Section 2. Le mystère de la couleur
« La couleur de Diaz, dans ses ébauches, est le
chef-d'oeuvre de l'éclat dans l'harmonie. Jamais pinceau n'eut de plus
savants artifices, ne rapprocha des tons plus heureux ; il y a dans les
Bohémiens de M. Diaz, des jeux de lumière et de couleur
jusqu'ici inconnus de l'école française, et dont il n'y a point
d'exemples, si ce n'est peut-être dans certaines fantaisies de
Watteau200. »
Ces mots flatteurs de Charles Blanc disent implicitement le
travail empirique de Diaz pour arriver à produire un effet nouveau.
Avant d'arriver à la disposition de couleurs vives et progressivement
dispersées sur la surface du tableau que peut illustrer La
Magicienne, Diaz passe par une multiplicité d'essais picturaux. Sa
démarche artistique n'est pas spécialement dans le prolongement
des maîtres espagnols, la critique de l'époque évoque
d'ailleurs bien plus souvent à son propos l'inspiration de
Corrège et de Prud'hon.
Diaz est en effet plutôt autodidacte et choisit ses
maîtres en fonction d'un principe de plaisir, comme Stendhal avait pu le
préconiser201. Dans sa collection on trouve trace d'un
exemplaire de manuel de dessin, qui prouve en tout cas l'importance à
ses yeux d'avoir un dialogue direct avec les maîtres en s'affranchissant
de l'atelier des aînés202. Mais plutôt que de se
livrer à une étude systématique, le peintre cherche
à explorer la nature, et obéit d'abord à la sienne. Dans
ses lectures, Lady Morgan écrit à propos de Salvator Rosa «
comme Vasari l'a dit du Corrège, "lui aussi était un peintre"
formé par la nature plutôt que par aucun maître en
particulier203 ». Diaz a sans doute suivi ce principe de
plaisir et a d'abord cherché à établir un lien direct avec
la nature et donc la matière picturale comme élément du
monde sensible.
Les tons disposés de façon harmonieuse mais
chaotique, la posture du personnage, désinvolte et équivoque,
renvoient à l'attitude de Diaz lui-même désinvolte et
hermétique dans ses procédés.
199 Viel-Castel, Horace de, Mémoires du comte
Horace de Viel Castel : sur le règne de Napoléon III, Paris,
chez tous les libraires, 1883-1884, p. 184.
200 Blanc, Charles, Histoire des peintres au XIXe
siècle, t. I, Paris, Curville, 1845, p. 47.
201 Stendhal, Histoire de la peinture en Italie (1817),
préf. Henri Martineau, t. 1, Paris, Le Divan, 1929.
202 Le Catalogue des livres composant la
bibliothèque de feu Diaz de la Pena, op. cit., mentionne :
« Jombert, Nouvelle méthode pour appendre à dessiner
sans maître, 1740. 91 planches. Une série de 30 planches
intitulée Diverses figures d'amour est ajoutée à
l'exemplaire. ».
203 Morgan (Lady), Mémoires sur la vie et le
siècle de Salvator Rosa, Paris, 1824, p. 134. L'ouvrage figure
également dans le catalogue des livres vendus.
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Claretie n'essaie pas de détailler son idée
lorsqu'il dit « Tout ce bonheur ressemble à du hasard204
». Derrière le hasard apparent, il y a effectivement une
méthode empirique. Les croquis datés d'avant 1832 (repr. 3)
attestent de l'affinité de Diaz avec le dessin
d'illustration205 ; l'artiste pouvait dessiner mais
préférait la matière picturale. Abandonnant le trait,
l'idée avant l'oeuvre, Diaz plonge dans la couleur « à
l'état vierge206 » et la matière pour en tirer
une science personnelle. Mêlant les tons, donnant à voir sur la
surface peinte ses propres essais, superpositions, le peintre exhibe un travail
qui ressemble à celui d'un alchimiste cherchant à changer le
plomb en or... De fait, sa matière se change sous les yeux des
spectateurs en « joyaux ». Silvestre dira qu'il avait «
trouvé la pierre philosophale de sa palette207 »,
empruntant l'expression à Rubens. À travers la matière
picturale c'est la matière au sens large, l'incarnation, dont Diaz
semble explorer le mystère. Dans une scène de bonne aventure,
L'Horoscope (repr. 17 a et b), Diaz emprunte à Jean
Broc208 (ill. 19) le regard désabusé vers le
spectateur de la cliente, les yeux mi-clos, mais change la posture de sa main :
se laissant dérober par l'escroc, elle pointe du doigt un coin du
tableau où il n'y a rien. Rien sinon un tronc d'arbre dont la gravure
laisse deviner un traitement riche et coloré comme dans La
Magicienne d'Orsay. La cliente sait que tout le mystère est dans la
nature-même, et l'illusion des sens qui conditionne parfois
jusqu'à la destinée des individus.
Relativement vite l'art de Diaz aboutit à un usage de
la couleur facilement reconnaissable. La Magicienne nous renseigne
bien sur la manière « orfévrée » des tableaux de
Diaz. La matière permet de créer de légers effets d'ombres
d'où la peinture brillante pouvait mieux ressortir et scintiller.
Charles Baudelaire appelait ce type de scènes de genre qu'il affectionne
chez Diaz, un « kaléidoscope209 », pour lequel il
pardonne à Diaz l'absence du « mouvement du coloriste », alors
qu'il ne peut cautionner le même immobilisme des figures dans une
allégorie. Mais si les personnages sont dépourvus de mouvement,
la couleur de Diaz n'est pas hiératique, elle renvoie au contraire
à un sentiment de vitalité, comme le souligne Champfleury, pour
qui Diaz est à Ingres ce que le coq fait d'après nature est aux
jeunes grecs néo-classique du Combat de coq de
Gérôme (1846)210. Sans doute à travers cette
existence propre de la matière, Diaz obtient d'une manière
élégamment simple l'« authenticité » du
sentiment.
204 Claretie, Jules, cité par Miquel, Pierre et Rolande,
op. cit. p.162 ; voir aussi Silvestre, Théophile, op.
cit., cit. p. 153.
205 Diaz, proche de Nanteuil, collectionne les ouvrages
illustrés par Tony Johannot. Le catalogue de la vente des livres
mentionne également un ouvrage de Doré.
206 Silvestre, Théophile, Les artistes français, p.
150.
207 Idem., p. 146.
208 Le tableau exposé au Salon de 1819 et exposé au
musée du Luxembourg a pu de ce fait plusieurs fois croiser le chemin de
Narcisse Diaz.
209 Baudelaire, Charles, « Salon de 1845 », dans
Écrits sur l'art, Paris, Le livre de poche, 1999, p. 90. Il
réutilise l'expression dans son « Salon de 1846 »,
idem., p. 185.
210 Champfleury, OEuvres posthumes, op. cit.,
p. 92.
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Le seul genre que Diaz abandonne complètement est la
peinture d'Histoire, dès le tollé de La Bataille de
Médina Coeli (1835). D'autres tableaux, aussi peu marqués de
succès, comme le Supplicié pendu la tête en bas
(c. 1835-1840), du musée des Beaux-arts de Reims, dénotent
de l'influence du romantisme noir, et de l'orientalisme. Durant les
années 1830-1835, la formation du style parait passer par l'empirisme,
son oeuvre présentant des différences de styles
diamétralement opposées, passant d'une finition
léchée à une touche apparente et énergique,
diversité qu'on trouve par exemple chez son ami de longue date Ary
Scheffer. Ainsi il considérera l'orientalisme léché d'un
de ses tableaux, Le Vieux Ben Emeck comme une « erreur de
jeunesse », pour y préférer l'opposé complet de ses
Femmes orientales au repos (repr. 18). Vers 1840, Henri Zerner
décrit une situation « figée », où l'antagonisme
des manières d'Ingres et Delacroix s'essouffle211. Couture
impressionne alors le public, et de la même manière les
procédés picturaux de Diaz et de Decamps tranchent avec la
tournure qu'a prise la bataille romantique.
Plutôt que de tenter en si peu d'espace de tenir un
propos général sur l'ensemble des peintres que Diaz a pu
étudier pour sortir de cet essoufflement, il est intéressant
à propos de la « magie » de sa couleur d'évoquer la
façon dont il a pu lui-même être amené à
multiplier ses intérêts pour les maîtres suivant sa propre
quête du mystère de la couleur.
En premier lieu, comme s'il était d'abord frappé
par la description du mystère dans la nature chez les coloristes, Diaz
semble privilégier les maîtres qui usent du paysage,
c'est-à-dire se faire en quelque sorte sa propre histoire du paysage,
où il a tôt fait de rencontrer le mythe. Chez Rubens, il peut
admirer des nus féminins en forêt, des allégories
mythologiques, et des motifs floraux. Il prise encore des scènes
où l'allégorie est placée sur fond de nature, comme dans
La Tempête de Giorgione (c. 1510), et L'Antiope de
Corrège (1524-1527) ; puis dans la peinture anglaise du
XVIIIe siècle avec Reynolds et Gainsborough. Si Diaz
privilégie la couleur sur le trait, c'est que lui aussi la trouve
magique, il se voit dans la lignée « magiciens » que seraient
Corrège, Rembrandt, Rubens et de Hooch : « Les lumineux, les
magiciens ; il me semble que tous ces cocos-là sont mes
parents212 ».
Là où de Vinci préconisait la
primauté au dessin, puis le rétablissement de l'effet optique
avec le sfumato, Diaz reprend à Corrège son
interprétation sensualiste de la technique léonardienne pour
finalement s'éloigner du dessin et donner à voir la
matière-même. Le peintre romantique montre à la suite de
Delacroix le sentiment dans la couleur, le mystère propre à une
matière tangible, en contournant le pouvoir illusionniste de la
peinture.
211 Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit., p.
134.
212 Diaz, rapporté par Silvestre, Théophile, «
Diaz », Les artistes français, op. cit., p.
140.
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C'est aussi de Corrège que se sont inspirés les
maîtres de Fontainebleau, puis plus tard Watteau et encore Prud'hon.
Revisiter la Renaissance fonde pour lui comme pour beaucoup, la validité
d'une démarche révolutionnaire en art, dans la lignée des
multiples réhabilitations de styles passés213.
Corrège, adulé par Stendhal, est en 1832 à l'honneur en
même temps que Watteau chez Théophile Gautier214.
Corrège rend un sentiment merveilleux et étrange, propice
à la légende ovidienne, par la tonalité et
l'éclairage, ainsi que le hiératisme des figures215,
ce que Diaz a réussi à imiter tout en déployant des
couleurs qui trompent l'immobilisme des personnages et en maintenant leur
suspension dans le temps. Diaz est un « Corrège à Barbizon
», pour Jules Claretie, car il en revisite la sensibilité ; mais
comme La Magicienne le met en abîme son art est
également, comme celui du Corrège, un mystère d'apparente
facilité. Castiglione en 1528 attribue à Corrège
« (...) une certaine désinvolture (...) qui montre que ce qu'on a
fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser216 »,
ce qui préfigure exactement la même impression que fera Diaz,
depuis son apprentissage chez Sigalon jusqu'à la fin de sa
carrière.
La désinvolture du peintre est à l'origine de la
diversité de sa manière. Lorsque Diaz fait resurgir Diane (repr.
19) de la mémoire de Fontainebleau, comme il le faisait avec la
Nymphe de Fiorentino accompagnée de chiens dans La Mare aux
Fées, la déesse et effigie de Diane de
Poitiers217 apparaît dans le halo de la mémoire du
lieu, avec la couleur de Nicola dell'Albate, Rosso Fiorentino, Primatice et du
Maître de Flore. En comparant le colorisme de l'École de
Fontainebleau et celui de Diaz, le parallèle est frappant. Comme si les
décorations du château s'étaient enfuies dans les bois,
retournant à la nature originelle, les « kaléidoscopes
» de Diaz en reprennent la couleur surprenante. Les tons violacés,
oranges, bleus roses et jaunes de La Charité du Maître de
Flore (c. 1550) (ill. 20) ne sont pas sans rappeler « la vision de
haschisch » qu'est La Magicienne. C'est peut-être de ces
maîtres qu'il tire l'idée d'abandonner la couleur locale, pour
peindre des arbres orange ou bleus dont la disposition en contraste de
complémentaire recrée empiriquement une intelligibilité
(repr. 20). Le mystère de la couleur est mystère du monde
sensible ; la préoccupation du peintre rejoint celle qu'avaient eu les
artistes de la Renaissance218 tel Altdorfer qui fait resurgir de la
forêt la légende de Saint George et le dragon (1510),
crypté dans la nature.
213Rosen, Charles et Zerner, Henri, op. cit.,
p. 195.
214 Maurouard, Elvire, Les beautés noires de
Baudelaire, Paris, Karthala, 2005, p. 150.
215 Riccomini, Eugenio, Corrège, Gallimard, 2005,
p. 151.
216 Castiglione, Le Courtisan, 1528, cité par
Riccomini, Eugenio, Corrège, Gallimard, 2005, p. 25.
217 Pour des renseignements généraux sur Diane
de Poitiers et l'art à Fontainebleau, voir Lévêque,
Jean-Jacques, L'École de Fontainebleau, Neuchâtel, Ides
et Calendes, 1984, p. 97.
218 Pour un propos général sur l'attitude
Renaissante vis-à-vis de la relation entre art du paysage et imaginaire,
voir Aston Margaret, (dir.), Panorama de la Renaissance, Thames and
Hudson, p. 190-168.
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La Renaissance italienne revisitée, depuis
l'École de Fontainebleau jusqu'à Corrège, apporte à
l'artiste un répertoire de formes picturales issu de la relecture
d'Ovide aux XVe et XVIe siècles219.
Sous le règne de François Ier, la magicienne
était un personnage énormément représenté,
surtout au théâtre florentin ; La Magicienne et la
Scène d'Incantation dans le répertoire d'un artiste
s'étant formé à Fontainebleau dans les années de la
bohème galante, amènent ainsi irrésistiblement sur les
traces de l'art de cour renaissant. Tant chez Ovide que chez Pic de la
Mirandole ou Marsile Ficin220, l'Eros et la magie sont des
préoccupations centrales, permettant de canaliser des forces
pulsionnelles dans un but mystique.
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