II. Expropriation et nationalisation
Ces deux notions comportent aussi bien des ressemblances que
des différences, on ne s'étonnera même pas de voir que tous
ont les mêmes bases juridiques, que sont l'article 34 de la constitution
et la résolution 1803(XVII).
S'agissant des ressemblances, on peut dire que dans les deux
cas :
- on a affaire à un mode de cession forcée des
biens qui s'opère dans le respect de la loi,
- il ne peut y avoir cession forcée que lorsque la
nécessité publique, légalement constatée, l'exige
évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable
indemnité128.
Quant à ce qui est des différences, nous pouvons
noter que les différences essentielles entre ces deux notions concernent
d'une part les biens susceptibles d'être expropriés ou
nationalisés et d'autre part, les raisons de ce faire - étant
entendu que, dans les deux cas, il s'agit des raisons d'intérêt
général ou d'utilité publique. Les nationalisations
portent sur des entreprises et, dans la mesure où ces entreprises sont
les plus souvent des sociétés par action, ce sont
généralement les actions qui sont transférées
à la puissance publique, les nationalisations portent donc au premier
chef sur les biens
127 NYABIRUNGU Mwene SONGA, Droit pénal
génóal zaïrois, 2ème édition.
Kinshasa, Droit et Société, DES, cité par Justin
MUSHAGALUSA, « L'expropriation pour cause d'utilité publique en
droit congolais :application à l'extension du PNKB »,
Mémoire, UCB, 1998-1999, p. 45.
128 Ibidem
meubles même si, en pratique, la nationalisation des
actions emporte indirectement le transfert à la puissance publique des
immeubles possédés par les sociétés
nationalisées.
Au surplus, ces entreprises nationalisées continuent
à exercer leurs activités industrielles et commerciales mais,
cette fois-ci, non plus au service d'intérêts privés mais
au service de l'intérêt général. En revanche, les
expropriations correspondent, non à des cessions forcées de
meubles, mais à des cessions forcées qui portent directement sur
des immeubles ou sur des droits réels immobiliers. Par ailleurs, une
fois l'immeuble cédé, il change le plus souvent radicalement
d'affectation129.
Qu'en est-il de l'expropriation, emprise, et voie de fait ?
III. Expropriation, emprise et voie de fait
Cette étude sera subdivisée en quatre points :
l'emprise (1°), la voie de fait (2°), la différence entre
l'emprise irrégulière et la voie de fait (3°) et le
rattachement de ces notions avec l'expropriation (4°).
III.1 Emprise
Par emprise, on entend toute prise de possession par
l'Administration, à titre provisoire ou
définitif, d'une propriété immobilière
privée130. Il ne s'agit pas seulement d'une atteinte
extérieure à la propriété, mais d'une mainmise de
l'Administration sur l'immeuble, qui élimine le propriétaire et
le prive de l'utilisation de son bien. Celui-ci doit être un immeuble :
la possession d'un bien meuble peut donner lieu à la théorie de
l'emprise, comme c'est le cas aussi en matière
d'expropriation131.
Pour qu'il y ait emprise, il faut que deux conditions soient
réunies, il faut d'abord qu'il y ait une véritable
dépossession, c'est-à-dire une main mise sur la
propriété. Il n'y a donc pas emprise tant que l'Administration
reste sur son fonds, ne pénètre pas sur la
propriété privée, ne l'atteint que du dehors sans mettre
la main sur elle : il faut en second lieu
129 Justin MUSHAGALUSA, op. cit.,p. 45.
130 Jean RIVERO et Jean WALINE, Droit administratif,
16ème éd., Paris, Dalloz, 1996, p.155.
131 Voir Georges VEDEL et Pierre DELVOLE, Le système
français de protection des administrés contre
l'administration, Paris, Sirey, 1991, p. 255.
que, l'atteinte ait été portée à
la propriété immobilière ou à un droit réel
fortement protégé, comme c'est le cas, en France, pour les droits
du titulaire d'une concession funéraire dans un cimetière
communal132. L'emprise ainsi définie peut être soit
régulière soit irrégulière.
Elle est régulière lorsqu'elle est
effectuée en vertu des pouvoirs attribués par la loi à
l'administration, c'est-à-dire lorsque la dépossession
immobilière a été prévue par un texte
résulte d'une procédure légale. Il en est ainsi par
exemple de l'expropriation pour cause d'utilité publique, de
l'occupation temporaire, de la réquisition immobilière.
Elle est irrégulière lorsqu'elle est
réalisée en violation des textes, c'est-à-dire si elle ne
se fonde pas sur un titre légal ; dans ce cas l'indemnisation
relève en principe, et méme en l'absence des textes, du juge
judiciaire, en sa qualité de « gardien de la
propriété ». L'emprise irrégulière est soumise
à un régime juridique spécial contenu dans deux points.
1.1. Eléments de l'emprise
irrégulière
L'emprise, par elle-même, suppose de la part de
l'Administration, une prise de possession d'un immeuble : un
simple trouble de jouissance sans dépossession n'est pas constitutif
d'emprise.
-L'emprise est irrégulière dès que le
titre qui la fonde est entaché d'une illégalité ; il n'est
pas nécessaire que cette illégalité présente la
gravité requise dans la théorie de la voie de
fait133.
1.2. Conséquences de l'emprise
irrégulière
Du point de vue de la compétence, la différence
entre l'emprise irrégulière et celle régulière
réside dans le fait que le juge judiciaire exerce sans texte, dans le
premier cas, la compétence que les textes lui accordent le plus souvent
dans le second, c'est-à-dire la fixation de l'indemnité
destinée à réparer l'ensemble des conséquences
dommageables de la dépossession. Le
132 ONG et alii.., Les grands arrêts la jurisprudence
administrative, 10è éd., Paris, Sirey, 1969, p. 401.
133 Jean RIVERO et Jean WALINE, op. cit. p. 156.
juge ne peut pas faire cesser l'emprise par voie d'injonction,
mais seulement condamne l'Administration à une
indemnité134.
Comme le dit Jean-François LACHAUME135., la
voie de fait, institution jurisprudentielle par excellence, est le
résultat d'une atteinte particulièrement grave, portée par
l'Administration, aux droits fondamentaux des citoyens (libertés
publiques essentielles et droit de propriété) et «
insusceptible se rattacher à un pouvoir légal » Dans ce cas,
l'Administration, dans ses prérogatives, a porté gravement
atteinte aux libertés et aux propriétés. Elle est alors
considérée, vu le degré de l'irrégularité,
comme s'écartant de l'accomplissement de sa fonction. Son agissement
n'apparaît plus comme l'exercice irrégulier d'une de ses
attributions, mais comme un pur fait matériel, dénué de
toute justification juridique. Elle ne peut plus, dès lors, se
prévaloir du principe de la séparation et de la compétence
administrative : l'acte a perdu tout caractère administratif, il est
dénaturé, et c'est au judiciaire qu'il appartient par
conséquent d'assurer la protection du particulier136.
Comme le notent Louis TROTABAS et Paul ISOART137,
l'illégalité est tellement manifeste qu'elle dénature
l'acte, d'où l'expression « voie de fait » opposée
à voie de droit. Quant à ses éléments, nous
retiendrons trois qui doivent être réunis :
- Une opération matérielle138 :
l'existence d'une décision ne suffit pas à constituer une voie de
fait ; il faut que l'Administration soit passée à
l'exécution, ou tout au moins menace d'y passer ;
- Une atteinte portée par cette opération
à la propriété immobilière ou mobilière, ou
à une liberté fondamentale ;
- Un vice juridique assez grave pour dénaturer
l'opération139 ; une simple illégalité ne
suffit pas à lui faire perdre son caractère administratif. En
pratique, l'irrégularité soit dans la décision
exécutée, soit dans l'opération d'exécution
elle-même : la voie de fait résulte soit dans l'exécution
d'une
134 Jean RIVERO et Jean WALINE, op. cit. p. 156 et Jean -
Michel de FORGES, Droit administratif, Paris, PUF, 1995, p. 142.
135 Idem. p. 156.
136 Ibidem.
137Ibidem.
138 Dominique ROSENBERG, op. cit., p. 129.
139 Guy FEUER et Hervé CASSAN, op. cit., p. 274.
décision manifestement irrégulière, soit
de l'exécution manifestement irrégulière d'une
décision (cas du recours à l'exécution forcée sans
respecter les conditions.140
Il a été admis que, lorsque la voie de fait
résulte d'un acte inexistant, le juge administratif saisi, a
qualité, au même titre que le juge judiciaire pour constater cette
inexistence.141
Notons aussi que son régime contentieux est assez complexe
:
- La voie de fait peut être constatée
indifféremment par les deux ordres de
juridiction, ce qui s'explique assez bien par la théorie
de l'inexistence, au
moins quant il y a lieu d'appliquer cette théorie ;
- En revanche, seule la juridiction de l'ordre judiciaire peut
réparer les conséquences dommageables de la voie de fait et y
mettre fin.
On considère en effet que, eu égard à la
gravité des agissements de l'Administration, c'est un cas où,
exceptionnellement, le juge judiciaire peut adresser des injonctions à
l'Administration, et particulièrement lui enjoindre d'y mettre
fin142.
III.2. Différence entre emprise
irrégulière et voie de fait
Si la voie de fait n'existe que lorsque l'opération
administrative qui porte atteinte aux droits des individus revét les
vices d'une particulière gravité que l'on a indiqués plus
haut, l'emprise irrégulière, quant à elle, est
réalisée dès lors que le titre en vertu duquel
l'Administration a porté atteinte à la propriété
immobilière est irrégulière, même si cette
irrégularité ne correspond pas au degré de gravité
exigé pour la voie de fait ; la conséquence est qu'il peut y
avoir, selon le cas, cumul ou non-cumul de l'emprise et de la voie de fait. Le
cumul se produit lorsque les conditions de l'emprise et celles de la voie de
fait sont simultanément réunies. Par exemple toute voie de fait
entraînant une dépossession de la propriété
immobilière constitue nécessairement une emprise.
140 Séverin MUGANGU, op. cit., p. 23.
141 T.C., 27 juin 1966, Guignon, A.J., 1966, p. 547, cité
par Jean RIVERO ET Jean WALINE, op. cit., p. 155.
142 T.C., 17 JUIN 1948, Manufacture des velours et peluches et
Société VELVETIA, Rec. 153 cité par Jean-Michel de
FORGES, op. cit., p. 245.
Mais il peut y avoir des cas où emprise et voie de fait
ne se cumulent pas. Il y a par exemple voie de fait sans emprise lorsque le
droit lésé par la voie de fait est autre que la
propriété immobilière. De même il peut y avoir
emprise sans voie de fait lorsque, comme dans l'exemple donné plus haut,
la prise de possession de la propriété immobilière est
simplement entachée de certains vices dont la gravité n' en va
pas jusqu'à constituer la voie de fait.
La théorie de l'emprise irrégulière est
ainsi très différente de celle de la voie de fait à un
triple point de vue :
- Champ d'application : alors que l'emprise ne concerne que la
propriété immobilière, la voie de fait, quant à
elle, peut consister soit dans une atteinte à toutes sortes de
propriété, soit même aux libertés fondamentales.
- Degré de l'illégalité qu'elles
requièrent : il s'agit d'une illégalité simple pour
l'emprise et d'un vice très grave pour la voie de fait.
- Etendue de la compétence judiciaire : en cas de voie
de fait, les tribunaux judiciaires ont une compétence et des pouvoirs
plus larges qu'en cas de simple emprise143.
III.3. Rattachement de ces notions avec
l'expropriation
On a vu que l'emprise régulière peut être
soit une expropriation pour cause d'utilité publique, soit une
réquisition résultant d'une procédure légale.
On a constaté aussi que l'expropriation pour cause
d'utilité publique comme l'emprise régulière ou
irrégulière portent sur la propriété
immobilière.
On peut finalement relever, à la suite de Maurice-
André FLAMME, qu'il est hélas fréquent que
l'autorité publique prenne possession des biens appartenant à des
particuliers, jugés nécessaires à des travaux publics,
avant méme que l'arrêté royal autorisant l'expropriant
intervienne. Il s'agit là, manifestement, d'une « voie de fait
» mais la perpétration de celle-ci ne fait pas
143 Jean RIVERO et Jean WALINE, op. cit., p. 174.
obstacle à ce que la procédure d'expropriation soit
entamée à posteriori et régularise la
situation144.
|