I.3. Le temps anthropologique
Quelques considérations d'André Leroi-Gourhan
vont permettre de prolonger ces propos. Pour cet anthropologue (1965 :
95), la conscience du temps puise son origine dans l'épaisseur de la vie
sensitive. Ainsi, l'alternance du sommeil et de la veille, de l'appétit
et de la digestion fournissent au temps son substrat rythmique viscéral;
quant à la succession du jour et de la nuit, des saisons chaudes et des
saisons froides, elle offre la rythmicité complexe et élastique
d'un temps à l'état sauvage. Mais les rythmes naturels sont
partagés par toute la matière vivante. Pour qu'ils se
transforment en temps, il faut d'abord que l'homme les capture dans un
dispositif symbolique. Ainsi, pour Leroi-Gourhan (1965 : 139), le fait
humain par excellence est peut-être moins la création de l'outil
que la domestication du temps et de l'espace. Cette domestication
apparaît de façon organisée avec les sociétés
agricoles, lorsque le rythme des labours et des récoltes trouve son
pendant dans un symbolismetemporel qui divinise le mouvement du soleil et des
astres. Parallèlement, des spécialistes du temps (1965 :
145) apparaissent : prêtres, dès lors que la marche normale de
l'univers repose sur la ponctualité des sacrifices; ou soldats, qui ont
besoin de s'appuyer sur un réseau rythmique rigoureux,
matérialisé par les sonneries de trompes. Dans les
sociétés développées contemporaines, chacun est
requis d'être un tel spécialiste: nul n'échappe au temps
objectivé des horloges, qui ne compose avec personne, ni avec rien, pas
même avec l'espace, puisque l'espace n'existe plus qu'en fonction du
temps nécessaire pour le parcourir. Cet espace-temps surhumanisé
signe le triomphe de l'espèce humaine. Triomphe ambigu, cependant, car
ne sommes-nous pas en train de retrouver ainsi l'organisation des
sociétés animales les plus parfaites, celles où l'individu
n'existe que comme cellule (1965 : 186)?
I.4. Le temps objectif
Le temps des horloges, dont Leroi-Gourhan craint qu'il ne
finisse par nous avaler tout entier, est une acquisition tardive de
l'humanité. Fondé sur l'observation immémoriale du jeu des
forces cosmiques : alternance du jour et de la nuit, trajet visible du
soleil, phases de la lune, saisons du climat et de la végétation,
etc. (Benveniste, 1974 : 71), le temps objectif inscrit l'ordre cosmique
dans un comput qui le rend disponible pour l'organisation de la vie en
société. Ce temps socialisé se concrétise, poursuit
le linguiste, sous la forme d'un calendrier. Le temps calendaire
systématise la récurrence observable des phénomènes
astronomiques en créant un répertoire d'unités de mesure
correspondant à des intervalles constants (jour, mois, année); il
organise ces segments temporels dans une chaîne chronique où les
événements se disposent selon un ordre de succession
avant/maintenant/après. Enfin, tous les calendriers procèdent
d'un moment axial qui fournit le point zéro du comput: un
événement si important qu'il est censé donner aux choses
un cours nouveau (naissance de Jésus Christ ou du Bouddha;
avènement de tel souverain, etc.). La société des hommes
n'est pas pensable hors des contraintes qui président à
l'invention du temps calendaire: sans les repérages fixes et immuables
du calendrier, note encore Benveniste (1974 : 72), tout notre univers
mental s'en irait à la dérive [et] l'histoire entière
parlerait le discours de la folie.
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