B. L'entreprise armatoriale
1. Évolution et distanciation
En 1948, les armateurs et opposants à la
nationalisation de la flotte marchande Française obtiennent gain de
cause. Reconnaissant la nécessité de l'interventionnisme
d'État dans l'effort de redressement de la flotte, les armements,
entreprises privées, se reconnaissent seuls à même de
pratiquer une politique de tarification adaptée et réactive au
marché mondial. A ce titre, il ne saurait être, pour les pouvoirs
publics, question de mettre en place une politique de prix et/ou
douanière réactive et adaptable. «Le seul pouvoir qu'ils
aient (les pouvoirs publics) sur l'industrie maritime nationale est celui
d'aggraver ou de diminuer les charges d'exploitation des
navires.»19. Ainsi, en avril 1948, les armateurs
Français retrouvent, avec deux ans de retard sur l'Angleterre, la
capacité à investir et décider par eux-mêmes de
l'évolution à donner à leurs entreprises. L'État
restant le partenaire privilégié afin de permettre le
redressement de la flotte, puis à plus long terme d'aider à la
compétitivité des prestations maritimes Françaises.
A ce titre, il est intéressant de noter que les
compagnies maritimes d'Économie mixte, telle que la Compagnie
Transatlantique, le Service postal (qui trouvera sa fin avec la
décolonisation), la Compagnie Générale maritime, etc.,
fermeront peu à peu en raison de leur manque de
compétitivité sur le marché mondial. L'exemple
récent de la Société de Navigation Corse
Méditerranée, privatisée pour partie en 2005 après
avoir représenté une hémorragie financière pour
l'État à hauteur de 70 millions d'euros par an, (de la même
manière, l'État apporte 113 millions d'euros pour le
remboursement des dettes de la compagnie et le financement du plan social lors
du processus de privatisation, après l'ouverture des lignes de
continuité territoriale à la concurrence) prouve, s'il en
était encore besoin, l'incapacité de l'État à agir
efficacement dans le domaine du commerce international et de la réaction
à la concurrence.
Ainsi que nous l'avons vu dans le paragraphe
précédent, pour pouvoir naviguer sur les mers du monde, les
navires doivent être immatriculés à un registre maritime
reconnu et seront alors autorisés à battre le pavillon de
l'État qui gère le registre. Cet État deviendra
"l'État du pavillon" de ce navire. Les obligations et les
responsabilités de l'État du pavillon à l'égard des
navires battant son pavillon sont énoncées dans la Convention des
Nations Unies sur le droit de la mer.
19 Les grandes mutations de la Marine marchande
Française (1945-1995), B.Cassagnou, Histoire économique et
financière de la France
Alors que nombreux sont ceux qui font valoir que l'obligation
de « lien substantiel » devrait limiter la propriété
des navires aux seuls ressortissants de l'État dans lequel le navire a
été immatriculé ou à quelque autre lien clairement
établi, l'interprétation de facto de cette disposition est devenu
très large dans la mesure où l'on en est venu à
considérer de manière générale que cette obligation
de lien est satisfaite par la simple existence d'une relation commerciale,
rémunérée à l'acte, entre le propriétaire et
l'État du pavillon. De nos jours, malgré une conscience
grandissante des conséquences désastreuses de l'apparition des
pavillons de complaisance, sur l'environnement en particulier après les
catastrophes de l'Amocco Cadiz (État du pavillon : Liberia), Erika
(Malte), Prestige (Bahamas)20, il pouvait être entendu dans
l'hémicycle à propos du recrutement des navigants:
«M. le Secrétaire d'État -...1 A vous
entendre, Madame Lebranchu, on pourrait croire que de nombreux navires sous
pavillon métropolitain pourraient demain choisir le RIF et employer
moins de marins Français. En vérité, un seul navire
pourrait être dans ce cas...
Mme Marylise Lebranchu - Non, 12 !
M. le Secrétaire d'État - Mais il se trouve que
l'affréteur a demandé par contrat que l'équipage soit 100
% Français. Le risque est donc nul. [...»21
Cette interprétation très libre du lien
substantiel a permis la création et l'essor des « Registres de
libre immatriculation » pour lesquels la nationalité du/des
propriétaire(s) est sans intérêt. D'un point de vue
opérationnel ou commercial, cette absence de lien direct n'importe
probablement guère, dès l'instant que l'État du pavillon
exerce une surveillance et un contrôle convenables sur l'armateur et son
navire.
Cependant, cette absence de lien offre aussi aux armateurs des
possibilités de dissimuler leur identité. Cela vaut aussi pour la
propriété collective des navires lorsque le pays
d'immatriculation de l'entité juridique n'importe guère non plus,
ce qui, là encore, renforce les possibilités d'anonymat.
Tous les registres maritimes exigent que certains
renseignements concernant la propriété soient fournis au moment
de la demande d'immatriculation. De façon générale, la
plupart des registres maritimes s'efforcent, au moins superficiellement,
d'établir la propriété des navires candidats. Au minimum
ils demandent de fournir certaines précisions sur la
propriété, même
20 Ces trois pavillons sont
référencés comme pavillons de complaisance par l'ITF.
21 Cession du 22/03/05 retranscription des
échanges dans l'hémicycle sur le sujet de la création du
registre International Français (RIF), par le Directeur du service des
comptes rendus analytiques, François GEORGE
s'ils peuvent, pour diverses raisons, ne pas être en mesure
de vérifier sans équivoque les renseignements fournis.
La principale différence entre les registres provient
du fait que certains font manifestement des efforts pour connaître le
véritable propriétaire (même si ces efforts peuvent
être contrecarrés par d'autres mécanismes) alors que
d'autres prônent l'anonymat comme un attrait propre au registre. C'est
ainsi qu'une publicité pour le registre maritime d'Anguilla (mais il y
en a bien d'autres) signale que les deux principales caractéristiques du
registre sont la non divulgation du nom des propriétaires effectifs et
la possibilité d'établir des actions au porteur qui contribuent
beaucoup à protéger leur anonymat.
Après comparaison des différents types de
registres, il apparaît que ce ne sont pas tant les registres maritimes
(quoique certains d'entre eux semblent très satisfaits de favoriser
cette situation) qui offrent aux armateurs des moyens de garantir leur anonymat
que les dispositifs juridiques internationaux dont les finalités n'ont
rien à voir avec la navigation.
Ces mécanismes sont les suivants : Le voile
sociétaire
Les actions aux porteurs22
Les actionnaires mandataires23 Les administrateurs
mandataires24 Les intermédiaires25
Mécanismes institutionnels permettant de cacher
l'identité :
Sociétés de capitaux fermées et
sociétés de capitaux ouvertes26 IBC (International
Business Corporations) et sociétés
exonérées27 Fiducies (trusts)28
22
Letitre de propriété peut alors passer de main en
main sans contrôle réel.
23 Personne représentant le propriétaire
réel lors d'une prise de décision et pouvant émettre des
instructions en leur nom.
24
Société ou personne agissant comme
intermédiaire légal au nom du propriétaire.
25 Les agents intervenant dans la création de
sociétés, les fiducies, avocats, fiduciaires et autres
professionnels qui proposent leurs services à ceux qui souhaitent
créer et gérer des sociétés privées dans
certaines juridictions
26 Sociétés non cotées en bourse
et donc moins soumises que d'autres au contrôle des autorités,
elles sont aisément convertibles en société
écran.
27 Les IBC, pouvant être montées presque
instantanément en ligne, se caractérisent essentiellement par le
fait qu'il leur est interdit d'exercer des activités dans le pays
où elles ont été constituées. Ces
sociétés sont donc rarement dans l'obligation de présenter
des rapports annuels aux autorités et ne payent pas non plus
d'impôts. En conséquence, puisqu'il n'y a guère
d'incitation à une surveillance rigoureuse, elles sont rarement
contrôlées.
Fondations29
Sociétés de personnes
Ne dédouanons cependant pas les États du
pavillon comme n'étant que les malheureux gardiens de navires dont les
propriétaires peu scrupuleux leur auraient confiés la charge. Le
registre des Iles Marshall est tout à fait explicite quant à sa
procédure d'immatriculation: il est nécessaire de remplir
certaines conditions, ce qui peut se faire par la constitution d'une
société à responsabilité limitée qui est
présentée en ces termes :
« Quelles que soient les circonstances à l'origine
de la création d'une entité commerciale, en
général, son objectif consiste à obtenir la meilleure
rentabilité possible tout en minimisant le risque d'exposer la
responsabilité personnelle des propriétaires effectifs. La SARL
offre cette possibilité en associant les avantages des
sociétés de capitaux et des sociétés de personnes
et en éliminant une grande partie des inconvénients. »
La constitution d'une SARL peut être faite par une
société étrangère, les enregistrements peuvent se
faire en ligne et les actions au porteur sont autorisées. Afin
d'encourager davantage les éventuels propriétaires qui
recherchent la discrétion, le site internet prévient
également que : « Les documents déposés à
l'occasion de l'immatriculation d'un navire aux Iles Marshall n'ont pas besoin
d'être authentifiés par un consulat. ». On peut trouver des
arrangements identiques dans le cas de tous les registres de libre
immatriculation qui proposent d'ailleurs manifestement une protection non
négligeable de l'identité des propriétaires effectifs.
Cela étant, ce phénomène est loin
d'être une nouveauté et n'apparaît pas subitement à
la fin du XXe siècle avec l'apparition des pavillons de
complaisance. Ainsi, des armements Français déplorent-ils
l'utilisation de la société en commandite qui permet à un
marchand irlandais de Nantes de s'associer avec un marchand irlandais de Cork
et de tourner la législation en vigueur jusqu'à la
révolution, interdisant au non-régnicoles de participer aux
entreprises nationales de navigation.
On le voit, le problème n'est pas nouveau, et si la
France du XVIIIe lutte contre de tels problèmes c'est bien
parce que les intérêts de l'État sont en opposition avec
les intérêts de
28 Instruments juridiques destinés à
dissocier le concept de propriété en droit de celui de la
propriété effective et les fondations bénéficient
d'une plus grande confidentialité et d'un anonymat plus important que
d'autres instruments juridiques
29 Ce sont des entités juridiques distinctes.
Elles n'ont ni propriétaire ni actionnaire et sont gérées
par un conseil d'administration. Dans certaines administrations, telle Panama,
il n'est nul besoin d'une autorisation de l'administration pour créer
une fondation ou modifier ses statuts.
certains de ces marchands au loin. Car ce que permet la
société en commandite, c'est aussi de rester dans
l'ombre30, ce dont profitent des nobles, se mettant ainsi à
l'abri de la dérogeance ou des officiers du roi, cachant leurs
intérêts dans telle ou telle entreprise.31
Cette dérive des pavillons liée à un
environnement juridique favorisant la dissimulation des propriétaires
responsables au regard du droit de la mer est à la fois le fait de
certains États du pavillon moins scrupuleux que d'autres, mais
également le fait de l'intense pression commerciale et des coûts
engendrés par l'entretien d'un navire au commerce. Ainsi, la CMA CGM,
3e groupe mondial au conteneur et premier groupe Français,
enregistre-t-il 20 navires seulement sous pavillon Français (dont 13
sous pavillon bis) pour une flotte de 242 navires dont 167 sous pavillon de
complaisance32. Nul ne doute que l'actuelle remise en question du
système de GIE ayant bénéficié toutes ces
années aux armateurs Français aura une influence sur le nombre de
navires battant pavillon national au profit des pavillons moins regardant. Je
citerais à l'appui le propos de M. Yves Perrin, président du
comité armateur de France: «La Commission européenne a
lancé une enquête sur le dispositif du GIE fiscal il y a
maintenant 18 mois et nous sommes toujours en attente d'une décision.
Depuis tout ce temps, les armateurs ont gelé leurs investissements._
»33 . De même, dans le cas de la société
Maersk France, «La société n'envisagera l'investissement
dans de nouveaux navires que si le dispositif du GIE fiscal est maintenu et que
le RIF perde son statut de pavillon de complaisance. »34
|