CHAPITRE II
Le lien substantiel : l'État' l'armateur et
le
Commandant
Tel le contrat à terre, le contrat d'engagement
maritime existe dès lors qu'un marin s'engage pour le compte et sous la
direction d'un armateur moyennant rémunération (Cours de M.
Mazé, ESC Bretagne Brest, 2005). Le lien de subordination juridique
établit entre le marin et l'armateur est alors transféré
au Capitaine, traditionnellement reconnu comme le chef de l'expédition
maritime. Apparaissent dès à présent trois fonctions
représentatives et parties prenantes du contrat d'engagement maritime,
l'armateur, dont le métier est d'exploiter les navires, le Capitaine,
« seul maître à bord après Dieu »,
représentant de l'armateur et garant de la bonne conduite du navire, et
enfin le marin, membre d'équipage.
Originellement, l'armateur 12 était le
propriétaire du navire et chargé de l'exploiter au commerce,
à la pèche, à la plaisance, etc. L'armement peut se
définir comme l'ensemble des opérations (juridiques et
matérielles) par lesquelles le navire est rendu opérationnel.
Ainsi, l'armateur est en charge du recrutement de l'équipage, de
l'entretien du navire et de sa bonne conformité aux
réglementations internationales, de l'approvisionnement des navires
et
12 Le terme armateur désigne le
propriétaire du navire ou toute autre entité ou personne, telle
que l'armateur- gérant, l'agent ou l'affréteur coque nue,
à laquelle l'armateur a confié la responsabilité de
l'exploitation du navire et qui, en assumant cette responsabilité, a
accepté de s'acquitter de toutes les tâches et obligations
afférentes. (Convention n°179 de l'OIT, art.1 al.c)
équipages en combustibles et périssables (eau,
nourriture), etc. Comme nous l'avons vu précédemment, l'armateur,
seul propriétaire et exploitant du navire, a été
remplacé par une réalité économique autrement plus
floue, permettant l'exploitation du navire par des tiers (pratique du
crédit bail ou de l'affrètement), ou sa propriété
à un regroupement financier (quirat13). Remarquons
néanmoins qu'au regard de la loi, est armateur « celui qui exploite
le navire en son nom, qu'il en soit propriétaire ou non. » (Loi
n° 69-8 du 3 janvier 1969, décret n°69-679 du 19 juin 1979,
article 1). Il paraît donc difficile d'établir en ce sens un
quelconque lien entre l'État du pavillon et le navire autrement que par
l'acte de Francisation. Cela étant, il reste encore, au regard des
marins comme des politiques, le garant du lien entre l'État et le navire
de part les dispositions particulières qu'il peut être
amené à prendre, fonction principalement de l'état de
compétitivité du pavillon. En ce sens, la mise en place du
pavillon RIF a été perçue par une part importante des
navigants au long cours comme une dérégulation et un abandon de
l'État face aux armateurs.
Du temps de la navigation à voile, le Capitaine
était un personnage d'une importance primordiale. Il était le
chef proprement dit de l'expédition maritime : « en mer et en cours
d'expédition, il était par la force des choses, pratiquement le
seul maître et le seul représentant du navire et des divers
intérêts engagés »14. Il intervenait dans
toutes les opérations de l'expédition maritime ; les armateurs ou
propriétaires de navire confiaient à leur Capitaine
l'administration du navire et sa gestion commerciale. En plus de ces
attributions techniques et commerciales, le Capitaine représentait
l'État du pavillon. Le navire, coupé du monde terrestre pendant
de longs mois et les communications n'étant pas ce qu'elles sont
aujourd'hui, la petite communauté composée par l'équipage
et/ou les passagers constituait une sorte de société à
part avec ses règles et ses lois. L'État dont le navire battait
pavillon se devait alors de fixer les lois et l'organisation de cette
société naviguant dans un espace sans maître sur lequel ne
s'exerce aucune souveraineté.
La navigation a bien changé et la situation du Capitaine a
perdu de son prestige.
Trois paramètres ont changé : la taille des
navires, l'évolution des communications et l'importance du temps. Il
faut aller vite, le plus vite possible car, pour l'armateur, toute perte de
temps est synonyme de perte d'argent. D'agent commercial de l'armateur, le
Capitaine est aujourd'hui confiné dans ses attributions techniques dans
le but de raccourcir autant que faire
13 Quirat : dispositif fiscal permettant
l'acquisition d'un navire de commerce en copropriété, et dont la
responsabilité est partagée en fonction du niveau
d'investissement des quirataires. Un allègement fiscal encourage en
outre l'acquisition de navire par ce biais. (Loi du 26 juin 1987 du plan «
marine marchande »)
14 Cf. P.CHAUVEAU, Traité de Droit Maritime,
Librairies Techniques 1958, n°351
se peut la durée des escales. Les attributions
commerciales, que détenaient le Capitaine, sont maintenant
exercées par des agents de l'armateur à terre.
Tandis que par les ordonnances royales de 1668, 1673 et 1681,
le roi Louis XIV jetait les bases d'un droit social maritime sous
l'égide de l'État mais reconnaissant son particularisme, depuis
la fin du XIXème siècle, une lente phagocytose de
cette différenciation a permis un alignement du droit social maritime
sur le droit social général.
Ainsi, divers facteurs permettent de mettre en lumière
cette perte d'autonomie du droit social maritime, tels que la séparation
de la marine militaire et marchande ayant amené à un
assouplissement du code disciplinaire et pénal. D'autre part,
l'évolution de la taille des navires, des machines (vapeur puis diesel),
le développement de lignes régulières et le
raccourcissement des escales ont soutenu une politique de diminution de la
taille des équipages. De même, l'apparition des systèmes de
télécommunications ainsi que la sédentarisation de
certaines fonctions commerciales traditionnellement effectuée par les
marins (planners) entraînent une diminution de l'autorité du
Commandant comme de la relation avec l'armateur. Ainsi, l'alignement du droit
social maritime et terrestre s'effectue en 1898 avec la loi du 9 avril relative
à l'indemnisation des victimes d'accident du travail. D'autres lois
procèderont par simples renvois du domaine général au
domaine maritime tels le comité d'entreprise (1948), les
procédures de licenciement (1977 et 1986), la semaine légale de
39 heures (1982) puis de 35 h (2001), etc.
A. L'évolution du statut de l'armateur
1. Ré-affirmation du rôle de l'État
à l'orée de la 2nde guerre mondiale : le cas des Liberty Ships
L'épisode des Liberty Ships débute à
l'été 1941. En cette période de deuxième guerre
mondiale, la bataille de l'Atlantique fait rage et les unités navales
allemandes mettent en place un blocus sur l'Angleterre dans l'optique d'une
invasion. Afin de ne pas perdre ce dernier bastion libre de l'Europe, les
alliés décident la mise en place d'une ligne de ravitaillement
maritime entre les États-Unis et la Grande-Bretagne afin d'alimenter
l'effort de guerre contre l'Allemagne nazie. Le but est simple : produire plus
de navires que ce que la marine allemande pourra couler. Il faut noter
qu'à ce moment-là, l'Amérique n'est pas la puissance
industrielle que l'on se représente habituellement, et qu'elle ne
possède que la 16ème armée du monde,
derrière la Roumanie ! C'est pourtant sur son appareil industriel que
repose la totalité
du projet mené par l'équipe de Henry J. Kaiser
après la déclaration du président Roosevelt faisant des
États-Unis « l'arsenal de la démocratie ».
Le département d'Etat Américain passe donc
commande de 60, puis 200 navires qu'il prêtera à la
Grande-Bretagne dans le cadre de la loi Lend-Lease mise en place pour
l'occasion. Rapidement, la demande s'envole, les chantiers navals sont agrandis
et modernisés, la main d'oeuvre accrue. On voit pour la première
fois des ouvriers noirs postuler pour une embauche aux cotés d'ouvriers
blancs dans les chantiers. Les arsenaux se multiplient sur les deux côtes
des États-Unis, comme à Vancouver, Portland, Mobile, Houston,
Providence... Le nombre total de chantiers mis en place atteindra 18
installations, dont deux au Canada. De nouvelles techniques de construction,
notamment la préfabrication, sont mises au point pour réduire les
temps de fabrication et augmenter les cadences. D'une durée de 230
jours, on passera finalement à une durée moyenne d'assemblage du
navire de 42 jours, le record absolu étant de 4 jours, 15 heures, et 30
minutes pour le Robert E. Peary (qui naviguera jusqu'en 1963 !!). En 1943,
trois Liberty Ships sortent chaque jour d'un chantier américain.
Contrairement à une idée reçue, ces navires ne sont pas
tous des sister-ships, bien que leur conception modulaire les rende tous
très semblables en dépit des différentes tailles de
navires construits. D'une longueur moyenne de 135m, ces navires sont
propulsés par des machines à vapeur alternative d'une puissance
d'environ 2500 chevaux, déjà dépassées à
l'époque et qui propulsent péniblement l'ensemble à 11
noeuds en entraînant une hélice unique. Les passerelles sont par
endroit renforcées avec du béton et quatre canons de 102mm, ainsi
que plusieurs batteries anti-aériennes sont montées sur les ponts
des navires. Les équipages, qui comptent une quarantaine de membres,
voient la durée de leur formation réduite au strict minimum,
jusqu'à 6 semaines pour les matelots. Au total, ce sont 2751 navires
d'un déplacement moyen de 10 000 tonnes qui sortiront de ce qu'il
convient d'appeler des chaînes de montage géantes. Prévus
à la base pour supporter trois à quatre traversées de
l'Atlantique au maximum, de nombreux navires continueront de naviguer bien
après la guerre dans de nombreuses compagnies maritimes qui les
rachèteront à la fin du conflit. Parmi ceux sous pavillon
français, on citera notamment l'Alger et le Bastia qui participeront
à l'évacuation d'Alger pendant la guerre d'Algérie. A
l'heure actuelle, deux sont encore en service dans le monde.
L'influence de l'État Américain se sera fait
clairement sentir durant cet épisode. Il est intéressant de noter
que cet exemple de réussite de l'État providence servira de point
d'appui en Europe dans le cadre des velléités de nationalisation
de la Marine Marchande.
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