2.2.1. Le splatter movie : aux frontières du gore et
du survival
L'évolution la plus significative, qui fait souvent
aujourd'hui le corollaire indispensable du film d'horreur est probablement la
naissance du film dit « gore ». Emprunté à l'adjectif
anglais qui signifie sanguinolent, ce genre de films décline les
détails insoutenables et répulsifs d'un crime, faisant
apparaître des flots de sang et de chair meurtrie.1 Les
premières scènes gores de l'histoire du cinéma se situent
dès l'aube de son apparition dans des films recouvrant des sujets
très divers : une décapitation dans Une mort de Marie
Stuart d'Edmond Kuhn (1893), des scènes de torture dans La
Sorcellerie à travers les âges de B. Christensen (1921) ou
encore le célèbre coup de rasoir fendant un oeil mis en
scène par Luis Bunuel dans Un Chien andalou (1928). Or en tant
que genre à part entière, ce que l'on appelle aussi les splatter
movies n'émergent que dans les années 1960, au sein d'un contexte
cinématographique toujours régi par la censure (malgré la
fin de l'application du code Hays au milieu des années 1950) et d'une
société américaine plongée dans l'affrontement
idéologique et militaire. La réaction conservatrice, dont la
chasse aux sorcières menée par le sénateur Mc Carthy dans
le cadre de la guerre froide est le meilleur exemple, et l'engagement
armé effectif des Etats-Unis dans la guerre du Viet Nam perturbe une
génération de cinéastes qui n'a pas vécu la Seconde
Guerre mondiale.
Dans la veine de l'émergence du rock au sein du monde
musical, le cinéma va aussi connaître son lot de provocations,
notamment avec Hershell Gordon Lewis, initiateur du « cinéma
vomitif » et salué comme « the godfather of gore », dont
l'influence sur le cinéma d'horreur contemporain reste importante. La
popularité acquise par ses films ne fit que grandir dans les
années qui suivirent les multiples réalisations de Lewis : son
premier film gore, Blood Feast (1963), rapporta au final plus de 7
millions de dollars pour un budget quasiment 300 fois inférieur
(estimé à 25 000 dollars). Ses réalisations
ultérieures n'en furent pas moins célèbres : 2000
Maniacs, Colour me Blood Red (1965), A Taste of Blood (1967,
fortement inspiré des films de la Hammer) ou encore Wizard of
Gore (1970) flirtent avec le cinéma bis, la série Z, le
slapsitck et l'horreur pour donner naissance à un cinéma
décomplexé, volontairement provocateur et auto dérisoire.
Sans faire une liste qui se voudrait exhaustive, il convient de donner ici
certains titres incontournables, qui s'inspirent de ce genre initié dans
les années 1960 : Massacre à la Tronçonneuse de
Tope Hooper (1974, même s'il n'est pas vraiment gore, et se mêle au
slasher* naissant), Evil Dead de Sam Raimi ou encore Bad
Taste et Braindead de Peter
1 A. Puzzuoli, J.P. Kremer, Dictionnaire du
fantastique, Paris, éd. Jacques Grancher, 1992, article « gore
»
Jackson. Le gore caricatural, constitué par les
excès de sang et d'humour, a donné naissance à un terme
spécifique ; le « splatstick », dont relèvent par
exemple aujourd'hui des films anglo-saxons comme Shaun of the Dead
d'Edgar Wright ou Dead and Breakfast de Matthew Leutwyler ou encore
les films produits par la société de production Troma
incarnée par le célèbre Lloyd Kaufman (Toxic Avenger,
Terror Firmer, Poultrygeist). Or cette trivialisation de l'horreur est
souvent dénoncée par ceux qui tentent de faire émerger un
cinéma de genre plus mûr, à l'instar de Pascal Laugier en
France.
L'autre éminent représentant, et non le moindre,
de cet héritage post-Seconde Guerre mondiale est le réalisateur
et producteur George A. Romero, dont le film La Nuit des morts
vivants, sorti en 1968, lointaine adaptation du livre de Richard Matheson
I am Legend, a inspiré tous les cinéastes engagés
depuis dans ce créneau. Si ses films intègrent des
éléments gores, c'est plutôt de la frayeur suscitée
par les invasions de zombies et l'impuissance des victimes que vient
l'horreur1. La critique sociale et politique patente
imprégnant son cinéma illustre bien ce phénomène de
rébellion par une contre-culture en pleine constitution. Romero
apparaît comme le « maître des zombies » mettant en
scène des morts-vivants, auxquels sont confrontés des individus
reflétant parfaitement les préoccupations des
sociétés dans lesquelles ils évoluent : l'adversité
dans La Nuit des Morts-Vivants (1968), la consommation de masse dans
Zombie (1978) ou encore la surmédiatisation et Internet dans
Diary of the Dead (2008). C'est ce qui fait la force du cinéma
de Romero, ce mélange de dénonciation, d'humour et de
scènes gores, que certains seraient tentés de qualifier de
gratuites, mais qui en réalité suivent bien le propos et le
schéma narratif du film. Si pendant longtemps, George A. Romero est
resté un cinéaste de seconde zone2, ne
bénéficiant pas de la considération du monde professionnel
et de la critique -mais vénéré par les fans-, cela tend
à changer depuis quelques années3. Son dernier film,
Diary of the Dead, a été encensé par la critique,
tant dans la presse généraliste que
cinématographique4. Serait-il devenu pour autant un film
d'auteur ? Pour certains c'est indéniable, mais pour d'autres, le
maître des zombies reste cantonné à son univers qu'il a
lui-même créé et continue de l'alimenter, mais avec l'appui
des studios cette fois : « J'ai perdu beaucoup d'argent dans les
années 1990 à développer des projets qui n'ont jamais vu
le jour. Et là, d'un coup, Universal me
1 Le gore des zombies, par Philippe Rouyer,
in Politique des zombies, L'Amérique selon George A. Romero,
ouvrage coordonnée par Jean-Baptiste Thoret, Paris, 2007, Ellipses, coll
Les Grands mythes du cinéma
2 Zombies : de la marge au centre, La
réception française des films de George Romero, par
Sébastien Le Pajolec, in Jean-Baptiste Thoret, op. cit.
3 C'est ce qu'explique Stephen King dans son roman
autobiographique Anatomie de l'Horreur : malgré ses dizaines de
livres et d'adaptations au cinéma, ses romans restent
déconsidérés, taxés de littérature de
gare.
4 Voir critiques de presse, annexe n°17, p.36
propose 20 millions de dollars pour faire monter mon
film1 ». En effet, le réalisateur a
bénéficié du succès de L'Armée des Morts
de Zack Snyder, présenté en sélection officielle au
festival de Cannes en 2005 (plus de 400 000 entrées France). Ce film a
permis de redonner un coup de fouet au genre en lui donnant une plus grande
visibilité. « Tuer à tour de bras n'empêche [...] pas
de penser » affirme Alexandre Aja, qui y voit un corollaire essentiel pour
un film réussi, comme son remake de La Colline a des
Yeux2.
Zombie de George A. Romero (1978)
Il s'avère cependant difficile de séparer
complètement ces deux tendances. Des films d'horreur relevant le la
série B peuvent impliquer des réflexions sociales et politiques
latentes (mais quel film n'en a pas lorsqu'il s'inscrit dans un contexte
précis ?), et des films plus engagés présenter des
scènes gores et humoristiques sans que cela n'affecte le propos. D'autre
part, on remarque une multiplication des scènes dites gores dans des
films dont le schéma narratif n'est pas dérivé de
l'horreur. Prenons l'exemple de David Cronenberg qui a réalisé
tant de films devenus cultes se situant entre la science- fiction et l'horreur
(Videodrome, Scanners, La Mouche) Ses deux derniers films (A
History of violence et Les Promesses de l'ombre) relèvent
plutôt du thriller dramatique mais font quand même place à
un lot de scènes gores. Au regard de l'exportation facile de telles
scènes au sein d'autres types de cinéma, ainsi que
vis-à-vis de son contexte d'émergence (le film historique ou
mythologique), on peut se demander si le cinéma gore fait
réellement partie du cinéma fantastique, le réalisme de
certaines scènes ne devant rien à l'imaginaire, bien au
contraire. Dans tous les cas, le gore est un élément inspirant
pour de nombreux genres, au sein et en dehors de l'horreur propre. Cette
intégration de la violence montrée à l'écran,
difficile à renouveler sinon dans l'escalade, est le principal
problème qui se pose aux réalisateurs de films d'horreur
gores.
1 Extrait de l'article Sang pour sang
horreur, par Frédéric Granier, TGV Magazine, 2006, annexe
n°1, p.7
2 Extrait de l'article Gore j'adore, par
Christophe Carrière, L'Express Mag du 22.06.2006, annexe n°4, p.1
5
|
|