si La Magicienne en est bien une par son attribut,
c'est une silhouette similaire, féminine et gracile, qui s'impose
continuellement au peintre.
Si sa production fait une grande place aux scènes de
genre, genre pour lequel il accède à la reconnaissance, ce n'est
pas une erreur de le « classer » inlassablement parmi les peintres de
paysage aujourd'hui. Le peintre défend le paysage, mais en plus, le
paysage est omniprésent dans ses
229 Astruc, Zacharie, « Diaz », Le salon intime
: exposition au boulevard des Italiens, Paris, Poulet-Massis et de Broise,
1860, p. 72.
230 Thoré, Théophile, Le Salon de 1846,
op. cit., p. 109.
231 Stendhal, op. cit., p. 204-205.
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tableaux. Pas un tableau sans arbre, sauf rares exceptions. La
notion de décorum convient mal à ces arrières plans
boisés. Art sur fond de nature, art sur-naturel, où le bois est
le support qui conditionne la « vision » de l'artiste, la peinture de
Diaz est unifiée dans sa démarche artistique. La Fantaisie
orientale, ou les Baigneuses du Louvre (repr. 21), donnent un bon
exemple de cet effet « collé » dû à la projection
d'une rêverie « brute » sur l'écran naturel, suivant un
procédé imaginé à la Renaissance dont se
réclameront tout aussi bien les surréalistes. La Fantaisie
orientale (1840-1845), conservée au Museum of Art de
Philadelphie, donne à voir une réunion d'hommes du désert
dans une forêt luxuriante, et un couple très « troubadour
», qui brouille l'unicité de temps et d'espace,
synthétisée dans la vision du peintre. Chaque clairière
parait être empreinte d'une mémoire ancestrale, où les
hommes antiques, ceux du moyen-âge, ceux du siècle qui
précédait, renouvelaient la même histoire. Diaz visite la
mémoire du lieu, qui peut avoir partie liée avec
différentes époques. Il s'attache à réactualiser
l'image de La Nymphe de Fontainebleau accompagnée de ses chiens et de
putti, et perpétue incidemment le paganisme, hérétique, de
la famille de Diane de Poitiers232. Les Sylvains en particulier et
Diane dont le nom signifie « fée », jouent un rôle
important en sorcellerie233. Mais la force de l'Eros, universelle,
est la même qui préside aux réunions en forêt de tous
les groupes, avec leurs lots de rumeurs, la même qui fait croître
les arbres et qui anime les pulsions imaginatives du peintre.
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