C. La vie de marin aujourd'hui' conséquence des
stratégies de l'armateur
1. Les facteurs sociaux
51Statistiquement, il apparaît que la
majorité des accidents maritimes peut être expliquée par
« le facteur humain ». La réalité cachée sous ce
chiffre tient bien davantage à des erreurs de management du personnel et
de l'accroissement de la tension de travail des navigants, qu'à
l'incompétence des marins impliqués. Les études faites par
Trompenaar, Hoefstede ou Halls, au regard du management interculturel en
entreprise, sont pourtant claires, et leur résultats sans appel : «
La Culture est plus souvent une source de conflit que de synergie. Les
différences culturelles sont des nuisances dans le meilleur des cas et
le plus souvent des désastres. »52 Voilà qui a le
mérite d'être clair. Hofstede en énonçant cette
hypothèse s'appuie sur une étude en profondeur des
différences culturelles au sein d'une même entreprise
présente dans 75 pays. Les compagnies maritimes modernes sont souvent,
pour les plus grosses d'entre elles, présentes dans bien plus de pays.
Car il ne s'agit pas seulement de gérer des marins mais, comme Maersk,
de posséder des ports et leur main d'oeuvre, d'avoir des agents
diffusés dans le monde, et éventuellement de monter des
écoles.
51 Les paragraphes suivants sont tirés du
document « officier de Marine Marchande, au delà du rêve
», Yann Collin, ESC Bretagne Brest, 2006
52 Hoefstede, 1984
a. La discrimination à la nationalité
Il est trop aisé de se référer aux
dimensions d'Hofstede, en particulier celle relative à la distance au
pouvoir, ou reconnaissance et acceptation des inégalités par la
population. Les Philippines, la Thaïlande, l'Inde sont tous trois des pays
dont l'Index PDI (Power Distance) est supérieur à la moyenne
mondiale. De là à dire que leur acceptation des
inégalités sociales du bord est un fait acquis, il y a un
fossé que les armements n'ont pourtant pas hésité à
franchir.
Telle que définie par le statut légal du
pavillon, la loi s'appliquant à bord de tout navire de commerce est la
loi de l'État du Pavillon. Dans certains cas particulier, c'est la loi
du pays côtier qui s'applique (norme de déballastage des ballasts
d'eau de mer par exemple).
Rares sont les situations où les marins se voient
appliquer des lois différentes selon leur nationalité.
Néanmoins, si le contrat obéit aux règles communes du
Pavillon, le recours quasi systématique aux entreprises de
marchandages 53 permet aux armements de se désolidariser de
leurs marins, leur permettant de fait d'appliquer une discrimination
légale et sociale selon la Nationalité par l'établissement
de contrat différent.
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Ainsi, il n'est pas rare de voir sur des navires coexister des
conventions collectives différentes pour application aux
Français, Polonais, et Philippins, avec des durées d'embarquement
et des salaires différents à fonction similaire.
53 Entreprise de marchandage : Les entreprises de
marchands d'hommes sont des entreprises de « service » mettant
à disposition de l'armateur des équipages. Le marchand d'hommes
s'assure de la bonne certification des équipages proposés et de
leur connaissance maritime. Mais nombreux sont parmi eux, ceux qui ont mis au
point des moyens liberticides d'obtenir la docilité des marins. L'un de
ceux-ci, très répandu, consiste à taxer le marin pour lui
procurer un emploi, couramment d'un ou deux mois de salaire. N'ayant
évidemment pas cette somme, le travailleur embarque endetté. La
pratique de la « liste Noire » est elle aussi très
courante.
A titre d'exemple, la disparité des périodes
d'embarquements selon la nationalité d'origine est de : 3 mois pour les
Français, 5 à 6 mois pour les officiers d'Europe de l'Est et
d'Inde, 9 mois pour les Asiatiques.
Cette situation d'apartheid n'est pas sans créer des
tensions, des jalousies, et alimenter les réflexes racistes. Le plus bel
exemple de ce phénomène est la guerre larvée que se
livrent sur les mers du globe les marins Philippins et Indiens. Le canal 16
(canal de sécurité international, sur lequel tous les navires
gardent une veille auditive permanente) résonne de « Philipino
monkey » et « Stinking Indians ». Et les conflits ouverts, s'ils
sont plus rares, n'en sont pas moins fréquents et souvent violents.
Il est à noter qu'à ce titre le code
disciplinaire s'appliquant est celui de l'État du Pavillon. En France,
le code est clair, le conflit ouvert est sévèrement
réprimé, souvent par un débarquement à la
première escale. Là encore, le marin coupable risque non
seulement la perte de son salaire, mais éventuellement d'être
black lister par les marchands d'hommes comme élément
perturbateur.
Par convention sociale fortement ancrée, le marin ne
fera pas ouvertement état de ces disparités à bord du
navire. La profonde compréhension de la vie en communauté,
d'autant plus importante que le navire peut être considéré
comme un micro univers clos, oblige le marin à faire preuve d'une
équanimité permanente. Le conflit est absolument
prohibé.
Cependant, ces disparités peuvent avoir des
conséquences néfastes dans le cas de situation dangereuse. En
effet, il est nécessaire d'avoir à bord un minimum de
solidarité entre tous les marins d'un même navire. Cette
solidarité est inexistante lorsque le traitement est différent
selon la nationalité.
Le concept d'équité de traitement est bien connu
dans le monde de l'entreprise. Et, de fait, officiers et Commandants assurent
autant que faire ce peu une équité dans la manière dont
l'équipage est géré. Cependant, comment espérer
pouvoir correctement gérer une équipe quand le seul point commun
partagé est le métier de marin et la conscience de se battre dans
un environnement hostile dans des conditions physiquement
éprouvantes.
A ce titre, le RIF semble avoir créé un
dangereux précédent. Le texte accorde, en effet, aux «
manning agencies » internationales, rebaptisées « entreprises
de main d'oeuvre maritime », un statut légalisant la pratique de
marchandage de main d'oeuvre dont nous avons parlé ci- dessus. C'est le
seul point sur lequel on trouve une référence précise
à une convention de
l'OIT54, en l'occurrence la convention #179 sur le
recrutement et le placement des gens de mer. Cependant, cette
référence est détournée de son but originel car
« recrutement et placement » signifient que le marin obtient un
contrat de travail maritime avec l'armateur, ce qui n'est pas le cas d'un
recrutement par une manning agency, ou comme pour le RIF « embauche et
mise a disposition ». Cette interprétation risque, je le crains, de
faire école dans un environnement international toujours prompt à
saisir de telles opportunités, créant ainsi une brèche
sérieuse dans un domaine du droit international manquant encore d'une
solide jurisprudence.
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