1.3. Les stratégies développées par
les acteurs face aux tendances structurantes
Ces grandes tendances ont poussé les grands DOs
à développer des stratégies nouvelles qui ont un impact
direct sur l'ensemble de la filière. Ainsi, insistent-ils
désormais sur (1) la modularisation, (2) l'externalisation et la
responsabilisation accrue des fournisseurs et enfin (3) l'internationalisation
de la sous-traitance accélérée par les mesures de
compensation industrielle et facilité par (4) la
généralisation des principes organisationnels de
l'ingénierie concourante. L'ensemble des ces stratégies vient
corroborer une logique de report des risques
1 Il s'agit de limiter les rejets à la fois aux
oxydes d'azotes (NOx), aux hydrocarbures imbrûlés (HC) et au
monoxyde de carbone (CO).
2 DUBOIS, Thierry. Vers des moteurs plus propres
et moins bruyants. Science & Vie. Hors Série : Aviation 2001.
N°215, 2001.
sur les niveaux supérieurs de la sous-traitance, telle
qu'elle est initiée par les DOs majeurs et relayée par les
acteurs majeurs de la sous-traitance.
1.3.1 La montée en puissance de la
modularisation
Avant d'élucider le rôle et la portée de
la production modularisation qui s'est introduite dans la filière ces
dernières décennies en tant que stratégie majeure, il
convient tout d'abord de définir le cadre théorique qui sous-tend
ce processus technico-organisationnel1.
Il s'agit dans un premier temps, de concevoir et de fabriquer
un produit en le décomposant en plusieurs systèmes et
sous-systèmes autonomes, qui sont reliés les uns aux autres par
des interfaces standardisées ; ce qui renvoie à une dimension
technologique, et dans un deuxième temps à orchestrer la
coordination entre plusieurs entités organisationnelles ; ce qui renvoie
à une dimension organisationnelle.
La modularité puise son fondement théorique dans
la notion d'architecture produit2. Cette notion représente la
manière dont sont agencés les composants physiques formant le
système global (l'appareil) et leurs
fonctionnalités3.
Une architecture-produit est qualifiée
d'intégrale lorsqu' (1) il n'est pas possible d'associer un
composant physique à une fonction et/ou (2) que les interfaces entre les
composants sont couplées. À l'inverse, une architecture est
modulaire lorsqu'il existe, d'une part, (1) une identité entre composant
physique et fonction, et d'autre part, (2) un découplage des interfaces
reliant les composants.
Sur la base de cette architecture modulaire, Airbus et Boeing
ont développé une gamme d'avions de plus de 100 places dans
laquelle chaque modèle partage avec d'autres certains modules, alors que
Dassault fait de même pour ses avions d'affaires Falcon, également
décomposés en gamme. Il s'agit de concevoir, de produire,
d'assembler et de faire fonctionner des appareils de façon
relativement
1 FRIGANT, Vincent et TALBOT, Damien. Convergence
et diversité du passage à la production modulaire dans
l'aéronautique et l'automobile en Europe. Document de travail GRES
n° 2002-6. 2002.
2 ULRICH, K. The role of product architecture in
the manufacturing firm, Research Policy, vol. 24, pp.419-440, 1995.
3 Caractériser l'architecture d'un produit
conduit alors à s'interroger sur : (1) La manière dont s'effectue
la transposition des éléments fonctionnels en composants
physiques. Les questions essentielles ici sont de savoir si une fonction
doit/peut être remplie par un seul ou plusieurs composants ; et (2) la
manière dont sont assemblés les composants physiques entre eux et
avec le système global. L'interrogation est portée alors sur les
interfaces qui régissent les interactions physiques entre les
composants. Ces interfaces sont dites couplées si une
modification d'un composant entraîne une modification subséquente
chez le composant relié. Elles sont dites
découplées si un changement dans un composant
n'occasionne pas de changement dans l'autre.
similaire tout en respectant la nécessaire
diversité des produits1. Ainsi, les modèles
A318/A319/A320/A321 et A330/A340 possèdent le même tableau de
bord, les mêmes procédures de pilotage, la même avionique et
les mêmes systèmes. Au sein des A318/A319/A320/A321, la voilure
est identique, seule la longueur du fuselage (et par la suite le nombre de
place) varie. Enfin, sur chaque type d'appareil de dernière
génération, deux ou trois motorisations sont proposées
suivant les offres des motoristes afin de répondre aux exigences
opérationnelles des compagnies, ce qui suppose une standardisation des
interfaces entre les modules moteur et nacelle afin d'accueillir l'ensemble des
capacités opérationnelles des différents moteurs.
Il apparaît que la modularisation permet de rallonger la
durée de vie du produit global et d'évoluer sans modifier
l'ensemble des éléments grâce à des interfaces
standardisées. Un produit d'une durée de vie de 30 ans peut ainsi
rester à la pointe de la technique avec des améliorations
incrémentales des modules, sans avoir à modifier l'ensemble du
produit en une seule fois2, en fonction du marché et de
l'évolution des contraintes réglementaires environnementales et
sécuritaires3.
La modularisation a facilité le recours des avionneurs
au concept de familles puisqu'il permet de doter les appareils de plusieurs
modules communs. Ceci réduit le nombre de lignes de production et y
intègre une plus forte automatisation. Cette production par famille
permet également d'abaisser les coûts globaux de R&D,
d'outillage ainsi que les risques d'échec commercial.
La modularisation associée au concept de famille permet
enfin de mieux répondre aux attentes des clients de l'industrie
aéronautique qui pensent désormais leurs investissements en
termes de coût global. Ainsi, les constructeurs et les motoristes qui ont
mis l'accent sur la réduction des coûts d'exploitation et de
maintenance de leurs modèles soulignent l'avantage de disposer
d'environnements similaires d'un
1 SALVADOR, F et al. Modularity, product variety,
production volume and component sourcing: theorizing beyond generic
prescriptions, Journal of Operations Management, vol. 20, n° 5, pp.
549-575, 2002.
2 «... The nature of what consumers believe is
the essence of a given product often changes. Consumers may add certain
attributes and drop others, or they may combine the product with another
product that had been generally regarded as distinct. Alternatively, a product
that consumers had treated as an entity may be divided into a group of
sub-products that consumers can arrange into various combinations according to
their personal references. We call this kind of network of sub-products a
modular system». LANGLOIS, R.N et ROBERTSON, P.L. Networks and
Innovation in a Modular System: Lessons from the Microcomputer and Stereo
Component Industries», Research Policy, Vol. 21, n° 4, 297-313,
1992.
3 Pour plus de détail, voir dans la
présente section, le paragraphe 1.2.4 sur la tendance au renforcement de
la réglementation environnementale et sécuritaire.
appareil à l'autre. Ceci permet de réduire les
frais de formation du personnel qu'il soit navigant ou maintenancier.
1.3.2 Externalisation et responsabilisation accrue des
fournisseurs
Les années 80, ont marqué la fin du
modèle de la firme intégrée et le recentrage des
avionneurs sur leur coeur de métier, et plus précisément
la conception, l'intégration des systèmes et des
sous-systèmes et la commercialisation. Ce mouvement de
refocusing profite aux équipementiers et fournisseurs qui se
voient confier plus d'activités de la part des grands DOs1.
Ceci se traduira par une externalisation poussée et une réduction
drastique du nombre de fournisseurs et une plus grande
sélectivité. À titre d'exemple2,
l'Aérospatiale a réduit la part des achats dans le chiffre
d'affaires de 40 à 70% la entre 1980 et 1990 et elle est passée
de 700 à environ 120 sous-traitants de premier niveau.
Apparaissent alors, parallèlement aux formes classiques
de sous-traitance, des relations plus étroites dans le cadre d'une
sous-traitance dite globale3. La répartition
industrielle des charges de travail a évolué dans le sens
où la part industrielle de la cellule de l'avion diminue de plus en plus
au profit de la part des systèmes, dès lors un avionneur ne peut
maîtriser l'ensemble des systèmes, et se transforme de plus en
plus en un intégrateur4. Autrement, les
systémiers5 se voient confier une charge plus
importante6 voire quelquefois l'exclusivité sur un programme
donné et plus d'autonomie technique et industrielle. En contrepartie, le
sous-traitant prend en charge un risque financier, commercial et industriel. En
insufflant cette stratégie de sous-traitance globale,
l'avionneur cherche à réaliser en aval de la filière deux
objectifs : d'abord, en collaborant avec des groupes de sous-traitants de rang
mondial, l'avionneur améliore sa performance globale, ensuite eu
égard au caractère cyclique du secteur, le sous-traitant joue le
rôle d'amortisseur et de zone tampon et absorbe à ce titre les
fluctuations liées notamment à la gestion de la main d'oeuvre.
1 KECHIDI, Med. Dynamique des relations verticales
dans l'industrie aéronautique. LEREPS, GRES, 2006.
2 IGALENS, J et VICENS, C. Changes in the
aeronautics sector: the case of Airbus in the Midi Pyrénées,
2006.
3 TALBOT, Damien. Mondialisation et dynamiques des
coordination inter-firmes : le cas dans la sous-traitance
aéronautique. Revue Sciences de la Société,
N°54, 2001, pp. 153-165.
4 Op. cit.
5 Pour une définition des différents
niveaux de la pyramide de sous-traitance voir Partie. I, Chapitre. II, Section.
2, Paragraphe. 1.
6 Par exemple 40 % de la charge de travail du
programme A380 est sous-traitée.
La nature même des activités sous-traitées
a évolué d'une sous-traitance de capacité à une
sous-traitance de spécialité. Les normes de sélection
évoluent vers des aspects plus organisationnels (certification
qualité, disponibilités financières) et les cahiers des
charges deviennent fonctionnels. Par ailleurs, les STs majeurs se voient
confier la charge complète de la conception et de la production des
modules dont ils assument la responsabilité. Pour le
développement, par exemple, du nouvel A380 d'Airbus ou du Falcon 7X de
Dassault, les deux avionneurs en question ont accru les responsabilités
des équipementiers1. Dans le cas d'Airbus, les composants de
l'A380 ne seraient fournis que par une cinquantaine
d'équipementiers2, ces derniers prenant en charge 30% des 10
milliards d'euros de dépense de R&D. Figurer au premier rang des
fournisseurs exige désormais de participer au financement des
investissements de R&D et d'assumer ses responsabilités
jusqu'à la certification de l'appareil. Cela signifie que
l'équipementier jouit d'une certaine autonomie technique et industrielle
afin d'atteindre un résultat imposé. En outre, les
investissements immatériels et matériels seront amortis sur un
nombre précis d'avions et ce n'est qu'au-delà de ce chiffre qu'il
peut espérer réaliser un profit.
En somme, il apparaît que les nouveaux modes de
coordination laissent présager (1) une structuration des réseaux
de sous-traitance en un modèle pyramidale3 dont
l'architecture s'organise autour du noyau avionneur et (2) une réduction
drastique du nombre de STs, afin de construire des relations plus stables et
plus engagées4.
|