§2. La théorie de la
création de l'Etat en dehors du droit et le positivisme juridique.
I. Exposé de la théorie.
Devant l'impossibilité où
l'on s'est trouvé d'expliquer par le contrat la formation des Etats,
certains auteurs juristes notamment Jellinek et Carré de Malberg ont
soutenu que l'Etat se crée en dehors du droit170(*). Selon les auteurs, la
fondation de l'Etat est un pur fait ne relevant d'aucune qualification
juridique. La création de l'Etat découle des
événements historiques qui se situent en dehors du droit.
Carré de Malberg soutient que « la naissance de l'Etat
coïncide avec l'établissement de sa première constitution
écrite ou non, c'est-à-dire avec l'apparition du statut qui pour
la première fois a donné à la collectivité des
organes assurant l'unité de sa volonté et faisant d'elle une
personne étatique »171(*).
II. Appréciation critique
.
La théorie de Carré de
Malberg soulève moins d'objections surtout dans le contexte des Etats
nouveaux nés de la décolonisation où il y a presque la
coïncidence entre la naissance de l'Etat et la constitution. Mais il est
important de signaler certaines objections. Pour les cas des Etats originaires
non issus de la décolonisation, d'aucuns s'interrogent sur le sort de
ces pays avant l'apparition des constitutions. Les auteurs de l'école
positiviste se rencontrent dans la solution adoptée quant au
problème de la formation de l'Etat. Celle-ci est commandée par
l'affirmation fondamentale selon laquelle il n'y a de droit digne de ce nom que
dans l'ordre juridique positif, c'est-à-dire, pratiquement, dans l'Etat.
La conséquence à tirer de cette affirmation serait que le droit
étant postérieur à l'Etat, c'est-à-dire
étant un résultat de la puissance de l'Etat, ne peut intervenir
pour expliquer la formation de celui-ci172(*). le juriste n'a pas donc à rechercher
l'origine de l'Etat qui ne peut être pour lui qu'un simple fait
insusceptible de qualification juridique. Pour mieux comprendre le fond de
l'école positiviste, il convient d'examiner le rôle qu'elle
assigne à la constitution dans la formation de l'Etat. Avec Carré
de Malberg et Kelsen, le positivisme conçoit la constitution comme le
fait générateur de l'Etat, c'est là un point original par
rapport à d'autres partisans de la formation naturelle de l'Etat qui
confèrent le rôle de la formation de l'Etat tantôt aux
circonstances individuelles, tantôt aux circonstances sociales ou
historiques particulières, tantôt à l'influence du milieu
physique de manière que l'institution étatique serait le
résultat de diverses forces hétérogènes.
L'originalité de la théorie positiviste
disons-nous est que sans nier l'action de différentes forces
précitées, Carré de Malberg comme le montre
Burdeau173(*) les unit
en faisceau convergent qui aboutit à un fait précis,
générateur de l'organisation de la collectivité. C'est que
parmi les innombrables faits dont la résultante est l'Etat, le
positivisme n'en retient qu'un comme véritable créateur au point
de vue juridique, c'est la constitution174(*). Carré de Malberg fournit une explication qui
nous paraît très intéressante pour la suite de notre
pensée. Il explique que « ce fait générateur de
l'Etat consiste précisément en ceci qu'un groupe national se
trouve constitué en une unité collective en tant qu'à un
moment donné il commence à être pourvu d'organes voulant et
agissant pour son compte et à son nom. A partir du moment où elle
est ainsi organisée d'une façon régulière
et stable la communauté nationale devient un Etat ».
Ainsi l'Etat doit son existence au fait qu'il possède une constitution
peu importe qu'elle soit écrite ou non. Dès lors qu'existe un
statut donnant à la collectivité des organes qui unifient sa
volonté, l'Etat est né175(*). La doctrine kelsenienne confère le
même rôle décisif à la constitution dans la formation
de l'Etat. Selon Kelsen, l'Etat se confond avec le système des
règles constitutif de l'ordre juridique176(*). Bien que confirmée
par les faits historiques en ce qui concerne la formation des Etats nouveaux de
la décolonisation, la théorie du positivisme juridique ne manque
pas de susciter quelques critiques.
Pour l'appréciation critique nous retenons ainsi deux
auteurs : Mpongo Bokako et Georges Burdeau.
Le professeur Mpongo apprécie la simplicité de
la théorie de la création de l'Etat en dehors du droit. Mais
estime que d'une part cette théorie est en contradiction avec les
constatations historiques du fait que les constitutions n'apparaissent pas dans
un processus normal, au moment de la naissance des Etats. Elles sont
établies quand l'Etat est adulte, c'est-à-dire quand la nation
prend conscience d'elle même et obtient du gouvernement à la suite
d'un mouvement constitutionnel souvent de longue durée, que soient
rédigées en forme solennelle le statut du pouvoir et les bases de
la coexistence pacifique entre pouvoir et liberté dans le cadre de
l'Etat177(*) comportant
la théorie de l'école positiviste à la formation des Etats
anciens, l'auteur s'interroge sur la valeur juridique des actes
antérieures à la constitution. Faut-il considérer, dit-il,
qu'aussi longtemps que la constitution n'existait pas ces actes n'existaient
pas ?178(*) D'autre
part, il pense que les partisans de cette théorie ont tort d'accorder
trop d'importance aux mondes dans lesquelles sont coulées les
opérations juridiques. Le fait que des opérations sont
effectuées en des formes différentes de celles qui nous sont
familières ne les empêche pas d'être juridiquement
valables179(*). La
pertinence de ces observations critiques n'altèrent pas totalement la
consistance de la théorie de Carré de Malberg et Kelsen quant
à leur incidence pratique sur la stabilité et la
continuité de l'Etat découlant de son institutionnalisation et de
sa personnification.
Pour sa part, Georges Burdeau néglige l'aspect de la
critique tendant à qualifier la théorie positiviste d'une
théorie de l'Etat sans Etat180(*). il retient le résultat de la théorie
assimilant la naissance de l'Etat à l'apparition de sa constitution pour
formuler deux objections majeures.
1°- la constitution ne peut créer l'Etat que si
elle est un acte juridique. Georges Burdeau souscrit à la théorie
qui voit dans la constitution le point de départ de l'Etat.
Mais il émet de réserves quant à la
nature que les positivistes, en général, assignent à la
constitution et de la raison pour laquelle Carré de Malberg, en
particulier, voit en elle, l'origine de l'Etat. En effet, pour les
positivistes, la constitution n'est qu'un fait parmi beaucoup d'autres. Elle
n'a pas une nature spéciale en dépit du rôle décisif
qu'elle joue dans la formation de l'Etat, puisqu'il n'y a pas de droit
antérieur à l'Etat. disent-ils, l'établissement de la
constitution ne peut relever d'aucun ordre juridique. Ici les positivistes
admettent que une constitution élaborée en vertu des dispositions
d'une charte précédente qu'elle abroge, sera bien un acte
juridique. Mais qu'il faut remonter plus haut, jusqu'à la constitution
primordiale, et là il n'y a plus de droit car le droit ne remonte au
delà de la constitution initiale qui ne peut être par
conséquent, « qu'un pur fait, réfracteur à toute
qualification juridique »181(*). Selon Burdeau, dire ainsi que la constitution n'est
pas de nature juridique parce qu'elle ne peut se réclamer d'aucun ordre
juridique préexistant, c'est énoncer une des conséquences
les moins acceptables du positivisme. En disant que la constitution initiale ne
peut être un droit parce qu'elle crée le droit, Burdeau veut que
l'on voit que cette affirmation condamne à la fois l'assimilation de la
constitution à un fait et la doctrine qui légitime cette
assimilation. Sur ce point Burdeau exprime sa critique en disant qu' «en
réalité la constitution ne saurait se suffire à
elle-même, elle est impuissante à créer le droit, car ce
n'est pas le créer que de désigner l'autorité qui sera
chargée de l'exprimer. S'il est vrai qu'elle est l'acte créateur
de l'Etat, c'est dans la mesure où elle peut s'appuyer sur une
donnée préalable qui est l'idée de droit
préexistante. Acte juridique, elle explique tout, simple fait
matériel, elle n'explique rien182(*).
2°- la constitution change le titre en vertu duquel
agissent les organes existant.
D'après Carré de Malberg et les positivistes de
son école, « la constitution initiale n'aurait ce
privilège de créer l'Etat que pace qu'en elle la
collectivité trouverait des organes capables de vouloir et d'agir pour
son compte et en son nom. La constitution serait donc ainsi au sens plein du
terme, une organisation de la collectivité nationale. Burdeau
réfute cette thèse en soulignant que tel n'est pas l'objet de la
constitution. Bien avant qu'elle apparaisse dit-il, existe déjà,
dans le groupe, des autorités qui pensent et agissent pour la
communauté entière, ce sont les chefs. Leurs actes engagent le
sort de tous les membres du groupe et ils n'ont ce caractère que parce
que, dans le pouvoir, le peuple reconnaît l'expression de ses vues, le
réalisateur de ses espérances.
Burdeau explique mieux en précisant que si la
constitution originaire se rapporte bien à l'organisation du groupe, ce
n'est pas parce qu'elle crée ses organes, c'est parce qu'elle modifie le
titre en vertu duquel ils décidaient et organisaient jusqu'alors.
Elle les investit du titre d'agent d'exercice d'un pouvoir qui cesse de
leur appartenir en propre. Elle crée précisément
l'Etat pour en faire le sujet de cette puissance qu'elle retire aux
gouvernants. Les organes demeurent mais leur statut est modifié :
« ils étaient, les titulaires du pouvoir, ils ne
sont plus que les agents de son exercice » 183(*). Les analyses de Burdeau sur
le rôle de la constitution dans la formation de l'Etat nous semblent d'un
grand intérêt pour nous qui voulons mesurer le poids de cet acte
fondamental dans l'institutionnalisation du pouvoir gage de l'émergence
et de la stabilité de l'Etat auquel la théorie marxiste donne une
explication extra-contractuelle.
* 170 Mpongo, (E.),
op.cit, p. 68, Ntumba Luaba, op.cit, p. 27.
* 171 Idem
* 172 Carré de
Malberg, Contribution à la théorie générale de
l'Etat, T. I, cité par Burdeau, (G.), op.cit, p 29.
* 173 Burdeau, (G.),
op.cit, p. 29.
* 174 Idem
* 175 Carré de
Malberg, op.cit, p. 62.
* 176 Kelsen, H.,
Aperçu d'une théorie générale de l'Etat,
Paris, Rev. Du droit public., 1926, p.p. 561 et suiv.
* 177 Mpongo, (E.),
op.cit, p. 69.
* 178 Idem
* 179 Mpongo, (E.),
op.cit, p. 69.
* 180 Koelbreuter, (O.),
Goundriss der allgemeinen Staatsre chtslekre, 1933, p. 6, cité
par Burdeau, (G.), op.cit, p.30.
* 181 Burdeau, (G.),
op.cit, p. 31.
* 182 Idem.
* 183 Burdeau, (G.),
op.cit, p. 31.
|