Théorie de la Reconstruction Rationnelle. Programmes de Recherche et Continuité en sciences( Télécharger le fichier original )par Julien NTENDO BIASALAMBELE SJ Faculté de Philosophie St Pierre Canisius, KInshasa - Licence en philosophie 2007 |
II.2.2.6. Le problème de la greffe des programmes de recherche.La thèse de Niels Bohr illustre comment un programme de recherche peut se développer à partir de fondements incompatibles. Cette thèse postule que l'émission de la lumière est due à des électrons qui sautent d'une orbite à une autre à l'intérieur des atomes151(*). La démarche de Bohr consistait à résoudre le problème de la stabilité des minuscules systèmes planétaires avec des électrons autour d'un noyau positif. Ce problème est celui généralement désigné sous l'expression "problème de Rutterford". La théorie de Rutterford, quoique fortement corroborée, était incompatible avec une autre théorie corroborée : l'électromagnétisme de Maxwell et de Lorentz qui postulait que les atomes de Rutterford sont instables et doivent, par conséquent, s'effondrer. En reprenant à nouveaux frais ce problème, Niels Bohr se proposait une mise en epoche provisoire de l'incompatibilité reconnue entre Rutterford et Maxwell-Lorentz, afin de mettre au point un programme de recherche dont les variantes réfutables seraient compatibles avec le programme de Maxwell-Lorentz. Le noyau dur de Bohr comportait cinq postulats152(*). Contrairement à Prout, le programme de Bohr se distingue par sa richesse méthodologique. Alors que l'heuristique positive de Prout fut conçue pour renverser et remplacer la chimie analytique de son époque ainsi que ses théories d'observation, l'heuristique positive de Bohr laissa irrésolue l'incompatibilité entre les deux programmes-mères. Son programme devient comme une greffe sur deux programmes incompatibles. En ce sens, loin d'être un échec méthodologique, une telle manière de procéder dégage l'innovation apportée par la méthodologie de programme de recherche. Car, comme l'affirme notre Lakatos : « A la vérité, certains de programmes de recherches les plus importants de l'histoire des sciences ont été greffés sur des programmes antérieurs avec lesquels ils étaient ouvertement incompatibles. Par exemple, l'astronomie de Copernic fut "greffée" sur la physique d'Aristote, et le programme de Bohr sur celui de Maxwell »153(*). Les justificationnistes et les falsificationnistes naïfs pointent du doigt l'irrationalisme des greffes. A leur avis, une nouvelle théorie, lorsqu'elle est incompatible avec une vieille théorie admise et corroborée, est d'office réfutée et rejetée. Ils considèrent toute greffe d'un programme nouveau, sur un ancien qui lui est incompatible, comme un simple stratagème linguistique, c'est-à-dire un stratagème conventionnel qui n'a aucune pertinence dans le développement de la rationalité scientifique154(*). Au contraire, d'après la méthodologie lakatosienne, en cas d'incompatibilité et lorsque le nouveau programme greffé sur l'ancien prospère, le nouveau programme facilite une coexistence pacifique de programmes de recherche. Cette symbiose devient, au fil des jours, une concurrence qui poussera les partisans du nouveau programme à finalement supplanter l'ancien. Une telle entreprise comportant d'énormes difficultés, la greffe de programmes en cas d'incompatibilité n'est pas monnaie courante dans la méthodologie. Elle relève des exceptions. Car, « La compatibilité - au sens fort- doit rester un principe régulateur important (dominant de très haut les exigences du changement progressif de problème); et il faut considérer les incompatibilités (y compris les anomalies) comme des problèmes »155(*). L'adjonction des hypothèses auxiliaires protectrices et celles constituant l'heuristique est commandée par l'exigence de compatibilité afin de garantir la continuité au coeur de l'activité scientifique. C'est dire que la méthodologie de programme de recherche ne vise pas à cautionner l'anarchisme méthodologique et l'incompatibilité. Elle ouvre cette possibilité pour de raisons méthodologiques afin d'ouvrir les programmes à la concurrence, en espérant qu'ils fourniront les prédictions inédites devant servir de critère de démarcation. La compatibilité reste un principe heuristique hors de toute discussion. D'abord, en vertu du fait que la science porte une prétention à la vérité. Cette exigence s'accompagne de celle de compatibilité à tel point qu'on ne peut renoncer à l'une sans sacrifier l'autre. Ensuite, parce que la découverte d'un incompatibilité ou d'une anomalie n'implique pas automatiquement l'interruption immédiate du programme. En cas d'anomalie ou d'incompatibilité, la solution lakatosienne - et cela est rationnel, consiste de déplacer l'incompatibilité en quarantaine ad hoc et de poursuivre l'heuristique positive du programme156(*). Contre ceux qui verraient en cette position un crime contre la raison, notre auteur propose la compatibilité et le libéralisme comme deux principes directeurs de la méthodologie. La solution lakatosienne ne pose-t-elle pas de problèmes? Sachant que le comportement des chercheurs devant les anomalies et les incompatibilités reste une de questions topiques de la science, il sied à reconnaître que Lakatos se heurte ici au point de vue des conservateurs et des anarchistes. * 151 Idem, pp. 70-71. * 152 Cfr., LAKATOS, I., op. Cit., pp. 75-76 * 153 Idem, p. 76. La physique aristotélicienne est géocentrique. Elle atteste l'hypothèse de la fixité de la terre comme centre immobile de l'univers autour duquel gravitent les planètes. Copernic par contre, renforcera la thèse héliocentrique, en transférant au soleil le statut de référence du système planétaire. * 154 Cfr. Idem, pp. 76-77. * 155 Idem, p. 78. * 156 Cfr. Idem, p. 79. |
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