A priori, nous pouvons affirmer que le principe de
l'autonomie constitutionnelle reconnu aux États, fait obstacle à
toute intervention visant à influencer les choix politiques,
économiques, sociaux et culturels de ces États. Cependant,
pendant longtemps une donnée fondamentale a été
"refoulée" : l'État qui bénéficie de cette
autonomie est sensé avoir l'approbation de son peuple. Le libre choix du
système politique appartient à l'État, certes, mais dans
la mesure où ce dernier exerce ce droit conformément au choix de
son peuple186. Les conflits qui naissent entre les peuples et leur
propre appareil d'État font surgir l'ambivalence du droit international
qui reconnaît le libre choix du système politique tantôt au
peuple, tantôt à l'État.
La pratique de l'O.N.U. en Haïti a fait prévaloir
le droit du peuple sur celui de l'État. Cette attitude peut s'expliquer
par l'idée qu'un coup d'État contre un gouvernement légal
et légitime constitue une négation du droit du peuple au libre
choix de son système politique et de ses gouvernants (A).
Si ce peuple s'est prononcé pour le régime
démocratique, le rétablissement de la démocratie constitue
dans ce cas une consécration du droit de ce peuple au libre choix de son
système politique (B).
186 Voir La résolution 3281 AG/O.N.U. (XXIX)
du 12 décembre 1974, op. cit.
A. Le coup d'État contre un régime
librement élu : une négation du droit du peuple à
l'autodétermination
Depuis sa naissance, le droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes a été frappé d'ambiguïté.
Alors que Lénine présentait ce droit comme impliquant le droit
à la décolonisation, Wilson déduisait de ce droit que les
pouvoirs des gouvernements doivent être fondés sur le consentement
du peuple187.
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a
été consacré par le droit international positif depuis
1945. En effet, l'article premier de la Charte de l'O.N.U. dispose que "Les
buts des Nations Unies sont les suivants... - 2 - Développer entre les
nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de
l'égalité de droits des peuples et de leur droit à
disposer d'eux-mêmes...". Un droit positif, le droit des peuples
à disposer d'eux- mêmes n'a pu se développer et se
concrétiser qu'avec le changement de l'équilibre politique au
sein de l'Assemblée Générale de l'O.N.U. en faveur des
pays du tiers monde assistés par les pays socialistes Ainsi
"lorsqu'en 1945, les Nations Unies inscrivent dans leur Charte le droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes au nombre des principes
éthiques devant guider leur action et d'en faire un droit, il
apparaît - alors que la guerre froide n'a pas encore commencé -
que la décolonisation sera le grand problème, le plus aigu et le
plus brûlant, qu'aura à régler la société
internationale au lendemain de la guerre. Dès ce moment, le droit des
peuples devient avant tout celui des populations colonisées à se
constituer en États indépendants"188.
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a
donc été à l'origine de l'action de l'O.N.U. afin de
mettre fin à la décolonisation. C'est dans cette perspective que
la résolution 1514 adoptée par l'A.G. de l'O.N.U. le 14
décembre 1960 dispose que "- 2 - Tous les peuples ont le droit de
libre détermination, en vertu de ce droit, ils déterminent
librement leur statut
187 Voir CASSESE (A), Commentaire de l'article 1
(§ 2) de la Charte des Nations Unies, in. La Charte des Nations Unies,
Commentaire article par article, dir. COT (J- P) et PELLET (A), Paris,
Economica, Bruxelles, Bruylant, 1985, pp. 38-54.
188 ARDANT (Ph), "Que reste-t-il du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes ?" Pouvoirs, 1991, N° 57, p. 45.
politique et poursuivre librement leur développement
économique, social et culturel"189.
Pendant longtemps, le droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes n'a pu s'affirmer que contre la domination
étrangère, la colonisation et le régime de l'apartheid.
Aujourd'hui que la plupart des États ont acquis une
égalité souveraine au niveau international "une question va
alors se poser bientôt : Après son triomphe dans l'abolition des
liens coloniaux le droit des peuples a-t-il encore un rôle à jouer
?"190.
Si nous admettons que le droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes est une "formule qui, lorsqu'elle est appliquée
à un État, énonce, l'intention de respecter
l'indépendance de celui-ci"191 nous devons alors dire
que du moment où cette indépendance est acquise, le droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes n'aurait plus une raison
d'être d'autant plus que "la souveraineté, c'est le droit des
peuples à son stade de réalisation"192.
Seulement, inséré dans un document relatif aux
droits de l'Homme, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes
pourrait avoir une autre signification. En effet, l'article premier commun aux
pactes des droits civils et politiques, économiques, sociaux et
culturels dispose que "tous les peuples ont le droit de disposer
d'eux-mêmes, en vertu de ce droit ils déterminent librement leur
statut politique et assurent librement leur développement
économique, social et culturel". Cet article, qui reprend les
termes de la résolution 1514, s'est référé aux
peuples, à tous les peuples. Il en découle que ce droit
appartient même aux peuples déjà constitués en
État.
"Après ce pas en avant un pas en
arrière"193 est effectué par la résolution
2625 qui a prévu que " chaque État a le droit de choisir et
de développer librement son système politique, social,
économique et culturel". Bref, ambivalent depuis sa naissance, le
droit des peuples à disposer d'eux-
189 Résolutions adoptées par
l'Assemblée Générale au cours de sa quinzième
session, volume I, 20 septembre - 20 décembre 1960, documents officiels,
supplément N° 16.
190 (Ph), art. cit., p. 46.
191 BASDEVANT (J), Dictionnaire de la
terminologie du Droit International, op. cit., p. 233.
192 CHAUMONT (Ch), Cours Général de
Droit International Public, R.C.A.D.I., 1970, p. 390.
193 JOUVE (E), Le droit des peuples, Paris,
P.U.F., 1992, p. 82.
mêmes a été interprété par
l'O.N.U. en faveur des États, les aspirations des peuples ou leurs
conflits avec leur propre appareil d'État ne concernaient pas
l'Organisation mondiale. Cette Organisation "issue des États, avait
le choix entre deux solutions : ruser avec eux ou prendre leur défense.
Elle paraît avoir retenu la première formule"194.
Cela n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui. Désormais,
le droit des peuples au libre choix de leur système politique,
économique, social et culturel pourrait s'exercer contre l'État
en cas de sa méconnaissance par ce dernier.
Cette hypothèse s'est vérifiée dans le
cas haïtien : par le moyen d'élections libres, le peuple
haïtien a fait son choix qui a mené au pouvoir le Président
Aristide. Le libre choix du peuple haïtien de son système politique
a donné naissance à un régime bénéficiant
d'une légitimité démocratique. Le coup d'État qui
est survenu contre ce gouvernement issu de la volonté du peuple a donc
constitué une négation des droits politiques de l'Homme
consacrés par la D.U. D.H. et du droit du peuple haïtien au libre
choix de son système politique et précisément de son droit
à la démocratie. Par conséquent, le rétablissement
de cette démocratie sera conforme au droit du peuple au libre choix de
son système politique.