b. L'isolement géographique : la famille
Cet espace restreint du navire isole physiquement les hommes
de leur société et de leur famille. Le marin se sent souvent peu
concerné par la vie de la Société : peu
d'intéressement à la vie politique, peu de possibilités de
vie associative ou sportive. Seule la vie culturelle et artistique peut avoir
des prolongements à bord et se développer chez certains, par
l'exercice de la lecture, de la peinture et du dessin, par l'écoute de
la musique ou encore par la fabrication de maquettes et d'objets divers (la
culture maritime est riche : ex-votos, maquettes de bateaux, navires en
bouteilles, travaux de matelotage).
L'éloignement familial majore la pression
psychologique. En fait, cette relation avec la famille est plus complexe qu'il
n'y paraît car, sitôt débarqués, beaucoup de marins
attendent avec empressement leur nouveau départ. Inévitable
déception des retrouvailles ou difficultés de vivre le matriarcat
? La femme de marin assure, bien entendu, toutes les tâches du foyer,
l'éducation des enfants, le maintien des relations sociales; mais
même si elle contribue de manière essentielle à la
sérénité du mari lorsqu'il est en mer, à la maison,
les rapports peuvent rapidement devenir conflictuels. En effet, ayant
passé plusieurs mois en mer durant lesquels l'activité
professionnelle est le seul palliatif accepté et reconnu à
l'ennui et le stress, le marin, en débarquant, devient brutalement
inactif. Cette perte brutale des repères qui consistaient sa vie,
l'amène à se sentir agressé par les habitudes prises par
sa famille de se passer de lui.
D'autre part, "A peine rentré, Ulysse est, dans son
coeur, déjà reparti...", le marin considère sa vie
professionnelle comme un remède efficace à l'évolution
d'une société qu'il ne comprend
pas bien, et pour cause ; dans le cadre maritime,
confronté à un nombre limité de stimuli sociaux et
situationnels, il se sent souvent plus en sécurité. Mais tant que
le bateau n'a pas largué ses amarres, le marin est, lui aussi,
lié à la terre et à du mal à s'en détacher.
L'interface terre-mer est donc le règne du paradoxe, des sentiments
contradictoires et de la nostalgie.
d. Le développement de psychopathologies
particulières et leurs conséquences
Reconnu comme un corps de métier où le taux de
suicide est exceptionnellement élevé, le marin est amené
à développer des troubles psychiatriques par la perte de
repères sociologiques, propre à lui amener une certaine
sérénité. Bohnker et al, dans une étude
réalisée en 1992 à bord d'un porte-avions
américain, affirment que 68% des patients qui avaient
présenté des symptômes psychiatriques avaient un
comportement suicidaire. Wickstrom et Leivonniemmi, en 1985, ont montré
que le taux de suicide des matelots Finlandais était deux fois et demie
plus élevé que celui de la population générale
Finlandaise. Plus récemment, en 1994, Brandt, Jensen, Kirk et Hansen ont
pu montrer à partir d'une étude rétrospective couvrant la
période allant de 1970 à 1985 que la mortalité
élevée des marins Danois pouvait s'expliquer en partie par un
taux de suicide particulièrement élevé, notamment chez les
jeunes marins célibataires.
Les manifestations anxio-dépressives
caractéristiques de ces troubles peuvent elles-mêmes être
responsables d'un certain nombre d'accidents. Outre le passage à l'acte,
déclenchant les procédures de sécurité « homme
à la mer », son impact psychologique très fort sur le reste
de l'équipage peut éventuellement déclencher un
phénomène d'imitation.
L'éloignement familial aggrave la pression
psychologique par occultation d'affectivité dans ces situations de
crise. Bien entendu, les horaires de travail chargés ainsi que les
rythmes soutenus sont source de fatigue, insomnies, insatisfaction et
frustration au travail. Tous facteurs qui viennent majorer un état
déjà fragilisé au préalable. Mais le bruit
permanent des machines et de la ventilation, rendu encore plus éprouvant
par les vibrations, vient encore aggraver la situation en provoquant insomnies,
irritabilité, stress et difficultés à communiquer.
Confronté à un milieu hostile tant physiquement
qu'émotionnellement, le marin peut être amené à
développer des troubles psychologiques. L'effet de vase clos, propre
à la navigation moderne, en rend les conséquences encore plus
importantes, tant au niveau personnel qu'au niveau de l'ensemble de
l'équipage. Il m'a été donné de constater à
quel point les armements, par le biais des marchands d'hommes, ne prennent que
très faiblement en compte l'impact psychologique et ses
répercussions sur les hommes. (Mon matelot a appris le
décès de sa petite fille par téléphone, la
compagnie et/ou le marchand d'hommes a refusé son
rapatriement sous peine de rupture de contrat). Ainsi,
contrairement à la Marine Nationale et plus spécifiquement aux
sous-marins auxquels il est strictement interdit d'envoyer de mauvaises
nouvelles, il n'existe pas de dispositif de filtrage de l'information. A
contrario, rien n'est prévu pour l'accompagnement du marin
confronté à une nouvelle grave. L'absence de médecin sur
tous les navires de commerce sauf à passager, et les conditions
drastiques prévalant à un débarquement pour deuil, font
que le marin (souvent étranger) prend sur lui et reste à bord,
les conventions sociales et sa fierté l'empêchant souvent de
partager sa souffrance.
Toutefois, et pour conclure sur les pathologies
psychiatriques, il est intéressant de noter que le chiffre des
consultations en rapport avec un trouble anxio-dépressif reste
modéré. De la même manière, des études
menées en 1992 sur des navires de commerce Polonais montrent que seul
1,2 % des consultations médicales concernent des troubles psychiatriques
contre 10,1 % en 1971. Un meilleur suivi médical de la profession et une
sélection plus efficace des navigants sont vraisemblablement à
l'origine de cette évolution.
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