Résumé
Le lien substantiel est la traduction des systèmes
organisationnels, humains et structurels par lesquels un Etat exerce ou
entretient l'image de son autorité sur un navire battant son pavillon.
Le lien substantiel n'a jamais été clairement défini par
les réglementations internationales alors que son obligation a
été posée par la Convention de Montego Bay en 1982 faisant
suite à la convention de Genève de 1958. L'Etat du pavillon est
libre quand aux modalités d'exercice de ce lien substantiel, ce qui se
traduit principalement dans les conditions d'immatriculations du navire et dans
son contrôle.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale la situation de la
marine de commerce française n'a cessé d'évoluer vers une
libéralisation du système. Alors que suite à
l'épisode des Liberty Ships, le gouvernement se posait la question de la
Nationalisation de la flotte, la fin de la colonisation, l'apparition des
conférences d'armateurs face aux nouveaux pays maritimes, va renforcer
la position des armateurs privés dans l'exercice de leur métier
en voyant la fin des dernières grandes compagnies d'économie
mixte. Au début des années 1980, les premiers pavillons de
complaisance, à l'instigation des armateurs américains font leurs
apparitions et vont déclencher un dépavillonnement massif vers
ces registres de non-droits, non-obligations et non-lien. Permettant de fait
à ces mêmes pays de voir leur importance grandir au sein de l'OM/
(Organisation Maritime /nternationale).
Les États à traditions maritimes, telles la
France, qui cherchaient à préserver et encadrer de manière
stricte l'accès à leur pavillons ont fini par céder sous
le poids de la globalisation maritime. L'apparition des pavillons de
complaisance à l'orée des années 1980, sous l'impulsion
des armateurs américains a permis un accroissement de la concurrence,
déjà bien développée à la suite
de l'effondrement du système colonial par
l'entée de nouveaux Etats maritimes tel Panama, les Bahamas, le
Libéria, la Mongolie (pays côtier ??). Ces nouveaux pavillons
présentent l'avantage de ne reconnaître que peu de droits sociaux
et font échecs dans la pratique comme en droit aux actions collectives,
en s'appuyant et favorisant l'enregistrement des navires sous couvert de
société écrans. Les Etats traditionnellement maritimes
cherchèrent tout d'abord à se préserver de ce
phénomène en s'appuyant sur les syndicats nationaux pour lutter
contre cette concurrence. Puis devant le manque de succès flagrant de
cette méthode, ils adoptèrent la création de pavillon bis
puis plus récemment de registres internationaux, les premiers permettant
de favoriser l'emploi d'une main d'oeuvre nationale et offrant aux
équipages internationaux un « droit social » encore à
l'état embryonnaire pour raison d'inactivité, issu d'un
territoire doté d'une autonomie juridique (Mata Utu, îles
Kerguelen pour la France). Cette mesure fit tomber la population de marins
français à 1500 environs.
C'est dans ce cadre que le lien substantiel a connu la plus
forte évolution. L'Etat se concentrant de plus en plus sur un
pragmatisme économique et stratégique et les armateurs cherchant
autant que faire ce peu à diminuer leurs postes de dépenses et
faisant face à une demande croissance de la part de la clientèle
de diminuer les couts ont permis la dérive du lien substantiel vers une
notion beaucoup plus floue ou la reconnaissance du rôle de l'Etat du
pavillon s'est transposée à une pseudo responsabilisation des
armateurs puis des affréteurs.
Parallèlement l'évolution des concepts de
sécurités civiles ont favorisé une
hyper-responsabilisation des équipages contrevenant à la notion
maintenant presque désuète de la fortune de mer permettant aux
armements et affréteurs de se dédouaner peu à peu sur les
Commandants et marins, sur les sociétés de classification, sur
les états du port.
Les impératifs commerciaux issus des politiques en flux
tendu des systèmes logistiques mondiaux ont engendré une
massification des navires comme des terminaux portuaires et des structures
adjacentes, et augmenté les contraintes liées à la
compétition pour l'obtention des marchés par les armateurs. De ce
fait la situation des marins et leurs relations avec les armateurs se sont
trouvées modifiées, avec l'exemple extrême du Commandant
perdant la quasi-totalité de ses prérogatives commerciales et
maritimes.
L'évolution du lien substantiel n'est pas anodine, et
ses conséquences sont lourdes à la fois d'un point de vue
économique, mais également écologique et humain. La marine
de commerce est l'épine dorsale des échanges commerciaux
mondiaux, mais les principaux acteurs refusent de voir le cancer qui
l'atteint.
La conquête de la haute mer a donné à
l'Europe sa primauté universelle au regard de l'histoire, lui permettant
de redécouvrir le monde, s'appuyant d'ailleurs bien plus sur les
populations autochtones que sur ses propres hommes, et d'en tirer les richesses
autant par le biais du commerce que du colonialisme. Cet essor de la navigation
hauturière marque réellement l'explosion du pouvoir occidental
sur le monde et reste une asymétrie qui, de nos jours encore, laisse des
traces. Bien que l'Islam et la Chine aient été les
détenteurs d'un savoir maritime nettement en avance sur l'Europe, telle
la boussole et la voile triangulaire pour celui-là ou la voile
carrée à lattes de bambous et le gouvernail d'étambot qui
permet de remonter au plus près du vent pour celui-ci, l'Europe, une
fois ces techniques apprises, connue une véritable rénovation
à partir du XIIIe siècle. Ces progrès
décisifs permirent, en 1297, le premier voyage commerçant de
navires de la flotte génoise, les Naves (et il ne s'agit pas encore de
découvrir. Deux mille ans auparavant la flotte phénicienne
passait Bonne espérance sur les ordres de Pharaon, il s'agissait de
navigation côtière 1 seulement, il est vrai...).
1 La navigation côtière s'oppose à
la navigation hauturière par l'utilisation continue de la côte
comme système de repérage (amers) et comme source
d'approvisionnement. La navigation hauturière autorise la perte de vue
des côtes grâce à l'utilisation des astres comme
système de positionnement.
Cet essor de la marine de commerce comme de la marine
militaire (les uns comme les autres étant armés et transportant
des marchandises), a permis, outre l'essor des citées d'escale telle
Lisbonne au XIIIe siècle, le développement d'un
nouveau champ de prospective relative à l'import et à l'export,
ce qui a également eu un impact décisif sur la vie terrestre.
Apportant de nouvelles denrées rares telles les épices ou le
sucre, le café ou le cacao, ainsi que le thé qui fit, avec les
soieries indiennes, la fortune de la compagnie des Indes, la marine marchande
devint un élément d'importance dans la vie des Européens
des classes sociales supérieures, et ensuite de toute la population,
comme vecteur de nouveautés et de modes2. Ainsi, l'invasion
du café qui arriva à Venise en 1615 puis à Paris en 1643,
devint un véritable phénomène de société
à partir de 1669 grâce, entre autre, à l'appui de
médecins publiant la liste de ses vertus supposées. D'autre part,
n'oublions pas que la découverte des Amériques et l'exploitation
des mines d'or, d'argent et de cuivre de l'Amérique du Sud rendirent
possible la pérennité d'une économie basée sur la
stabilité du cours de ces matériaux, et par suite, la
redécouverte des moyens de paiement tel que le billet, le chèque,
et le crédit.3
D'autre part, la découverte des Terra Incognita et
leurs revendications par les Commandants des navires découvreurs «
au nom du Roi » furent à l'origine de la mise en place du lien
presque sacré entre Etat et navire. N'oublions pas la lettre de course
restée célèbre car permettant l'exercice de la flibuste
(piraterie) sous la protection de Sa Majesté et évitant, à
l'équipage du navire pris, la pendaison.
Ces deux derniers exemples montrent bien l'importance
accordée au navire par les gouvernements. Quand Colbert, ministre du Roi
Louis XIV, dans le cadre de sa politique d'interventionnisme encourage la
construction navale en faisant planter la forêt de Tronçay
permettant la construction de 276 navires de guerre, abolit le système
de presse à l'Anglaise pour adopter le recrutement maritime et
l'enregistrement des marins, et crée la première caisse de
sécurité sociale destinée aux invalides de la
Marine4, le lien entre l'Etat et le navire est d'autant plus
évident qu'il existe dans le cadre d'une politique expansionniste.
2 Nous ne saurions considérer le transport de
bled en grain ou en farine comme d'importance au regard des quantités
transportées par voie de terre, le rapport est inférieur à
1% avant l'apparition de la vapeur.
3 Ce texte est largement inspiré du livre de
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et
capitalisme, XVe -- XVIIIe, Les structures du quotidien, édition Le
livre de poche Références, 1979
4 Elle deviendra l'actuelle ENIM, Etablissement
National des Invalides de la Marine
Aujourd'hui, ce lien est en proie à une
évolution rapide entamée avec la fin du colonialisme d'une part
et l'apparition des pavillons de complaisance d'autre part (nous reviendrons
sur ce terme ultérieurement). Les marins modernes, confrontés
à une internationalisation des conditions de travail grâce
à l'action de l'OIT et surtout à cause de l'extrême
compétition régnant entre les compagnies maritimes au commerce,
ont le sentiment de perdre de vue la relation qui les lie à leur Etat du
pavillon. Que ce soit par le biais des équipages recrutés par
marchand d'hommes, ou par l'affrètement de navire coque nue, ou tout
autre système accepté par les Etats, les navires sont-ils encore
à proprement parlé des portions de territoire National reconnu
comme tel, ou des îlots de plus en plus affranchis de la tutelle
nationale ? Il s'agit donc, pour nous, de nous interroger sur
l'évolution du lien substantiel entre l'Etat du pavillon et le navire en
France.
L'existence de ce lien substantiel, s'il est requis par les
conventions internationales, n'est cependant ni explicitée ni
normée. Chaque Etat signataire a, à sa charge, la mise en place
de ce lien substantiel. Ainsi, en France, celui-ci se traduit à travers
différents axes techniques, humains et organisationnels. Après
avoir défini le concept de navire en terme juridique selon le droit
français, nous verrons de quelle manière un navire est
amené à arborer le pavillon national. Puis nous étudierons
le lien social entre l'Etat et le marin, à travers les différents
personnages de l'entreprise maritime, à savoir l'armateur, le Commandant
et l'équipage ainsi qu'à travers le contrat d'engagement
maritime. Nous montrerons tout au long des paragraphes dans quelle mesure le
lien substantiel est affecté en France par les exigences du
marché mondial et les réglementations internationales.
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