CHAPITRE 2 : IDENTIFICATION DE L'OBJET : UN CORPS
éVOLUTI F DOTé
DE NOMBREUx TENTACULES
Que seraient ces caractéristiques sans leurs
nombreux exemples qui parsèment l'histoire du cinéma de
façon plus ou moins glorieuse ? A présent, il convient de saisir
les grandes évolutions du genre, dont les ramifications n'ont
cessé de se multiplier avec une rapidité croissante. En gardant
à l'esprit les définitions précédemment
élaborées, comment les films s'accommodent-ils de ces
éléments ?
2.1. Le cinéma fantastique dans la première
moitié du XXe siècle : l'horreur qui ne dit pas son nom
A la suite des saynètes* de Georges Meliès et de
quelques films mettant en scène des effets spéciaux lumineux
rudimentaires au tournant du XIXe et du XXe siècle, une vague de films
fantastiques déferle sur l'Europe et les Etats-Unis dans les
années 1920- 1930 et inaugure ainsi ce que les auteurs anglophones
appellent le « horror boom ». Les premiers films fantastique/horreur
s'inspirent des nouvelles sombres et surnaturelles d'Alan Edgar Poe, de Guy de
Maupassant ou de Robert Walpole mais aussi -et surtout- des classiques de la
littérature gothique anglo-saxonne. Des livres comme
Frankenstein de Mary Shelley (1818), The Strange Case of Dr
Jeckyll and Mr Hyde de Robert Louis Stevenson (1886), The Picture of
Dorian Gray d'Oscar Wilde (1891) ou encore Dracula de Bram
Stocker (1897) pour ne citer que les plus illustres, auront tous leurs
échos au cinéma. En Allemagne, la vague expressionniste
était déjà inaugurée depuis les années
1910-1915 avec des films comme Le Golem (1913) ou
L'étudiant de Prague (1913), qui ouvrirent la voie à
Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau. Ces thèmes
étaient déjà également exploités dans des
pièces de théâtre et de music-hall à succès
jouées à Broadway, comme The Bat d'Avery Hopwood et Mary
Roberts Rinehart données dans les années 1920. Cet engouement
pour le fantastique et l'imaginaire, les horreurs lointaines et les monstres
inhumains trouve ses racines dans le choc qu'a représenté la
Première Guerre mondiale aux yeux des populations occidentales. Le
succès remporté par ces films en Europe, qui a connu la guerre
sur son territoire témoigne de la volonté de
replacer l'horreur dans le surnaturel et de fuir les massacres
humains1. C'est sans doute ce besoin, augmenté des exigences
du code Hays2, en vigueur aux Etats-Unis de 1934 à 1966, qui
dicte l'absence de sang ou d'actes violents mis en scène dans la
majorité des productions d'horreur de cette époque. Afin de
préserver la morale des spectateurs, aucune acte de violence, de sexe ou
de dissidence religieuse ne devait apparaître à l'écran,
sous peine d'être poursuivi et, de toute manière, censuré.
Mais « brutalisation des sociétés »3 qui
s'en est suivie a tout de même eu son écho au cinéma,
projetant les angoisses dans un imaginaire de tous les possibles, où la
résolution des problèmes sociaux ou politiques trouve sa
dimension symbolique simplifiée dans l'anéantissement du monstre
(réel ou fantasmé, selon les fins dites fermées ou
ouvertes, autorisant un retour éventuel). L'absence de censure
aurait-elle eu pour effet de faire figurer plus de violence sur les
écrans ? On peut en douter, car si la censure est certes une contrainte,
elle est également le reflet d'une tendance de l'opinion, plus ou moins
majoritaire. Ces préoccupations ressurgissent avec la Grande
Dépression et les tensions dans les relations internationales qui font
lentement glisser les Etats occidentaux vers une marche à la guerre
inéluctable. Les films de cette époque traduisent les angoisses
du temps, de façon métaphorique ou ludique (Le Dictateur
de Charlie Chaplin), alors que le cinéma commence à recouvrir une
dimension artistique réelle4. Rappelons que lors de leur
sortie, les films d'horreur n'étaient pas qualifiés de la sorte :
«Even the 1931 version of Dracula, starring Bela Lugosi as the Count and
seen by many as inaugurating the 1930s US horror boom, was originally marketed
as a morbid romance, a thriller and shocker but not as a horror film. In fact,
the evidence suggests that the term «horror film» itself did not
become widespread until later on in the 1930s.5
Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau (1922)
1 En ce sens, l'oeuvre épique de Tolkien,
The Lord of the Rings, est représentative de cette tendance
2 Code établi par le sénateur William
Hays en 1930, appliqué à toute production
cinématographique, dont l'observation est régie par la Motion
Pictures Producers and Distributors Association (MPPDA).
3 Georges L. Mosse, De la Grande Guerre au
totalitarisme, la brutalisation des sociétés
européennes, éd. Hachette, coll. Pluriel Histoire, 1997
(1e édition 1990)
4 C'est en 1937 que Jean Zay, alors secrétaire
d'Etat aux Beaux-Arts reconnaît le cinéma comme «
7e art »
5 Peter Hutchings, op. cit., p. 12
Sans nier l'origine littéraire de ces monstres et
autres créatures infernales, beaucoup voient plutôt la vraie
naissance de l'horreur dans l'exploitation systématique de ces
thèmes par les studios américains, et en particulier Universal,
une des majors du système hollywoodien, transformant l'entreprise en une
véritable « usine de l'horreur »1. En effet, les
studios vont produire des cycles entiers de films, mettant en scène les
figures gothiques décrites précédemment, en faisant venir
des réalisateurs et des acteurs étrangers, absorbant ainsi les
talents en les valorisant commercialement à travers une
industrie2. C'est à cette époque que Bela Lugosi et
Boris Karloff intègrent le star-system et deviennent des symboles du
développement du genre ; leurs personnages identifiant à
eux-seuls les films dans lesquels ils apparaissaient, conférant à
ceux-ci une valeur immédiate en dehors du scénario, constituant
un argument d'autorité incontestable. C'est cette pratique très
hollywoodienne qui a permis à Universal de produire et de vendre,
pendant les années 1930 et 1940 des dizaines de films et leurs
innombrables suites. Cette «sequelisation of horror»3,
procédant d'une culture de la série, héritée des
feuilletons journalistiques et radiophoniques, fit l'identité du studio.
Celui-ci a donc façonné le genre à son image et a
établi des normes, des codes tant esthétiques que commerciaux. Le
principal étant de produire des suites pourvu que le public soit au
rendez-vous, la fidélisation des personnages étant très
importante pour pouvoir les faire renaître ou réapparaître
dans des épisodes ultérieurs. Il semble que de cette culture
découle également le développement de remakes, qui ne
procèdent pas de la même logique que la suite mais s'en
rapprochent par la volonté de relancer la machine
cinématographique jusqu'à l'épuisement. En effet si les
remakes sont souvent mal perçus par la critique ou par les fans,
l'adaptation n'est-elle pas une des clés du renouveau artistique, au
même titre que la création, notamment dans le spectacle vivant ?
La relecture d'un film ayant quelques années peut s'enrichir de sa
contemporanéité pour offrir au public une autre vision ; elle
peut également être un hommage, comme l'est le Halloween
de Rob Zombie (2007). Ce problème nous renvoie une fois de plus vers
l'incessant débat qui parcourt le cinéma, avec d'un
côté les tenants de l'art et de l'autre les défenseurs de
l'industrie. Les suites et les remakes sont perçus comme des pures
exploitations commerciales, comme le souligne Peter Hutchings: «This
negative perception of sequel-heavy 1940s Universal horror is often intertwined
with a prejudice against the sequel itself as a particular cinematic format,
with the sequelisation process seeming to mark the moment where innovation ends
and exploitation begins.»4
1 Idem p. 16 («horror factory»)
2 Cette pratique est toujours largement
répandue au sein des studios américains d'aujourd'hui, proposant
des budgets et des conditions de travail inégalables pour des jeunes
réalisateurs ou scénaristes
3 Peter Hutchings, 2004, op. cit. p. 19
4 Idem, p. 20
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