5.2 Les entretiens22 effectués et les constats
Avant d'aller dans les détails de ce qui s'est
passé au cours de nos entretiens, nous voudrions d'abord exprimer
quelques remarques générales tirées de l'ensemble de cette
enquête. Premièrement, sur la base d'un échantillonnage
volontaire, le contrat de confiance a été facilement mis en
place. Deuxièmement, les scènes de la vie quotidienne, en dehors
des salles de cours sont présentes de façon très
spontanée dans tous les entretiens. Des notions abstraites et
intangibles telles que le sens des responsabilités, les relations
humaines, le respect de soi-même ou envers les autres et l'audace de
faire les choses sont également très présentes dans les
paroles des dirigeants. Ces notions sont souvent exprimées à
travers les métaphores, les anecdotes, ou les images, ou bien
associées avec un geste, un objet, ou même un mot. Enfin, parmi
les dirigeants interrogés beaucoup ont exprimé leurs souvenirs de
l'enfance, de la jeunesse, provoquant des émotions fortes lorsqu'ils se
sont mis dans l'état d'évocation. A ce stade, il convient de les
reprendre successivement afin de mesurer leur impact sur les questions que nous
avons soulevées dans notre recherche. Comme le but de nos entretiens est
d'aider la personne interrogée de retrouver des moments précis
à expliciter ou des situations particulières à commenter,
nous allons présenter les entretiens effectués sous deux
perspectives : la première se focalise sur les extraits importants de
l'entretien illustrant la scène où les éléments
significatifs ont été évoqués par la personne
interviewée ; la seconde se concentre sur les constats ainsi que sur les
interprétations des données par l'intervieweur.
21 Extraits de l'entretien
N° 06-E
22 Explication des
signes:
Tout ce qui se trouve entre guillemets et en italique
rapporte les propos des individus interviewés.
.... : silences dans le récit
[...] : partie omise
[texte] : notes de l'intervieweur
A, B : indicateur pour les personnes
interrogées
01, 02 : numéro de l'entretien
a, b : indicateur pour les extraits différents
du même entretien
48 |
Dans le premier entretien, la personne
interrogée est une dirigeante de terrain, directrice d'un hôtel.
En répondant à notre demande de retrouver un moment précis
où elle exerce son rôle du dirigeant, elle a évoqué
la notion de responsabilité, mais à travers ce terme de
responsabilité, elle a aussi parlé de la prise de conscience du
lien entre sa nouvelle responsabilité et ses
compétences:
« J'étais serveuse, mais le chef a vu
que je parlais anglais et que j'étais polyvalente, il m'a donné
plus de responsabilité, donc j'ai commencé à diriger une
femme de chambre et un cuisinier. » (01-A-a: l'extrait du
récit de la personne « A » sur la situation « a »,
lors de l'entretien 01)
L'interlocutrice a commencé le récit par
une longue phrase, contenant beaucoup d'informations satellites à
l'action. Grâce au schéma de Vermersch (Figure 4), nous avons
identifié les informations telles que : l'aspect déclaratif
(j'étais serveuse) les commentaires (mais le chef a vu que...), ainsi
que l'action (j'ai commencé à diriger...). Ensuite, lorsque la
personne a été interrogée à propos de la
difficulté rencontrée dans l'exercice de sa nouvelle fonction en
tant que dirigeante, elle a évoqué la relation humaine entre elle
et sa subordonnée, qui est aussi son ancienne collègue et
expliqué comment elle a reconstruit la relation humaine dans ce cas.
L'explication ci-dessous nous a donné de nombreuses informations
à la fois sur le raisonnement ainsi que sur l'intention de la
personne.
« Je faisais la chambre avec elle et je lui
montrais comment il fallait faire. Je ne disais pas « fais ci, fais
ça, ça. [...] J'étais comme elle,... »
(01-A-b)
[En suite, sans aucune relance de la part du
chercheur] « Je sais faire des choses, depuis très longtemps.
Tu sais, j'ai quitté très tôt ma famille, à 16 ans.
Ma famille est très modeste. On a eu plein de soucis, de
problèmes. Mes parents ne parlent pas français. Donc je les
connaissais... les soucis, dès l'enfance... ».
(01-A-c)
Le brusque changement de thème (même si
la personne a commencé son discours en parlant d'une situation
liée à son travail, mais tout en cherchant réponse
à notre question sur l'apprentissage du leadership, elle a soudainement
tourné vers une autre situation liée à son enfance et
à sa famille) a montré que la pensée de la personne au
sujet de l'apprentissage du leadership se déplace indépendamment
du temps, de l'ordre chronologique ainsi que des autres aspects
procéduraux de l'action. En revanche, la seule chose qui peut servir de
lien
49 |
entre ces thèmes dans sa pensée est le
savoir-faire que la personne a pensé avoir acquis dès l'enfance.
Sa pensée semblait être dirigée vers les situations,
où le « sentiment d'apprendre » a
émergé.
Un des premiers constats intéressants pour le
chercheur a été l'évocation spontanée
d'éléments significatifs de la part de personne
interrogée. Par exemple, en répondant à la question du
chercheur : « Comment es-tu arrivée à comprendre les soucis
de ta famille si jeune ? », la personne interrogée, avec le regard
comme accroché à un point éloigné, a répondu
:
« ... Des lettres. [l'image des lettres
est venue brutalement à son esprit.]. Comme mes parents ne parlaient
pas français, c'était moi et ma soeur, plutôt moi, qui
lisaient les lettres et les traduisaient pour eux. J'avais 12 ans ».
[sa voix est devenue plus grave] (01-A-d)
Notre intérêt ici se porte d'abord sur
l'évocation du lien entre l'âge et le souvenir de l'interlocutrice
à propos de sa compréhension enfantine des « soucis ».
À l'âge de 12 ans, l'interviewée commence à
comprendre ce que signifient les « soucis » à travers l'image
des « lettres », qui revient dans l'extrait de l'entretien N°
02-A ci-dessous.
Il est important de noter aussi la façon dont
l'image claire du père apparaissait à côté de
l'image floue de la mère. Cette scène classique a illustré
la pensée de notre interlocutrice à propos d'un « leadership
masculin » en contraste avec ses compétences par rapport aux
compétences des autres membres féminines de sa famille
:
« Tout ce qui est argent, banque, c'est mon
père. [...] ...Hum... J'ai un père très nerveux. [...] Je
me souviens parce que mon père, une fois, n'était pas content. Il
a cru que j'avais mal fait mon travail. Que je n'avais pas bien
expliqué. Il ne comprenait pas très bien. Il ne pouvait pas
s'exprimer mais, mais il était très exigeant. Ma mère,
elle ne parlait pas.» (01-A-e)
Une heure après le premier entretien, pour
reprendre la conversation sur ce qui s'est passé dans son enfance, nous
avions décidé d'essayer une autre technique d'entretien,
l'entretien de décryptage pour décrypter le sens de l'image des
lettres pour cette personne.
50 |
« J'ai appris déjà...hum...
trop vite, tous les soucis d'adulte. Les soucis qu'on a maintenant, quand on
est adulte. 1...] J'ai appris très vite le problème de l'argent,
les problèmes de la vie...et les systèmes aussi. Les
systèmes administratifs. 1...] Ce que j'ai appris sur l'administration.
Je me disais plus tard quand je serai plus grande, je vais faire bien les
choses, au bon moment, pour que tout passe... Si tu oublies quelque chose...,
car t'es obligée...tu perds beaucoup de temps avant de revenir dans
l'ordre. C'est pourquoi maintenant, je suis très carrée là
dessus. » (02-A)
Comme indiqué précédemment, le
retour de l'image de « lettres » nous a montré comment un
élément qui pourrait sembler sans importance, a pu être
gravé dans la mémoire d'un enfant et le rapport entre celui-ci et
l'acquisition de certaine aptitude de la personne quand elle est arrivée
à l'âge adulte :
« Moi maintenant, quand je reçois des
lettres. Je fais en sorte de faire attention à ce que tout soit en
ordre, car cela peut créer des problèmes graves après.
1...] Quand je vois la tête de Marianne [la figure sur l'enveloppe
de la lettre administrative], 1...] j'ai appris de décrypter tout de
suite ce qu'écrit la lettre. L'objet, de quoi ça parle. En deux
secondes, si je la prends ou ... poubelle. » (02-A) (l'aspect
déclaratif)
Notre interprétation est que le motif
sous-jacent, poussant la personne à acquérir cette attitude, est
lié directement à plusieurs pressions dont la pression des
autorités et la pression familiale.
« Je devais [faire les choses de cette
manière], parce que j'avais une pression, 1...]. Il faut que
ça soit fait. Tu comprends ce que je veux dire...car quand il y a une
lettre ...je veux la réponse.» (02-A) (L'aspect
intentionnel)
Dans le troisième entretien, nous avons
commencé l'interrogation par une demande simple à notre
interlocuteur - un ingénieur diplômé d'une Grande Ecole
dans les années 70 - de partager avec nous ses expériences
signifiantes dans sa vie personnelle et professionnelle. Cependant, comme la
personne connaissait pas déjà l'objet de notre recherche, il nous
a cité tout de suite la scène où il avait
échoué à « donner un ordre » à son fils
de 4 ans, de ne pas s'approcher du feu et comment il avait eu peur ... Cette
« leçon de l'accident » (03-B-a) l'a aidé
à conclure un principe fondamental, qu'il a ensuite appliqué,
testé dans d'autres
51 |
situations. Selon lui, « si tu veux «
lead » (diriger) les autres, il faut être devant ». Afin
d'expliquer comment il est arrivé à cette conclusion, notre
interlocuteur a évoqué une autre scène liée
à sa présence dans l'armée :
« Tu sais pourquoi ?... J'étais dans
l'armée. [...] Je me rappelle d'un capitaine. Un officier très
calme. [...]Il doit emmener cent personnes traverser une grande montagne. [...]
Le temps est mauvais, tout le monde n'a pas dormi. Les gens sont
épuisés. [...] Il a fait traverser la montagne à tous avec
une corde. [...] Il a aidé les soldats un par un. Après
ça, s'il demande n'importe quoi, tout le monde s'exécute avec un
énorme respect. Il est devant dans le temps, dans la performance... Le
leader, ce n'est pas de pousser les autres mais de tirer. »
(03-B-b)
Le fait que la notion du respect soit apparue en
faisant le lien entre l'échec d'un jeune papa (N°03-B-a) et la
réussite d'un officier (N°03-B-b), montre le fil des
pensées23 de la personne et le cheminement de son
raisonnement dans les autres expériences similaires. Il a
illustré tout ça par la scène suivante, toujours quand il
était dans l'armée :
« Dans une des situations, où il faut
sauter au dessus des flammes...Tout le monde était terrorisé.
J'avais très peur, moi aussi, mais je me disais qu'il faut que j'y
aille, parce que pour être suivi, il faut être devant. »
(03-B-c)
Son raisonnement ne se limite pas à
l'idée que le leader doit montrer l'exemple, mais aussi doit oser
traverser les épreuves de la vie, afin de permettre à
soi-même de prendre des risques et de se donner les moyens
d'évoluer. Nous avons reconnu également que ses pensées ne
se limitent pas qu'à des remarques isolées, mais elles sont
développées ou transformées en
généralisations sous forme d'une « leçon
».
« ...à un moment donné on a une
opportunité. Il n'y a pas des opportunités comme ça tous
les jours. Il y en a moins de 10 fois dans la vie. Il faut garder la fraicheur
pour accepter ces opportunités pour pourvoir se dire : Tiens, on peut
faire quelque chose...» (03-B)
23 Le fil de pensée
ou une chaîne de pensée se réfère à
l'interconnexion dans l'ordre des idées exprimées lors d'un
discours connecté ou la pensée, ainsi que la séquence
elle-même, en particulier dans la discussion comment cette
séquence conduit d'une idée à une autre. (Source :
l'auteur adapté de Léviathan (Hobbes, Martinich &
Battiste (ed)., 2011, p. 584))
52 |
Le quatrième entretien a été fait
avec une dirigeante dans le domaine de la formation professionnelle. La
personne interrogée a évoqué le même
élément du respect mais d'une façon complètement
différente et dans des relations beaucoup plus complexes. Au
début de l'entretien, le déclencheur « donner des ordres
» ne semblait pas marcher, donc nous devions trouver tout de suite un
autre déclencheur, car étant formatrice et référent
d'un groupe d'élèves professionnels elle n'a jamais dirigé
les subordonnés. Elle dirige uniquement ses étudiants - les
futurs professionnels.
« Je suis formatrice, [...], donc je suis
référent d'une promotion d'étudiants. [...] Pour moi, le
premier [principe] que je veux qu'il soit respecté c'est le respect.
C'est le respect du fonctionnement, des règles de l'équipe
pédagogique, de moi en tant que référent de la promotion
et le respect entre eux. » [La personne répète souvent
les phrases, les mots importants avec une intonation très expressive].
(04-C)
Dès le début, la présence de
l'image des élèves a déjà été
très signifiante pour elle. Pour parler du respect, la première
« situation-source » qu'elle a choisie, concernait sa première
expérience en tant que responsable de la promotion avec un
élève.
« Eh bah, il y en a un, très
précisément... c'est un étudiant qui est un petit peu
marginal...non ... plutôt original » [La personne fait
attention aux choix des mots]. (04-C)
La « situation-source » dont elle a
parlé était la scène quand notre interlocutrice a
convoqué l'élève pour discuter son résultat et lui
demandé d'attendre devant son bureau. La scène critique
était l'acte de parole entre notre formatrice et l'élève
(N°04-C-a). Le début de son récit contenait plusieurs
informations sur le contexte. Alors que dans les parties suivantes du discours,
son récit n'était pas seulement riche en verbes mais aussi en
adjectifs forts et soigneusement sélectionnés. Cela montre que la
personne est consciente de son style du leadership autoritaire.
« Je lui ai dit qu'il n'avait pas le choix et
donc qu'il attendrait le temps nécessaire. » (Le
déclaratif)
« Je ne suis pas en colère ... non,
pas en colère mais très ferme. Je pense que j'ai un visage
fermé quand même. » (Le jugement)
« J'étais, mais alors,
extrêmement virulente ». (Le jugement)
53 |
« Donc, mon intention était de le
déstabiliser, pour qu'il comprenne que c'était vraiment mal, ce
qu'il avait fait, [...] de la manière qu'il avait réagi,
même s'il avait peur, tant pis. » (L'intentionnel)
« Tout ca [les excuses de
l'élève], je l`ai stoppé mais... net. »
(L'action)
En effet, à cet instant, nous avons voulu
savoir si le style autoritaire, qu'elle avait délibérément
choisi était destiné à s'adapter à une situation
particulière ou non. Pourtant, comme notre principe est de ne pas
imposer notre opinion sur la personne interrogée, nous avons
décidé de laisser assez de temps afin que la personne puisse
poursuivre sa logique. Il s'agit d'une bonne décision, car avant que
nous intervenions, la personne a déjà poursuivi d'elle-même
avec l'image d'un autre élève.
« Pourquoi je t'ai dis ça, parce que
je suis en train de penser qu'il y a deux jours, non, c'était hier. Il y
a un étudiant, qui a eu son diplôme... en juin de cette
année... là [elle tape sur la table]. Ce n'est
même pas un an qu'il a eu son diplôme, qu'il s'est
déjà fait virer. » (04C-b)
Encore une fois, derrière l'image de ses
étudiants, la personne nous a montré le fil de ses
pensées, le lien entre le respect et la responsabilité. Comme le
fil de pensées de la personne interrogée est un
élément très important pour notre analyse, notre approche
a toujours été d'aller pas à pas dans le passé,
d'accompagner la personne pour remonter dans le temps, une expérience
après l'autre, tout en gardant le thème évoqué au
début de l'entretien. Dans cet entretien, en faisant cela, nous avons pu
voir comment le respect est lié à la responsabilité et
puis au résultat du travail.
« Ma responsabilité a
été engagée de former des professionnels. Je ne peux pas
laisser passer les gens comme ça, qui peuvent être potentiellement
dangereux sur le terrain... Mais, derrière, c'est l'humain, c'est des
enfants, des personnes âgés, une maman, un papa... »
(04C)
Nous avons également vu comment le recours au
style autoritaire a d'abord été réalisé dans une
situation précise (04-C-a) et puis « validé » à
une autre occasion (04-C-b) jusqu'à devenir un élément
à part entière de son attitude (04-C-c).
54 |
« Eh voilà, [...] cette année,
il y a trois étudiantes [...] Je ne les ai pas laissé passer
l'examen. Elles ne regrettent pas d'avoir redoublé. [...] Là,
j'ai bien confiance en elles [...] et la relation est tout à fait
honorable... ». (04-C-c)
En remontant le temps avec la personne, nous
étions presque convaincus que son style autoritaire avait
été acquis exclusivement pendant le travail, or, la personne nous
a montré qu'il ne fallait pas tirer des constats trop
rapides.
« Ça [le principe du
respect], c'est pendant le travail, c'est sûr. Je pense que le reste
était induit par la culture professionnelle, dans le travail des
équipes... ... ou alors ... dès l'enfance... [la voix est
ralentie, le regard est fixe]. Oui, certainement ma maman nous a toujours
élevés dans le respect de l'autre hein... oui, oui »
(04-C)
Nous avons remarqué l'hésitation lorsque
la personne cherchait l'origine de son principe du respect. Le mouvement dans
la pensée de la personne commençait à partir de
l'idée que ce principe a été induit au travail et par la
culture professionnelle dans une nouvelle direction que ce principe du respect
a été en fait le résultat de l'influence de sa mère
sur elle.
En effet, elle commençait à avoir cette
attitude depuis son adolescence.
«J'avais 14 ou 12-13 ans. Et donc bah,
c'était moi la deuxième référence d'autorité
sur mes frères et soeurs après ma mère. J'étais son
soutien [de sa mère] incontestablement...», « Je les
[frères et soeurs] punissais. J'étais autoritaire. Ah
oui, j'étais dure. » (04-C)
Or, à son adolescence, elle ne s'était
pas rendu compte tout de suite de son autorité et de son pouvoir sur ses
frères et soeurs.
« C'était implicite ..., tout s'est
passé de façon tellement spontanée »
(04-C)
En « fouillant » dans sa mémoire pour
trouver le moment à partir duquel elle est devenue dure, autoritaire
avec ses frères et soeurs, la première chose qui lui est venue
à l'esprit était une scène de la vie de famille, une
situation « dramatique »:
« Le jour où elle [sa
mère] est partie, où elle nous a dit : faites vos valises.
Oui, là, c'est le jour où j'ai pris les choses en main, avec
elle. Pas avant ça, parce que les circonstances n'étaient pas les
mêmes. » (04-C-d)
55 |
Ici, en appliquant les trois
catégories24 d'expérience de Peirce
(1931-1935)25, nous avons trouvé que la scène 04-C-d
décrite ci-dessous illustre bien la « situation-source »
où la personne interrogée a ressenti son nouveau rôle en
tant que le « deuxième parent » pour ses soeurs et
frères. Cette scène a la caractéristique d'une
expérience de la catégorie Potentielle. L'adoption du style
autoritaire se caractérise par la révélation de soi au
monde en comparant soi-même avec sa mère. Ensuite, dans son
expérience en tant que référent d'un groupe des
étudiants, la situation 04-C-a ou 04-C-b porte la caractéristique
d'une expérience de la catégorie Actuelle. Enfin la situation
04-C-c quand notre interlocutrice est devenue la présidente du jury et
quand elle s'est assurée que son style décisive et autoritaire
résultant des généralisations de ses expériences
précédentes corresponde tout à fait à son travail
d'un « dirigeant ». C'est là que ce constat nous conduit
à l'idée d'analyser l'activité du dirigeant avec l'aide
d'un entretien d'auto confrontation sur son propre récit
d'expérience. Nous allons décrire cette tentative « peu
canonique » plus en détail à travers un autre entretien plus
loin ci-dessous (05-D).
C'est seulement à la fin de l'entretien, que la
personne a évoqué plusieurs mots, phrases, images de
différentes personnes de son entourage proche: « ma petite
soeur, qui l'a dit : «stop, tu n'es pas mon père, ni ma
mère», mes filles, qui m'ont appris de voir les choses à
"moitie plein au lieu de à moitie vide» ». Les
réactions de ses filles quand elles ont dit : « tu pourrais me
dire "c'est bien" plutôt que me dire "je pourrais faire mieux" ou «
Tu me n'écoutes pas. Tiens, je reviendrai quand tu m'écouteras
» sont transformée en ses
24 Selon Peirce, trois
catégories sont nécessaires et suffisantes pour rendre compte de
toute l'expérience humaine. Ces catégories correspondent aux
nombres : premier, second, troisième. Elles sont désignées
comme « priméité » (potentielle), «
secondéité » (actuelle), « tiercéité
» (virtuelle).
La priméité est la catégorie
d'expérience d'un acteur tel qu'il est. La priméité se
rattache au mode potentiel dans la mesure où elle constitue pour
l'acteur une ouverture liée à ses expériences
passées - de possibles non actualisés dans l'expérience
présente.
La secondéité est la catégorie
d'expérience d'un acteur lors de la concrétisation d'un fait.
Elle traduit l'expérience pour l'acteur d'une interaction
particulière avec son monde. La secondéité se rattache au
mode actuel dans la mesure où elle est l'actualisation concrète
d'un ou plusieurs possibles pour l'acteur.
La tiercéité est la catégorie
d'expérience d'un acteur donnant lieu à l'élaboration de
raisonnements, à la généralisation. Elle est le mode de la
construction de connaissances. La tiercéité permet la
typicalisation de son rapport au monde à partir des expériences
passées et présentes. Elle se rattache au mode virtuel dans la
mesure où elle produit et/ou modifie les connaissances de l'acteur selon
un mode dégagé des contingences.
25 Publication des volumes
I à VI des Collected Papers de Peirce dans les « Harvard
University Press » entre 1931 et 1935
56 |
expériences « Virtuelles »,
résultant de ses généralisations produites à partir
des expériences précédentes. (04-C).
Enfin, elle a évoqué les deux images de
deux différentes personnes : son ancienne patronne et sa
supérieure actuelle, qui ont influencé son attitude et son
principe. Concernant son ancienne patronne :
« Il y a une personne, c'est mon ancien chef.
C'est comme je lui dois toute ma carrière. Des chefs comme ça il
n'y en a pas beaucoup. C'est la seule personne en tant que chef, qui a
réussit à me manager comme j'aime.» (04-C)
Quant à sa nouvelle supérieure, son
image représente un contre-exemple pour notre
interlocutrice.
« Toutes ses phrases commencent par un "Non,
mais". Elle te dévalorise tout le temps. Ma première chef, elle
n'a jamais fait cela. Jamais. » (04-C)
Nous pensons que la tendance à comparer une
personne à une autre et de garder dans sa mémoire, côte
à côte, l'exemple et l'anti-exemple ; mérite d'être
analysée plus profondément dans les prochaines recherches sur
l'activité des dirigeants.
Comme nous l'avons exprimé
précédemment, notre ambition est, à travers des
récits d'expérience des dirigeants, de mettre en évidence
le lien entre leur « sentiment d'apprendre » et les modifications de
leurs connaissances, compétences et attitudes. Nous voulons
également nous appuyer sur les trois catégories
d'expérience de Peirce pour décrire ce phénomène.
L'entretien (N°05-D) suivant a donc pour but d'illustrer cette
tentative.
L'acteur dans cette analyse est un dirigeant
hongkongais, d'environ trente-cinq ans. La raison du choix de cette personne
est qu'il a un profil assez atypique par rapport aux autres étudiants
MBA en général. En termes de profil académique, son
diplôme n'est pas dans le domaine de l'économie ou du commerce. De
plus, il a un diplôme d'un niveau inférieur au niveau
général26 pour la formation MBA. En termes
d'expérience professionnelle, il a travaillé pendant environ dix
ans avant d'entrer dans la formation MBA. Sa dernière
26 La plupart des MBA exige
un niveau « Bachelor » ou Licence à
l'entrée
57 |
expérience avant le MBA se déroulait
dans le service de vente d'une grande firme dans le domaine des vêtements
en cashmere. En contraste avec les remarques que « les étudiants en
M.B.A. sont des individus actifs, compétitifs et agressifs qui aiment
exercer de l'influence, dominer ... » (Allaire & Toulouse, 1973, p.
481), cet étudiant « est réservé, timide,
observateur, parfois surprenant. Il parle rarement pendant la classe, mais il
peut apporter des commentaires originaux et justes... »27
Selon le même principe que pour tous les autres
entretiens effectués dans le cadre de cette recherche,
l'expérience qui est présentée ci-dessous est donc choisie
par l'interviewé lui-même. C'était quand il a
été embauché pour la première fois pour le poste de
Manager Marketing et Vente (poste « numéro deux », sous la
PDG), et expatrié en Chine afin de restructurer le système de
vente de la société en Chine. C'est sa première
expérience en tant que cadre dirigeant supérieur (le niveau le
plus élevé par rapport à ses postes
précédents). De plus, c'était la première fois
qu'il devait diriger des personnes issues d'une autre culture28. La
« situation-source » choisie consiste à la rencontre avec ses
subordonnées où il doit donner les directives
(ordres).
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