C. Le lien entre armateur et équipage' part du
lien substantiel ?
1. Navire et équipage, évolution de l'espace
N'oublions pas que le navire, s'il est le lieu de vie de tout
un groupe d'hommes reste avant tout un espace industriel représentant un
apport en capital massif et sur lequel la rentabilité doit être
maximisée. Ainsi, si nous nous en tenons à l'évolution du
poids du capital fixe (immobilisé par le navire) et du capital circulant
(liquidités nécessaires au paiement des salaires, achats des
périssables, fuel, etc.), il apparaît assez vite une majoration de
celui-là par rapport à celui-ci. Ainsi, à titre d'exemple,
en 1706, le navire malouin « Maurepas », représente une «
mise hors » de 235 315 livres, auxquelles il faut ajouter les
dépenses du voyage, soit 51 710 à l'aller et 89 386 livres au
retour, d'où une dépense globale de 376 411 livres. Une fois
ventilés, tous ces chiffres selon qu'ils concernent le capital fixe
(radoub, calfatage, équipements) ou circulants (vivres et
appointements), on obtient un montant de 251 236 livres pour le capital fixe et
125 175 de capital circulant ; soit un rapport approximatif de 1 pour 2. (F = 2
C). Ce rapport restera globalement inchangé jusqu'au XVIIIe
siècle, époque à laquelle il s'inverse. C'est à
partir de cette époque que l'homme cesse d'être le capital
majoritaire du navire pour ne plus être qu'un assistant à la
machine navire. Si l'histoire explique mal cette affirmation (encore mal
étayée), un certain nombre de questions se posent relativement
à cette évolution. En effet, le seul progrès technique et
la complexité grandissante des navires (doublage des coques avec du
cuivre par exemple), des apparaux embarqués, et la hausse des prix, ne
vont-ils pas de pair avec une diminution des salaires, une réduction des
équipages et une baisse de la qualité des approvisionnements.
Cette question qui se pose dès le milieu du XVIIIe
siècle face à la hausse de la productivité des navires
restera d'actualité pendant les siècles à venir.
Aujourd'hui, un calcul équivalent permet d'établir une estimation
du rapport capital fixe/capital circulant pour un porte-conteneurs de 300m de
long comprenant 20 membres d'équipage autour de 1 pour 8 à 1 pour
12. On le voit, l'homme ne fait plus le poids face au navire...
Aujourd'hui, Catherine Berger, sociologue, définit la
machine navire de la manière suivante : « Le navire marchand est
avant tout un lieu de travail. Il a pour fonction de transporter un chargement
d'un point à un autre et tout est subordonné à cet
objectif. Les hommes sont là pour "servir" le navire afin qu'il
mène la tâche à bien. Ils s'occupent des machines pour lui
permettre d'avancer et surtout éviter qu'il ne tombe en panne, ils
veillent à la navigation pour l'amener à l'endroit voulu. Le
reste, c'est à dire l'entretien du navire et les conditions de vie des
hommes, peut passer totalement au second plan. Sous la pression des contraintes
commerciales, une large majorité des armateurs rogne sur ces deux
postes. Pour les hommes,
cela se traduit par des équipages plus réduits
que par le passé, 12 à 20 hommes en moyenne, et des charges de
travail plus élevées. On embauche aujourd'hui dans des pays
pauvres des marins qui reviennent moins cher. Comme un navire immobile
coûte de l'argent, les armateurs cherchent par tous les moyens à
réduire la durée des escales. Celles-ci sont limitées au
temps nécessaire pour que des opérations indispensables soient
effectuées : chargement, déchargement, approvisionnement du
navire. Selon une étude récente, un navire passe en moyenne 93%
de son temps en mer. En fonction de la nature de la cargaison, les escales
dureront quelques jours ou seulement quelques heures (la moyenne étant
de 1611). En dépit des améliorations techniques, on peut voir
là des dégradations des conditions de travail ou même de
sécurité qui sont rendues possibles par la navigation sous
pavillon de complaisance. Celle-ci permet de contourner les lois nationales,
voire internationales, et elle ne cesse de se développer, la France
n'étant pas reste en immatriculant des bateaux aux îles Kerguelen.
»39
La réglementation nationale et internationale
évolue de plus en plus vers une protection sociale du travailleur
maritime. A ce titre, la France, membre de l'Organisation Internationale du
Travail, est précurseur dans nombre d'articles visant à assurer
l'amélioration des conditions de travail des marins. Ainsi, et
malgré les problèmes de représentativité
liés à l'importance de la flotte40, le droit du
travail international maritime tend-il à considérer l'humain en
tant que tel et non plus comme matériau humain.
Néanmoins, et malgré un environnement
légal toujours plus contraignant pour les armements, la
compétitivité et la difficulté à effectuer des
contrôles objectifs et systématiques encouragent ces derniers
à pratiquer des politiques de gestion des ressources humaines de plus en
plus symboliques, ceci est rendu d'autant plus facile que, comme nous l'avons
vu, les outils juridiques permettent une identification de l'armateur toujours
plus difficile.
Lorsque, notamment à la suite des chocs
pétroliers, de nombreuses compagnies de navigation ont cherché
à faire des économies par tous les moyens, elles ont choisi de
s'affranchir des contraintes sociales en immatriculant leurs navires dans des
pays comme Panama, le Liberia, Malte, les Bahamas, etc., qui les laissaient
libres de faire appel à une main d'oeuvre meilleur marché et
moins exigeante sur les conditions de travail. La tendance s'est
accélérée, et aujourd'hui, plus de 60% du tonnage est
transporté par des navires sous pavillon de
39 Espaces privés/espaces publics : Gestion de
l'espace, du temps et de la parole sur un long courrier, Catherine Berger,
maître de conférences, université paris 13,
27-28/10/2000
40 Les pays tels les Bahamas, Libéria, Chypre,
Malte, etc., dont l'importance de la flotte dépend étroitement de
la quasi absence de contraintes de leur pavillon, ont un vote plus lourd que la
France et ses 96 navires TAAF/RIF
complaisance. Dans le même temps, le nombre de marins
d'Europe et d'Amérique du Nord a fortement décru et on a
recruté de plus en plus dans des régions pauvres,
particulièrement en Asie et en Europe de l'Est. Dans ce contexte, les
marins philippins occupent une place à part puisqu'ils constituent, et
de très loin, la plus importante population de marins au monde. Le
dernier recensement du SIRC41 en 2002, établi à partir
des rôles d'équipage, indique que plus de 28% des marins qui
naviguent pour le commerce international sont originaires des Philippines.
Nous l'avons vu, l'importance du navire par rapport à
l'homme devient grandissante au fil du temps. Les capitaux engagés dans
ces opérations sont gigantesques, et encore ne tenons nous pas compte du
fret, celui-ci étant aux mains des marchands et non des armateurs. Nul
doute que le rapport (Capital fixe + Capital fret)/capital circulant
atteindrait alors des records au détriment de l'homme, sans doute 1 pour
1000 dans le cas d'un pétrolier de taille moyenne.
Néanmoins, l'homme reste au coeur de la fortune de mer.
Si les accidents maritimes ne sont plus légions, ils restent
suffisamment présents à notre esprit pour que le marin soit
déconsidéré par la population terrestre. « Pollueur,
assassin, danger public », que d'adjectifs pour désigner l'objet de
cette vindicte populaire. Mais que se cache-t-il derrière l'image que
nous donnent en pâture les médias. Les conditions de vie ont
changées, les conditions de navigations, de communications et de
sécurité également, mais certaines ont mieux
évolué que d'autres ou, à tout le moins, ont pris des
orientations différentes.
Le lien substantiel s'exprimant à travers le contrat
maritime ? La réalité de la marine moderne ne semble pas
être en accord avec cette vision idyllique des choses. Trop de facteurs
entrent en jeu dans la vie du marin, quelque soit sa nationalité, pour
que celui-ci perçoive l'existence d'un tel lien avec son pavillon.
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