I.2.1.1.Théories de
l'origine du pidgin
Il existe plusieurs théories sur l'origine du pidgin
qui ont été proposées au cours des cent dernières
années. Ceux-ci sont regroupés en cinq théories. Dans
notre travail nous n'allons pas étudier les cinq théories, nous
nous limiterons seulement sur trois de ces théories à savoir le
baby talk, la théorie de la monogénèse et la
théorie de la polygénèse. Cependant, nous voulons
souligner que l'explication de ces théories par nos différents
auteurs n'étant pas trop claires et la différence n'étant
pas bien précise, un mélange des origines dans ce travail est
une possibilité qui doit surtout être pris en
considération.
Ø La théorie du baby-talk
Dès le 20ème siècle, N. Schuchardt avait
émis l'hypothèse que le pidgin pouvait être issu de
simplifications volontaires opérées sur les langues (portugais,
anglais, français) par des colons européens. Un cas
d'observation de simplification volontaire du langage est le mode d'expression
simplifié dont usent les locuteurs adultes pour s'adresser aux jeunes
enfants, (c'est ce que l'on a appelé le « baby
talk ») ou à des interlocuteurs de langues
étrangères.
Chaudenson (1974 :389-393) lui aussi évoquera ce
processus de simplification des langues ; mais pour lui, il trouvera que
c'est un phénomène qui est lié aux facteurs sociaux et
socio culturels. Pour cela, il parlera de la mise en contact de deux
systèmes linguistiques : celui du maître et celui de
l'esclave. Cette hypothèse stipule que, les locuteurs des langues
européennes simplifient la structure de la langue pour pouvoir
communiquer avec leurs servants et leurs esclaves. La conséquence
étant que ces personnes apprennent la forme simplifiée de la
langue qu'ils transmettront ensuite à leurs descendants. Romain (1988)
dira à cet effet que, la simplification signifie un effort conscient
par les blancs dans la relation maîtres- esclaves de ne pas leur
apprendre la langue proprement dite, car, diront- ils, l'esclave n'était
bon que pour les travaux forcés.
Todd (1990) cité par Mühlhäusler
(1997 :97) présente le « baby talk » en ces
termes :
Speaker of a lower language may make so little progress in
learning the dominant speech, that the master in communicating with them resort
to «baby-talk». This «baby-talk» is the master imitation of
the subject's incorrect speech. There is reason to believe that it is by no
means an exact imitation, and some of its features are based not upon the
subjects «mistakes but upon grammatical relations that exist within the
upper language itself. The subject, in turn deprived of the correct model, can
do no better now than to acquire the simplified «baby talk» version
of the upper language. The result may be a conventionalized jargon. During the
colonization of the last few centuries, Europeans have repeated given
jargonized versions of their languages to slave and tributary people.
En fait, les Européens étaient tellement surs
de la supériorité de leur culture qu'ils n'ont pas pris le temps
d'apprendre les langues locales ; c'est ainsi que les indigènes
devraient fournir des efforts supplémentaires pour apprendre et
comprendre la nouvelle langue qui leur était imposée par leurs
maîtres. Pour cela, chacun à son niveau retenait ce qui lui
était possible de retenir et surtout de prononcer. Les natifs ont
d'abord commencé à apprendre mais de manière approximative
ou plutôt incorrect le portugais, l'espagnol, le français ou
l'anglais. En conséquence, les Européens attribuent à ce
parler mal agencé de leurs langues par des indigènes comme
étant une infériorité mentale de ces derniers et non pas
comme une insuffisance dans la pratique de ces langues. Ceux-ci diront
même que transmettre les bases corrects de leurs langues aux
indigènes étaient inutiles car, ils jugeaient cela trop
compliquée pour eux (Hall 1966 :5).
Ce que Hall voudrait nous faire comprendre ici c'est que, ce
ne sont pas les européens qui ont rendu la structure de leur langue
simple, ces sont plutôt les indigènes eux- même qui ont
simplifié la structure de ces différentes langues parce qu'ils
voulaient se faire comprendre par leurs maîtres. C'est ainsi que, les
blancs ont imité et adopter ce parler incorrect des natifs à
leur propre langue pour pouvoir faciliter les échanges entres eux et ces
derniers. Ce qui entrainera donc une espèce de cocktail linguistique qui
aurait donné naissance à ce parler que l'on appelle aujourd'hui
le pidgin.
Cette théorie a été critiquée
durant des années par des linguistes qui estiment que, il ya eu des
situations réciproques ou la simplification de la structure des langues
a eu lieu. C'est le cas des langues vernaculaires telles que le Kikongo, la
langue bantou qui est l'une des langues qui a un statut officiel au
Zaïre.
Ø La Monogénèse
Les créolistes ont remarqué qu'il existe
beaucoup de ressemblances entre les pidgins et les créoles. Ils
soutiennent que ces langues seraient formés à partir d'une
même langue-base (par exemple entre les créoles français de
l'Océan Indien et des Antilles, distants de plusieurs milliers de km,
ces langues comporteraient les mêmes traits structuraux et le même
vocabulaire de base) .Pour cela, les partisans de la monogénèse
ont recours à une explication par un processus de relexification
qui aurait été opéré sur la base d'un pidgin
portugais. Sur celui-ci se seraient greffés des apports lexicaux de
l'Anglais et du Français.
Pour emboiter le pas à cette idée
évoquée plus haut, les auteurs partisans d'un pluralisme originel
ne dérogent pas à cette interprétation et proposent
à leur tour des explications où entrent en jeu des mixages, des
amalgames, des réflexes de simplification, des processus analogues
à l'hybridation. Ainsi, des communautés qui sont contraintes, en
raison de leur extrême pluralisme linguistique, de se forger un moyen de
communication, manifesteraient des tendances fondamentales à Y homo
loquens.
Todd quant à lui (1990 :32) insiste sur les
similarités et pense que tous les pidgins seraient issus de
langues-bases européennes, c'est-à-dire que tous les pidgins et
créoles à vocabulaires européens (ou du moins la plupart
d'entre eux) seraient tous dérivés d'un même pidgin
afro-portugais élaboré sur les côtes de l'Afrique
occidentale dès le XVe siècle grâce au contact entre des
Africains, des marins et traiteurs Portugais. Ainsi, lorsque plus tard les
Anglais, les Français et les Hollandais arrivèrent sur les
côtes africaines, ils substituèrent les vocables de leur langue
aux vocables portugais tout en préservant essentiellement la structure
grammaticale du pidgin originel afro-portugais : c'est ce que l'on a
appelé la reflexification qui selon Hall
(1966 :183) cité par Romain (1988 :86) consiste à la
substitution du vocabulaire mais tout en maintenant intact la base syntaxique.
Pour d'autres chercheurs, le pidgin serait issu d'un
« français nautique » (de navigateurs
français), ou d'un parler appelé « sabir » du
bassin méditerranéen. Certes, le phénomène de
reflexification a été observé ça et là :
par exemple, deux créoles parlés au Surinam, le sranan et le
saramaccan, provenant d'un pidgin (ou créole) à base portugaise,
ont été relexifiés par l'anglais après l'expulsion
des Portugais par les Britanniques.
Contrairement à ce que pensent Todd, Kate et Tosco
(2003), qui soutiennent que de nos jours, cette théorie peut
être réfutée dans la mesure où elle manque de
fondement et de base. Ils continuent meme en affirmant qu'il est probable que
les marins aient été dans une position favorable pour être
parmi les « créateurs » de la langue du Nouveau
monde. De même, les marins et les esclaves étaient issus
d'horizons linguistiques divers, mais étaient forcés de cohabiter
ensemble et de communiquer entre eux Ce meelting pot a été
un élément majeur qui a favorisé ainsi un environnement
adéquat pour la formation du pidgin.
Cependant, certains auteurs rendent compte des
similarités par l'origine africaine des esclaves. Il est aisé
d'objecter que les esclaves africains provenaient de zones linguistiques
diverses, que les maîtres constituaient délibérément
des équipes linguistiquement disparates. (Par exemple, le créole
de la Réunion s'est formé dans une population d'origine avant
tout malgache et indienne, et tardivement africaine. On retrouve
également des similarités avec le créole de Pitcairn
où il n'y eut aucun impact africain). Deux problèmes sont
soulevés ici : d'une part l'africanité des créoles,
d'autre part la « simplicité » comme trait typique de ces
langues et justifiant ainsi les similarités. En effet, les africanismes
dans les créoles ont jusqu'ici été recherchés
à un niveau superficiel, celui des signifiants.
Ceci dit, l'hypothèse de la monogénèse
reste faible face à celle de la polygénèse : les
recherches récentes prouvent que ceux qui apprennent une langue nouvelle
s'attachent beaucoup plus au lexique qu'aux modèles grammaticaux.
Ø La polygénèse
Le défenseur actuel le plus vigoureux de la
polygénèse est Robert Hall Jr. Selon lui, tous les créoles
ont évolué à partir de pidgins et peuvent devenir par la
suite des langues plénières. Il y a une génération
spontanée des pidgins qui s'est produit dans les conditions de temps et
de lieu où le besoin s'est fait sentir. Toutefois nous devons avoir en
esprit que ces langues connaissent plusieurs appellations. Elles sont
appelées des langues mixtes, langues corrompues, langues barbares
(Muysken et Smith 1994, Kerswill 2004, Huber 1999, Bakker 2002, Cassidy 2009)
pour ne citer que ceux-là.
D'après les différentes théories sur le
pidgin, l'on est tenter de croire que il ya plusieurs définitions et
plusieurs explications sur cette langue, l'on pourrait même croire que il
ya des pidgins individuels et des pidgins sociétaux. En fait, nous
constatons que pendant que certains chercheurs s'attardent sur le pidgin qui
est parlé par une communauté, d'autres mettent l'accent sur les
parlers individuels. Tillman (2006 :53) fait parti de ceux là qui
étudie le pidgin sur les parlers individuels. Il prend pour exemple un
couple qui est issu des horizons linguistiques différents. Ces personnes
cohabitent ensemble et dans leur relation, ils doivent communiquer pour pouvoir
se faire comprendre. Par exemple :
Pierre et Marrie sont mes voisins. Pierre qui est
sénégalais, est marié à Marie, une
américaine. Marie parle Anglais et Pierre le Wolof, sa langue locale, et
le Français. Ils sont mariés depuis deux ans et vivent aux
Etats Unis depuis Avril 2005, et c'est ainsi que Pierre acquiert ses bases en
Anglais.
Tillman dira que ces deux personnes, en essayant de se
comprendre mettront sur pied une sorte de mixage Wolof/Anglais/Français
qui d'après elle est une sorte de lingua franca et de pidgin.
R. Hall (2009 :176) quant à lui dira que, si l'on
prend en compte la situation linguistique de ces deux locuteurs, l'on se rendra
compte que c'est le prototype même d'une situation de pidgin. C'est
à dire, deux locuteurs linguistiquement étrangers, qui essayent
de communiquer tout en usant d'un vocabulaire minimal. En fait, il ya
réduction des principes du discours à ses traits essentiels, ce
qui entraine une adaptation à une communication
élémentaire et pratique.
Mais, Hall trouve que, un tel langage est toujours
éphémère sauf si les contacts s'institutionnalisent
(esclavage, occupation militaire, mariage de Pierre et de Marie). Mais alors,
la langue s'adapte à un champ de situations de plus en plus
différencié par une extension lexicale et par une improvisation
analogique. Nous ne pouvons entrer dans le détail de la
réfutation que mène David Decamp. Il est évident que
Robert Hall, pour rendre compte de l'apparition d'un pidgin dans une
communauté disparate, admet à la fois un processus de
génération et un processus de diffusion.
La communication spontanée et
éphémère n'explique pas tout le phénomène
pidgin, ou bien alors, il faut lui donner un sens très large et admettre
qu'un pidgin naît dans n'importe quel environnement où les gens
s'exercent à parler une langue étrangère. Il n'y a
véritablement de pidgin que dans et par un processus de diffusion. Les
pidgins ne sont pas utilisés par les maîtres ou par les
étrangers, mais par des indigènes qui, dans une position de
subordonnés absolus, et aussi dans une situation de pluralité
linguistique, doivent répondre pratiquement à la
nécessité de communiquer.
De même, le problème de l'origine des pidgins
fait nécessairement intervenir des considérations
sociolinguistiques sur les situations de langage. Il semble bien qu'il y ait un
accord général de la part des auteurs qui ont participé au
congrès de Mona pour admettre qu'une telle réflexion doit se
plier à la rigueur de la linguistique, et aussi s'élargir pour
adopter une perspective interdisciplinaire.
Vendryès (1924) dans son livre intitulé :
Le Langage, Introduction linguistique à l'histoire
démontre que une langue évolue entre deux pôles -celui
de l'homogénéité où l'intercompréhension est
réalisée, et celui de
l'hétérogénéité où celle-ci est
altérée et tend à s'annuler- selon que les situations
où opère le langage mettent en jeu des facteurs qui agissent dans
un sens ou dans l'autre. Il existe donc bien, selon Vendryès, une
approche externe des processus de dialectalisation. Celle-ci est
évidemment interdisciplinaire.
En définitive, on constate que les pidgins imposent aux
chercheurs, plus que toute autre langue, cette nécessité de se
référer aux situations de langage, non pas parce que ces langues
sont plus sensibles que d'autres aux conditionnements externes, mais, parce que
ceux-ci sont encore passibles d'une approche sociologique et historique Car,
elles sont relativement récents, manifestes dans la documentation, enfin
susceptibles d'observations actuelles.
De plus, il est dans la nature des pidgins de ne survivre
qu'autant que subsistent les conditions économiques et sociales
où ils sont nés. Ils sont appelés à plus ou moins
long terme, soit à disparaître, soit à se développer
(donc à s'enrichir) en créoles, mais cela à une condition
qu'ils partent des langues secondes et deviennent langues premières
pour les générations suivantes. Les conditions de naissance sur
les pidgins étant ainsi exploré, qu'en est- il de l'origine et
de l'expansion du pidgin au Cameroun ?
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