TROISIÈME PARAGRAPHE
L'ORGANISATION ET LA CONDUITE DES ÉLECTIONS AU
CAMBODGE : UNE VÉRITABLE PRISE EN CHARGE DE LA
DÉMOCRATISATION
Indépendant de la France depuis 1953, le Cambodge a
été dirigé par le prince Norodom Sihanouk destitué
par le général Lon Nol en 1970. En 1975, les Khmers Rouges
prennent le pouvoir, le Cambodge devient alors l'"État
démocratique du Kampuchéa". Pendant cette période, un
génocide a été commis à l'égard de la
population. Ce n'est qu'après l'intervention vietnamienne que les Khmers
rouges ont été écartés pour céder le pouvoir
à un gouvernement pro-vietnamien dirigé par Hun Sun.
A partir de décembre 1987, la rencontre entre le prince
Sihanouk et Hun Sun a facilité les négociations qui ont abouti
à la conférence de Paris sur le Cambodge du 30 juillet au 30
août 1989. L'échec de cette conférence a conduit le Conseil
de Sécurité de l'O.N.U. à proposer un plan cadre pour le
règlement du conflit cambodgien puis à adopter sa
résolution 668 du 20 septembre 1990 dans laquelle il a souligné
que les efforts de l'O.N.U. "visent à permettre au peuple cambodgien
d'exercer son droit inaliénable à disposer de lui même par
le biais d'élections libres et équitables organisées et
menées à bien par l'Organisation des Nations Unies, dans un
environnement politique neutre et dans le plein respect de la
souveraineté nationale du Cambodge"118.
118 Documents d'actualité internationale,
N° 21, 1er novembre 1990, p. 394.
Le 23 octobre 1991, un accord pour un règlement
politique global du conflit du Cambodge a été signé
à Paris, par le Cambodge et 18 autres pays parmi lesquels figuraient les
cinq membres permanents du Conseil de Sécurité.
Dans l'article 2 de cet accord "les signataires invitent
le Conseil de Sécurité des Nations Unies à créer
une Autorité provisoire des Nations Unies au Cambodge". Une demande
qui a été satisfaite par la résolution 745 du 28
février 1992. En plus de l'objectif du maintien de l'ordre, de la
pacification et celui du rapatriement des réfugiés,
l'A.PR.O.N.U.C. visait non seulement l'organisation des élections libres
et équitables (A) mais aussi l'instauration d'une
démocratie politique (B).
A. La conduite d'élections libres : un objectif
immédiat de l'O.N.U.
Désireux "d'assurer au peuple cambodgien l'exercice
de son droit à l'autodétermination par la voie d'élections
libres et équitables"119, les membres du Conseil
national suprême du Cambodge (CNS) ont engagé l'O.N.U. à
conduire ces élections. Une tâche redoutable primo parce
que c'est la première fois quel'O.N.U. entreprend cette
opération, secundo parce qu'elle est entreprise dans un pays en
guerre depuis 20 ans.
En effet, l'A.PR.O.N.U.C. a été responsable de
l'organisation de l'élection d'une Assemblée constituante qui se
transformerait en Assemblée législative et formerait un nouveau
gouvernement après l'adoption d'une nouvelle constitution.
L'article 12 de l'accord pour un règlement politique
global du conflit du Cambodge a prévu que "ces élections se
tiendront sous les auspices de l'Organisation des Nations Unies dans un
environnement politique neutre et dans le plein respect de la
souveraineté nationale du Cambodge". Les signataires de cet accord
semblent être conscients de l'ampleur de l'opération menée
par l'A.PR.O.N.U.C. En fait, la fonction électorale de
119 Préambule de l'accord pour un
règlement politique global du conflit au Cambodge, in. Relations
internationales : le nouvel ordre mondial, travaux dirigés par
WEISS (P), Paris, Eyrolles, 1993, pp. 107-108.
l'A.PR.O.N.U.C. commence par l'élaboration d'une loi
électorale en coopération avec le Conseil national suprême,
un rôle qui a suscité les réserves de certaines parties au
conflit à cause des conditions d'octroi de la citoyenneté
cambodgienne de laquelle dépend le droit de vote120. De
même, la composante électorale de l'A.PR.O.N.U.C. avait pour
fonction l'installation et l'organisation des bureaux de vote, l'organisation
du transport des candidats, la fourniture du matériel nécessaire
ainsi que le suivi de la campagne électorale, du dépouillement et
de la proclamation des résultats.
La conduite des élections générales,
libres et authentiques au Cambodge n'était pas aisée pour
l'O.N.U. : réaliser ces élections dans un environnement politique
neutre était un objectif plutôt qu'un fait. Les entraves à
cette opération étaient dues au refus du parti des Khmers Rouges
(le parti du Kampuchéa démocratique) de reconnaître
l'autorité du C.N.S. pendant la période transitoire et par
conséquent de participer aux élections. Cette résistance a
provoqué la mobilisation de quelques 1600 militaires de l'A.PR.O.N.U.C.
pour protéger l'opération des inscriptions électorales et
le vote lui même.
Malgré cet effort, un nombre important de morts et de
blessés a été enregistré et le parti du
Kampuchéa (P.K.D.) a mené propagande contre l'A.PR.O.N.U.C.
Les Khmers Rouges ont, en outre, entravé le processus
électoral dans les régions soumises à leur pouvoir. Cette
attitude a provoqué la résolution 792 du 30 novembre 1992 par
laquelle le Conseil de Sécurité de l'O.N.U. a prévu des
sanctions économiques contre les zones contrôlées par le
P.K.D.
En dépit de cette déstabilisation,
l'A.PR.O.N.U.C. a continué sa fonction d'information sur tous les
aspects du processus électoral. Elle a décidé d'un commun
accord avec le C.N.S. de maintenir la date des élections prévues
du 23 au 28 mai 1993.
Ces élections ont eu lieu dans 21 provinces, 1400
bureaux ont été fixés pour recueillir les bulletins.
L'A.PR.O.N.U.C. a aussi créé 200 équipes mobiles pour
faciliter le vote dans les régions où l'accès est
difficile.
La composante électorale de l'A.PR.O.N.U.C. a
été constituée par 170 fonctionnaires internationaux, 400
volontaires des Nations Unies et 1500 agents choisis sur place comme
scrutateurs internationaux. Ce personnel a coopéré avec plus de
50000 agents électoraux cambodgiens pour suivre tout le processus
électoral auquel ont participé 20 partis politiques.
Cet effort n'est pas resté sans conséquences sur
les résultats des élections puisque des 4,6 millions de
cambodgiens, 4267192 électeurs; soit 89,56 % des électeurs
inscrits, se sont prononcés par le recours aux urnes121.
Certains auteurs ont commenté ce résultat sur un
ton lyrique. Ainsi Yves BEIGBEDER a relevé que "les électeurs
ignorèrent les menaces de violence, les bandits, les difficultés
d'acheminement et les pluies"122.
Le Secrétaire Général de l'O.N.U. a
même considéré que "le vote s'est déroulé
dans une atmosphère de paix et souvent de fête"123.
Le Front Uni National pour un Cambodge Indépendant,
Neutre, Pacifique et Coopératif (F.U.N.C.I.N.P.E.C.), parti du prince
Sihanouk, a obtenu 45,47 % des suffrages exprimés alors que le parti du
peuple cambodgien (P.P.C.) a recueilli 38,23 % des voix.
A la suite de la proclamation des résultats, le
représentant spécial du Secrétaire Général
de l'O.N.U. a déclaré devant le C.N.S. que les élections
ont été libres et équitables dans leur ensemble. Il a
aussi noté dans sa déclaration que les
irrégularités contestées par le (P.P.C.) ont
été vérifiées et qu'en tout état de cause
ces allégations, même exactes, n'avaient pas d'influence sur les
résultats.
121 Voir BEIGBEDER (Y), op. cit., p. 85.
122 Ibid. loc. cit.
123 Rapport du Secrétaire Général sur le
déroulement et le résultat des élections au Cambodge, 10
juin 1993, Documents d'actualité internationale N° 16, 15
août 1993, p. 344.
Le Secrétaire Général de l'O.N.U. a
confirmé cette déclaration dans son Rapport sur le
déroulement et le résultat des élections au Cambodge du 10
juin 1993. De même le Conseil de Sécurité de l'O.N.U. a
fait sienne cette déclaration en demandant "à toutes les
parties de se conformer à l'obligation qui leur incombe de respecter
pleinement les résultats des élections et... de faire tout leur
possible pour assurer l'établissement pacifique d'un gouvernement
démocratique conformément aux termes de la nouvelle
constitution"124.
La conduite des élections cambodgiennes par
l'A.PR.O.N.U.C. a été considérée comme un
succès malgré les actes de violence et d'intimidation
menés par les Khmers Rouges. Il s'agit là d'une opération
ambitieuse qui, en plus de l'organisation des élections, a
envisagé une véritable conduite du pays vers la
démocratie.
B. L'instauration d'une démocratie politique : un
but médiat de l'O.N.U.
L'organisation des élections au Cambodge n'était
que l'un des moyens de l'O.N.U. pour parvenir à régler le conflit
cambodgien et mener le pays à la démocratie. L'O.N.U. a
jugé le temps opportun pour arrêter les rebelles Khmers et mettre
ainsi fin au régime communiste soutenu jusqu'alors par la Chine
Pendant la période de transition qui a commencé
avec l'entrée en vigueur de l'accord de Paris pour un règlement
politique global du conflit du Cambodge, le C.N.S. a
délégué ses pouvoirs à l'O.N.U. afin de lui
permettre d'appliquer cet accord. C'est cette délégation qui a
permis à l'O.N.U. de conduire les élections permettant la
formation d'un gouvernement légitime et l'établissement d'un
État démocratique.
Ces élections ont fait naître une assemblée
constituante de 120 membres qui s'est réunie le 14 juin pour
rétablir le prince Sihanouk comme chef d'État et ce n'est que
le 21 septembre qu'elle a adopté la nouvelle
124 Résolution 835 CS/O.N.U. du 2 juin 1993
"souhaitant l'établissement pacifique d'un gouvernement
démocratique en application des résultats électoraux",
Documents d'actualité internationale N°14, 15 juillet
1993, p. 292.
constitution du Royaume du Cambodge qui est entrée en
vigueur le 24 septembre jour auquel la mission de l'A.PR.O.N.U.C. a pris
fin.
A propos de cette nouvelle constitution, l'article 23 de
l'accord de Paris pour un règlement politique global du conflit du
Cambodge stipule que "les principes fondamentaux qui seront contenus dans
la nouvelle constitution du Cambodge, y compris ceux relatifs aux droits de
l'Homme et aux libertés fondamentales ainsi qu'au statut de
neutralité du Cambodge, sont énoncés à l'annexe 5".
En effet, l'accord de Paris a exigé du constituant cambodgien le
choix de la démocratie libérale et pluraliste pour mettre fin
à la tragédie vécue par le pays. Une démocratie qui
ne se réalise, selon l'accord, que par le respect des droits
fondamentaux, du pluralisme politique, de l'indépendance du pouvoir
judiciaire et de sa neutralité Ainsi, la constitution cambodgienne a
décidé que le roi règne mais ne gouverne pas. Le
gouvernement roy reste responsable devant l'Assemblée. Les
libertés publiques ont été proclamées et le conseil
supérieur de magistrature garantira l'indépendance du pouvoir
judiciaire.
Les événements survenus pendant la
période électorale et la résistance des Khmer Rouges ont
démontré la précarité de la situation au
Cambodge.
Cependant une chose reste sûre : L'action de l'O.N.U.
pour démocratiser le Cambodge a été ferme. C'est cette
persévérance qui a poussé le prince Sihanouk à
écrire déjà en mars 1993 qu' "après le 25
août, le Cambodge devra cesser d'être un protectorat de l'O.N.U....
et de recouvrer sa pleine souveraineté, ce qui voudra dire que toute
ingérence étrangère dans les affaires intérieures
du Cambodge sera inacceptable et inadmissible et que les affaires entre Khmers
devront être réglées par les Khmers"125.
Cette affirmation s'explique d'autant plus que l'O.N.U. s'est
occupée de tous les aspects de la vie intérieure du Cambodge.
L'A.PR.O.N.U.C. a essayé pendant la période transitoire de
favoriser le respect des droits de l'Homme, elle a même réussi
à convaincre le C.N.S. de ratifier les pactes internationaux relatifs
aux droits civils et politiques, économiques, sociaux et culturels.
Cette action a affecté le système judiciaire et administratif
ainsi que les domaines de la défense et des affaires
étrangères.
125 Cité par ISOART (P) "L'O.N.U. et le
Cambodge", 1993, volume 3,
p. 687.
Bref, cette action a visé tout le système
politique cambodgien en vue d'obtenir un régime démocratique
basé sur des valeurs qui sont évidentes "pour un esprit
occidental qui ne le sont pas forcément pour les citoyens
Khmers"126.
L'établissement de la démocratie a
été le but ultime de l'O.N.U. nonobstant la réaffirmation
du droit inaliénable des États à déterminer
librement leur propre système politique, économique, social et
culturel conformément à la volonté de leurs peuples. La
logique de l'accord semble, à notre sens, résoudre cette
contradiction apparente.
Du reste, le caractère exemplaire de l'opération
menée par l'O.N.U. au Cambodge tient au fait qu'il s'agit là
d'une situation strictement interne, "il n'y a ici de manière
directe aucun élément d'ordre international. Certes, la
stabilité de cet État est une pièce du système de
sécurité dans la région... mais cet aspect n'est
qu'indirect et peut, en définitive, être relevé à
propos de n'importe quelle situation interne susceptible d'avoir des effets
externes"127.
L'appui de l'O.N.U. à la démocratie par la
promotion du principe d'élections périodiques et honnêtes
et par l'assistance électorale s'est avéré utile pour
certains cas et inadéquat pour d'autres.
Dans ce cas, nous ne pouvons que confirmer l'idée que
"la démocratie doit être préparée, ses racines
doivent se développer progressivement. Les élections ne sont
qu'une étape dans le lent processus de la naissance et de la croissance
d'une culture et d'institutions politiques destinées à soutenir
un régime démocratique"128. Faute de quoi la
démocratie ne serait que précaire.
L'O.N.U. s'est trouvée dans la situation où des
élections authentiques et libres ont été remises en
cause par des coups d'État, l'Organisation a alors
126 Ibid., p. 669.
127 DAUDET (Y), "Rapport introductif', in
Aspects du système des Nations Unies dans le cadre de l'idée d'un
nouvel ordre mondial, dir. DAUDET (Y), Paris, Pedone, 1992, p. 24.
128 BEIGBEDER (Y), op. cit. p. 26.
envisagé une action contraignante pour rétablir la
démocratie dans ces régimes.
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