5.3.1 Le « sentiment d'apprendre » et son
rôle
En ce qui concerne le « sentiment d'apprendre
», il est important de noter que nos entretiens confirment la pertinence
de la théorie des trois catégories de Peirce, car lors de
l'analyse des données nous avons effectivement pu identifier trois
sortes de « sentiment d'apprendre » apparaissant dans trois types de
« situations-sources » différentes. La première
catégorie (Potentielle) est caractérisée par le fait que
le « sentiment d'apprendre » peut se produire à partir de la
« situation-source indirecte », à travers une
expérience vécue par d'autres personnes. Dans une «
situation-source » de la première catégorie, par exemple
dans la situation N°03-B-b (le capitaine), le « sentiment d'apprendre
» de la personne a été généré à
partir de l'observation d'une scène réelle. Cependant,
l'observateur ne pensait pas nécessairement à
répéter exactement la même chose que le capitaine, mais il
pensait plutôt à des situations « Potentielles » ou
« possibles non-actualisées » comme les appelait Peirce. Dans
l'enseignement et l'apprentissage formel, les auteurs de la méthode
d'étude de cas ou de la méthode d'enseignement du leadership en
donnant les exemples de personnes extraordinaires peuvent affirmer que les
apprenants peuvent inspirer leur « sentiment d'apprendre » et
alimenter leurs pensées par les exemples des autres. En revanche, aucun
des dirigeants interrogés n'a évoqué de l'influence des
grands leaders lors de leur conversation avec nous sur ce qu'ils
considèrent comme « l'apprentissage hors des salles de cours
». Ce constat nous a fait penser en quelque sorte à la double
facette du concept « leadership », y compris le « leadership
» étudié dans les livres, reposant essentiellement sur
l'exemple des grands leaders (comme un « concept scientifique ») et
le « leadership » appris dans la vie avec l'exemple des gens
ordinaires comme leurs amis, proches (un concept « quotidien
»).
La deuxième catégorie (Actuelle) se
réfère au « sentiment d'apprendre » qui se produit
directement à partir de ce que la personne a réalisé
elle-même. Le « sentiment d'apprendre » de ce groupe correspond
plus particulièrement à la « mise en pratique » du
cycle d'apprentissage de Kolb (1984). Ce qui conduit à se demander si le
« sentiment d'apprendre » se produit à partir de chaque
expérience vécue par la personne? Dans la
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recherche sur le choc culturel et son impact sur
l'ajustement des dirigeants expatriés, Adler remarque que «
Étonnamment les dirigeants expatriés (« global managers
») les plus efficaces souffrent souvent le choc culturel le plus
sévère. En revanche, les dirigeants expatriés, qui ne sont
pas particulièrement efficaces se décrivent comme subissant peu
ou pas du tout de choc culturel. » (2008, pp. 277-278). Aussi selon cet
auteur, « un choc culturel sévère est souvent un signe
positif indiquant que l'expatrié est de plus en plus impliqué
dans la nouvelle culture au lieu de rester isolés dans un ghetto
d'expatriés » (ibid., p.278). Les résultats de la
recherche d'Adler ont nous aidé à démontrer que « le
sentiment d'apprendre » constitue l'« indicateur » d'un
processus de l'ajustement particulier. Les analyses des données
recueillies dans l'entretien N° 05-D illustrent clairement la façon
dont la personne (D) ayant un caractère timide et réservé,
se déplace d'un style « divergeant » vers un style
plutôt « accommodateur ».
De plus, le « sentiment d'apprendre » qui a
été généré par la première rencontre
avec les nouveaux subordonnés est devenu plus tard le moteur de
nouvelles tentatives de changement. C'est ce qui explique l'origine du
changement de style, ce qui peut parfois surprendre ceux qui l'entourent. Cet
exemple révèle que dans certaines conditions, le « sentiment
d'apprendre » d'une personne, une fois généré et
mémorisé, il pourrait se reproduire et se transformer d'un effet
en une cause de l'action.
Au cours de notre recherche, le récit des
dirigeants confirme également qu'il existe une tendance de combinaison
de certains traits de caractère de la personne selon leurs
différentes approches d'apprentissage ou leurs styles de leadership. Une
personne ayant des caractéristiques personnelles de type «
réflexion critique » comme le dirigeant du dernier entretien (06-E)
peut avoir une tendance à opter en faveur d'une approche d'apprentissage
« rétroactif » et d'un style de groupe « assimilateur
». Or, les exigences du métier de dirigeant peuvent les priver de
leur préférence ou tendance naturelle et les obliger à
adopter d'autres styles ou à appliquer d'autres approches même si
ces styles et approches sont contraires à leur nature.
Enfin, la troisième catégorie
(Virtuelle) représente le « sentiment d'apprendre »
généré lorsque ces dirigeants ont tiré des
généralisations à partir de plusieurs
expériences
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accumulées, y compris les expériences
des deux catégories mentionnées précédemment. Le
sentiment de la troisième catégorie peut tout à fait
servir la cause de la « soif de connaissances », qui poussent la
personne vers la recherche de nouvelles « situations-sources »
éventuelles. Cela confirme aussi la remarque de Skinner que le sentiment
peut servir la cause du comportement. A quelque niveau que ce soit, le «
sentiment d'apprendre » peut conduire la personne vers d'autres situations
qu'elle peut explorer ou tester pour valider ou invalider ces nouveaux
savoirs.
Maintenant, il devient plus évident, à
partir de ces récits, que les dirigeants présentés dans
notre recherche partagent un point commun - un désir d'apprendre non pas
seulement « à faire », mais à « bien faire »
son « métier », même si c'est un métier complexe
universel qui implique toute leur vie professionnelle ainsi que leur vie
personnelle comme le métier de dirigeant. Ils confirment les
résultats des études précédentes, qui
démontrent que les « bons » leaders ne cessent jamais
l'apprentissage. Tous les dirigeants de notre enquête démontrent
un niveau très élevé dans leur capacité d'apprendre
: apprendre tout le temps et en toute circonstance. Contrairement aux
études qui montrent que l'apprentissage est causé comme un «
effet annexe » de la situation proposée par la vie, dans cette
étude, ce sont les dirigeants interrogés qui ont affirmé
la place centrale de l'activité d'apprentissage dans chaque situation
radicale de leur vie. Pour ces dirigeants, nous pouvons dire que
l'apprentissage implicite du leadership n'existe pas. Si Reber a dit qu'il
existe des processus d'acquisition de connaissances sans effort conscient ou
sans toute prise de conscience explicite de ce qui a été appris,
dans l'apprentissage du leadership, même en dehors des salles de cours,
l'apparition du « sentiment d'apprendre » est la preuve que les deux
éléments sont toujours présents : l'effort conscient et la
prise de conscience de ce qui a été appris.
C'est aussi une des raisons pour lesquelles les
récits de ces dirigeants sur leur « apprentissage informel »
sont toujours très riches. Selon le schéma de Kolb, les
dirigeants sont continuellement en activité et en mouvements: ils
observent, ressentent, jugent, réfléchissent à chaque fois
sur leurs propres expériences ainsi que sur les expériences des
autres. En déplaçant d'une action à l'autre, ils modifient
leurs attitudes qu'ils avaient adoptées, afin de ne pas
répéter l'expérience de la même manière.
C'est pourquoi, au lieu de se concentrer sur les quatre composants
(expérience, réflexion, conceptualisation, mise en
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pratique) du cycle d'apprentissage en un état
fixe, nous nous focalisons particulièrement sur la dynamique de ce cycle
ou le motif des déplacement de l'apprenant quand il passe d'un
étape à l'autre (de ressentir à observer, de penser
à faire etc.) . Par conséquent, nous trouvons que le
modèle de Kolb demeure pertinent et que le rôle du «
sentiment d'apprendre » constitue bien le moteur de ces mouvements.
Autrement dit, l'une des contributions les plus importantes de notre
étude porte sur le fait que nous pouvons compléter le
schéma de Kolb avec un nouvel élément : le «
sentiment d'apprendre ». (Annexe 3).
Selon la classification de Schugurensky (2007), il y a
trois formes d'apprentissage informel: les apprentissages auto-dirigés
(conscients et intentionnels), les apprentissages fortuits (non-intentionnels,
mais conscients) et la socialisation (apprentissages non intentionnels, non
conscients). En ce qui concerne la dernière forme, il a écrit :
La socialisation (ou apprentissage tacite) renvoie à l'assimilation
presque naturelle des valeurs, attitudes, comportement, savoir-faire et
connaissances qui se produit dans la vie quotidienne. Non seulement l'apprenant
n'aucune intention préalable de les apprendre, mais il n'est absolument
pas conscient qu'une activité d'apprentissage a eu lieu. »
(ibid, p.16). Ici, nous voulons démontrer que, sous certaines
conditions, l'apprentissage peut être parfois un processus intentionnel
mais non-conscient. La preuve est que dans certain cas, les dirigeants
interrogés nous avons montré qu'une personne ayant l'ambition de
devenir un « dirigeant - leader » garde souvent à l'esprit un
ou plusieurs « exemple » à suivre (ou un ou plusieurs «
anti-exemple à éviter). Bien que l'intention est présente
dès que le début, le « sentiment d'apprendre » comme un
indicateur de la conscience de l'apprentissage peut apparaître
après coup. Cela signifie que pendant une première phase du
cycle, la conscience de l'apprentissage a été absente, alors que
l'intention a déjà été là.
De plus, ces constats montrent que dans le contexte de
l'apprentissage du leadership hors de salle des cours, la richesse de la vie
sociale, dans laquelle nos dirigeants peuvent se nourrir des exemples des
autres doit avoir un impact signifiant sur leurs aptitudes ainsi que sur leur
attitude au travail. Il est intéressant de noter que « le sentiment
d'apprendre » le leadership ne peut se produire que dans les «
situations-sources » où les relations interpersonnelles jouent un
rôle dominant dans la pensée de la personne.
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Pour terminer notre discussion au sujet du «
sentiment d'apprendre », l'argument que nous voulons développer ici
est que l'interaction avec autrui joue un rôle déterminant dans
les processus d'apprentissage du leadership des dirigeants. D'ailleurs, la
plupart de leurs récits sur les relations interpersonnelles confirment
des études antérieures qui démontrent l'influence des
personnes clés de l'entourage comme les parents, les enfants, les amis
proches, les anciens chefs ainsi que les subordonnés sur le dirigeant.
Puisque le leadership - l'une des « compétences molles » ou
compétences sociales, ne peut pas être appris dans des conditions
isolées, sans interaction avec autrui. Cependant, les constats
tirés de récits de nos interlocuteurs, montrent que l'interaction
avec autrui dans leur apprentissage du leadership ne fonctionne pas de la
même façon que celle qui existe dans l'apprentissage des concepts
scientifiques. Plus particulièrement, lorsque l'autrui est un ou
plusieurs suiveurs. En plus, avec ces récits nous voulons
démontrer que l'interaction avec autrui sert un facteur important qui
incite le déplacement du non-leader de la zone « participation
périphérique » en zone « participation centrale »
du leader (Annexe 4).
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