Chapitre 3. La figure du magicien
Si la Magicienne relaye une sensibilité
artistique portée sur le pouvoir du charme féminin, et installe
dans l'oeuvre l'autre figure de la fée charmeuse et capable
d'infléchir la volonté des mortels sans en être les
marraines protectrices, elle est aussi le versant féminin du «
magicien » qui nous renvoie directement au personnage artistique de Diaz.
Le mot magicien n'intervient que sous la plume des critiques et historiens de
l'art au sujet de Diaz et jamais dans les titres que ce dernier donne à
ses sujets, ni dans les personnages de ses tableaux à l'exception
peut-être des deux sorciers dans les premières versions des
Maléfices (nous y reviendrons), dans les sujets tirés de
Faust, et dans une estampe non imprimée et non datée
intitulée l'Astrologue (repr. 27).
Cette dernière estampe, gravée par Louis Marvy,
considéré comme le meilleur graveur de Diaz, confirme
l'intérêt du peintre pour le personnage du savant versé
dans la science occulte. Déjà en choisissant de peindre le couple
Frollo/Esméralda lors de la tentative de viol du premier sur la
270 Deschanel, Émile, op. cit., p. 255.
271 Diaz, rapporté par Théophile Silvestre, op.
cit., p. 147 ; cité par Billy, André, Les beaux jours de
Barbizon, préf. Christian
de Bartillat, Etrépilly, Les Presses du Village, 2002, p.
72.
272 Martin, Roxane, « la féérie
théâtrale au XIXe siècle : de la magie «
mise en scène » à la magie de l'écriture »,
Bernard-Griffiths, Simone et Bricault, Céline (dir.), op. cit.,
p. 266.
273 Bricault, Céline, op. cit., p. 15.
274 Friedrich, Caspar David, cité par Max Ernst dans
Gille Vincent, « Paysages imaginaires : le rêve de la nature »,
dans Gille Vincent (dir.), cat. exp. Trajectoires du rêve, du romantisme
au surréalisme, Paris, Pavillon des arts 7 mars - 7 juin 2003, Paris,
Paris musées, 2003, p. 61.
70
deuxième dans une oeuvre de jeunesse conservée
au musée Fabre de Montpellier, puis dans ses différents sujets
mettant en scène Faust. Claude Frollo et le Dr Faust sont tous deux
férus d'alchimie, quoiqu'ils soient tous les deux rentrés
initialement dans des carrières éloignées de la magie : la
religion pour l'un et la science pour l'autre. C'est au croisement des deux que
se trouve Diaz également, en tant qu'artiste, à l'époque
où l'art tente d'être compris à l'aune du raisonnement
scientifique, exaltant les sentiments à la manière de la foi,
sans jamais s'asservir ni à la Raison, ni au Dogme.
Section 1. Diaz et l'identification à Faust
Une série de sujets tirés de la légende
de Faust en 1865 attire notre attention. Diaz imite Delacroix, dont il
achète un sujet tiré de Faust275, et suit un
engouement général pour l'oeuvre de Goethe, mais il semble
investir particulièrement le thème. Faust est une « figure
légendaire de savant et de magicien, issu d'une synthèse entre un
certain Dr Jorge ou Johannes Faust de Souabe (v. 1480-v. 1539) et des mages ou
alchimistes comme Albert le Grand ou Simon Magus276. » Avant de
devenir philosophe dans ses adaptations littéraires, ce personnage
aurait été plutôt charlatan. Christophe Marlowe, dans
The Tragical History of Doctor Faustus (1589-1592)277,
Goethe avec ses deux versions de Faust en 1808 et 1833, introduites
par Gerard de Nerval dans une édition française de
1840278, puis Gounod dans un opéra de 1859 ont chacun
à leur tour interprété le thème. L'opéra de
Gounod met l'accent sur l'amour de Faust pour Marguerite, donnant au savant une
raison passionnelle à sa pactisation et à son renoncement au
Ciel. En cela, cette version rejoint le motif de la passion de Claude Frollo
pour Esmeralda, autre sujet de Diaz.
Diaz a fait son autoportrait en Faust, et investit le
thème dans plusieurs tableaux et de façon
répétée au cours de sa carrière là où
d'ordinaire il ne traite que brièvement des sujets littéraires.
Le sujet est traité à travers cinq toiles à ses tout
débuts, gravées par Tony Johannot, dont trois nous sont parvenues
; par exemple Dans les coulisses du théâtre,
effectué pour Desforges (repr. 29). Il réitère le
thème en étant cette fois le modèle. Entre temps il est
devenu ce « magicien » aux yeux de la critique. C'est au moment
où sa femme se meurt, et qu'après s'être enivré de
biens matériels il doit faire face à ses créanciers, et
à la perte d'intérêt de la critique, qu'il
réitère une série de Faust et Marguerite. Faust, dont la
talent est factice, vendait son âme au Diable pour Marguerite ; la
série mise en relation avec le contexte familial donne le sentiment d'un
parallèle fait par l'artiste. Celui-ci
275 Catalogue de la vente qui aura lieu par suite du
décès, op. cit.
276 Catherine Rager, « Faust », Dictionnaire des
fées et du peuple invisible dans l'occident païen, Turnhout,
Brepols, 2003, p. 307.
277 La légende de Faust, qui met en scène la
force inquiétante de la nature, et s'illustre pour Couliano dans la
sensibilité renaissante. Couliano, I. P., op. cit., p.
282-293.
278 Voir à ce sujet Benichou, Paul, Le sacre de
l'écrivain, op. cit., p. 245-253.
71
peint au même moment un Don Quichotte, enfermé
dans un monde chimérique, qui comme Faust nourrissait des ambitions
au-delà de sa portée. Le peintre en voyant s'écrouler un
édifice construit dans le bonheur, a pu avoir le sentiment de le voir
s'évanouir comme un rêve ou un artifice.
Lors de la vente du 11 mai 1865, composée de dessins
à l'essence, les quatre premiers numéros sont consacrés
à des sujets tirés de Faust, exclusivement axés sur le
couple Faust/Marguerite. On y trouve dans l'ordre
Méphistophélès montrant Marguerite à Faust
(285 F), Marguerite effeuillant une fleur (parfois
précisé, une marguerite) (420 F), Faust et Marguerite
(525 F) (repr. 28) et Marguerite sortant de l`Église (320
F). Faust et Marguerite est un double portrait de Diaz et sa femme
Marie, peut-être peint pour l'occasion. Soit le tableau venait, comme le
premier, d'une collection de sujets faustiens que Diaz gardait chez lui et ne
mettait pas en vente, dont il espérait en temps de crise tirer un bon
prix. Dans ce cas, le double portrait nous permet déjà
d'interroger une identification de Diaz pour Faust, au-delà du simple
intérêt que l'artiste porte pour le personnage littéraire.
Cela pourrait s'interpréter comme une déclaration à sa
femme, d'un amour qui le ferait renoncer au Ciel, doublé du luxe de se
voir portraiturer à la manière des privilèges de nobles.
Soit, la pochade est réalisée pour la vente, auquel cas une
interprétation plus précise s'offre pour caractériser
l'identification à Faust : Diaz aux prises avec ses créanciers
avoue ne pas avoir un succès assuré, un prestige à la
hauteur du faire des grands maîtres, lui qui esquisse, qui jouit d'une
facilité à séduire le public. Il avoue dans un dessin
esquissé être pareil à Faust, prêt à tout pour
amasser les richesses qui combleront sa femme, et enchanteront la vie de ses
enfants, par amour prêt à user de l'artifice, de la ruse, d'un
calcul stratégique. Le Diaz que nous décrivent ses amis et
contemporains, est de nature à douter de son talent. Peut-être
a-t-il eu l'intuition le premier de la valeur marchande et intrinsèque
au marché de l'oeuvre d'art, au moment où s'essoufflaient les
batailles romantiques ?
L'étonnement de trouver une telle pratique mercantile
au milieu du XIXe siècle a déjà poussé
Lhinares à le comparer à Damien Hirst. Cependant le peintre
était sans doute étonné lui-même de repousser
à un point jusqu'alors inconnu les potentialités de l'empirisme
du goût. Léopold Robert pratique dans la scène de genre,
avant Diaz, une tactique que Pascal Griener décrit comme une «
ambigüité », permettant de s'adresser au plus large public
possible. Robert cherchait à « créer un objet de
consommation optique adapté à son investissement
initial279 », puis pratiquait comme le fait Diaz ce que
l'auteur nomme « leitmotiv », « sérialisation
différentielle », et « permutation », permettant de faire
varier un thème une fois son succès vérifié. La
pratique mercantile de Diaz pose indubitablement un cas de conscience à
double tranchant pour l'artiste et pour ses accointances : la « noblesse
» de l'artiste fixée par Vasari inclut une belle prestance, des
qualités morales, une énergie
279 Griener, Pascal, « Pour une analyse économique
du genre au 19e siècle. Le cas de Léopold Robert
», dans Elsig, Fréderic, Darbellay, Laurent, et Kiss, Imola,
Les genres picturaux, Genèse, métamorphoses et
transpositions, Paris, Métis Press, 2010, p. 161.
72
créatrice, une instruction étendue, l'aisance en
société et une absence d'activité
mercantile280. Si l'évolution du contexte artistique depuis
le XVIIe siècle a assoupli cette assertion de principe, elle
est reprise sur le dernier point par la bohême romantique, dont la
vocation artistique doit se traduire par l'ascèse281. D'un
côté Diaz défie l'idéalité de l'artiste
« classique » en bien des points, et par son succès triomphe
d'une conception traditionnelle de l'art, mais d'un autre il nie l'idée
de pouvoir reconnaitre la vocation de l'artiste par son habitus. À
côté de ses ventes aux enchères, dans une tension
paradoxale, Diaz expose exclusivement au boulevard des Italiens dans la salle
d'exposition de Louis Martinet qu'Astruc nomme le « Salon intime »,
un « projet en décalage avec le monde de plus en plus
industrialisé et médiatisé282 ». De
même, la fuite dans l'imaginaire et l'anachronisme,
Fort d'une connaissance empirique de la psychologie de ses
clients, capable de repousser les limites des convenances artistiques en
faisant aimer la lumière de ses tableaux, Diaz peut se comparer à
Faust, qui avait trouvé son maître en Lucifer, « porteur de
lumière », de connaissance283. Cette lumière
porteuse de renommée mondaine et de faste pourrait menacer la
fraternité simple de l'Arcadie barbizonienne, comme Faust dût
renoncer au Paradis.
|
|