5.3.2 Le fil des pensées des dirigeants
Notre attention a particulièrement
été attirée par le fait que, selon les recherches de Kolb
et Vygotski, l'apprentissage implique la transformation des connaissances.
Tandis que selon les récits des dirigeants interrogés, leurs
pensées impliquent la généralisation des connaissances. Il
apparaît important de noter que les récits des personnes
interrogées durant l'enquête offrent une visibilité
étonnante sur ce qui se passe dans leurs pensées, sur la
façon dont ils absorbent les différents éléments de
l'expérience puis les généralisent et les intègrent
à leurs propres connaissances. Les techniques comme l'entretien
d'explicitation, l'entretien de décryptage et l'entretien
d'auto-confrontation nous ont menés à observer tous les «
recoins » de la pensée de ces personnes. Il est aussi
intéressant de remarquer une grande tendance à associer la «
pensée » représentant une grande partie immatérielle
et réflexive de l'activité des dirigeants, avec ce qu'ils
appellent « l'apprentissage du leadership ». D'ailleurs, un lien
inséparable entre le concept de « respect » - un concept
quotidien et le concept de « leadership » a été
identifié dans chaque verbalisation de leur pensée. Le respect et
le leadership forment un « parallélisme », même si c'est
implicite, dans leur pensée. Selon ces
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dirigeants, nous ne pouvons pas avoir l'un sans
l'autre. D'une part, dans les entretiens N°01-A, N°03-B et
N°05-D nos interlocuteurs ont classé tout ce que ces personnes
faisaient afin de gagner et de maintenir le respect d'autrui envers
eux-mêmes, que se soit leurs subordonnés ou leurs
supérieurs, leurs frères et soeurs ou leurs parents, dans leur
« apprentissage du leadership ». D'autre part, dans les entretiens
N°01-B, N°06-E, même si le mot « respect » n'est pas
apparu dans leurs récits, le couplage « respect » - «
leadership » existe toujours, mais sous forme d'« anti-exemple »
d'un père nerveux ou d'un directeur malhonnête. Plus
particulièrement, dans l'entretien N°04-C, la comparaison entre les
deux supérieurs nous a clairement démontré que les effets
de contraste contribuent à la dynamique de réflexion du
dirigeant.
En dépit de la tendance qui considère
que l'apprentissage est une activité comme les autres, la
variété des thèmes abordés dans les pensées
des dirigeants interrogés montre que l'apprentissage semble ne pas tout
à fait correspondre au schéma de Vermersch (Figure 4) où
nous pouvons facilement trouver l'action au centre de l'expérience
vécue. Dans la verbalisation des pensées des dirigeants de notre
enquête, nous avons constaté qu'au lieu de l'information sur
l'action procédurale, les dirigeants se focalisent
particulièrement sur les actions cognitives et les informations
satellites de l'action (les jugements, les déclaratifs et les
intentions). Dans leurs récits, il y a beaucoup d'images de proches
(père, mère, frère, soeur, enfants...), d'adjectifs
soigneusement sélectionnés (N°04-C) ainsi que des
métaphores et des anecdotes, provoquant de nombreuses émotions.
L'entretien N° 03-C constitue une illustration claire de cet argument. De
plus, les données de notre enquête montrent également que
l'apprentissage du leadership n'est pas non plus un processus d'apprentissage
comme les autres, qui peut être réalisé dans les espaces
dédiés comme dans les formations de type MBA (Gauthier, 2008) et
actualisé par l'application de stratégies spécifiques
(Edith, 2004). Les liens entre des thèmes différents (Annexe 2)
dans la verbalisation des pensées des dirigeants montrent que c'est un
processus implicite, spontané et fortuit (entretien N°04-C). Rien
ne peut indiquer que les dirigeants appliquent des méthodes ou des
stratégies particulières pour devenir leaders. A la
différence d'une action procédurale, l'apprentissage du
leadership regroupe en même temps plusieurs actions cognitives. Les
dirigeants peuvent à la fois ressentir et se remémorer,
réfléchir et considérer, comparer et
généraliser. Comme il s'agit d'actions cognitives, la notion du
temps semble perdre sa valeur.
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Effectivement, dans notre enquête, les
récits des interviewés montrent que la dimension du temps et
l'ordre chronologique dans le fil de leurs pensées ne sont pas
significatifs. Les dirigeants interrogés peuvent en même temps
penser à des thèmes divers, indépendamment du moment
où ces thèmes sont apparus dans leur vie. Une autre remarque
importante est que la « situation-source » la plus mémorable
est souvent la plus ancienne. De plus, certaines d'entre elles ont
été présentées sous forme d'une « blessure
ouverte », qui peut être reliée avec chaque
événement similaire du présent. Dans une situation de ce
type, la personne en question n'a pas pu traiter sa frustration et son conflit
intérieur dans l'immédiat. Le dernier entretien peut confirmer la
pertinence de cette remarque. La personne interrogée n'a pas dit un mot
au sujet de la scène de la réunion du matin (N°06-E). Pour
lui le « problème » semble être trop récent pour
être évoqué et ce qui cause un dilemme entre le manque de
réflexion pour une résolution efficace et l'incapacité
d'accepter ce qui s'était passé. C'est là que nous pensons
avoir trouvé la raison de l'existence des mouvements, des actions
sous-jacentes représentées par les flèches entre les
quatre éléments dans le cycle d'apprentissage par
l'expérience du modèle de Kolb (Figure 2 et 3).
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