L'action dans l'intérêt collectif de la profession.par Slim Affes Paris Nanterre - UFR Droit Social - Master 2 droit social et relations professionnelles 2020 |
Section 2 : Une action contrariéeL'action dans l'intérêt collectif, en tension permanente, est aujourd'hui entrain de muter. Contrainte, elle est en train de prendre de nouvelles formes plus ou moins altruistes pour réussir à s'adapter aux évolutions du droit social. Elle est ralentie d'une part par une nouvelle concurrence avec des acteurs qui la rivalisent désormais pour la défense des intérêts collectifs (sous-section 1). Elle est également affaiblie par l'introduction nouvelle en droit du travail de l'action de groupe, une chimère procédurale inspirée à la fois du droit étasunien et de l'action en substitution (sous-section 2). Mais avant, nous aimerions montrer comment l'action dans l'intérêt collectif est concurrencée, du moins symboliquement par l'action de substitution. La concurrence symbolique avec l'action de substitution : la faiblesse sociale d'une catégorie professionnelle spécifique et l'envie de défendre ses intérêts ont amené le législateur depuis longtemps à accorder aux syndicats représentatifs une qualité juridique pour exercer les actions substitutives en sa faveur. La concurrence procédurale entre les deux actions, du moins, sur le plan théorique, permet 356 « Intérêt social » tel que ça été adopté infine dans la loi PACTE. 357 Rapport au ministre de transition écologique et solidaire, de la justice, de l'économie de finance et travail de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard (« L'entreprise, objet d'intérêt collectif ») remis le 9 mars 2018. p46. 358 Laurence Gatti, « Tous pour un, un pour tous : la santé du travailleur et l'intérêt collectif », Ordre des avocats, Faculté de droit, Aumônerie du monde juridique, Poitier, mai 2018, HAL, archives-ouvertes.fr, hal-02149663 p.3 359 Laurence Gatti, préc, p.4 75 de donner beaucoup plus d'avantage à l'action en substitution qu'à l'action dans l'intérêt collectif. L'action, bien que peu exercée en pratique, ne suscite pas de véritable difficulté quant à son étendue ou à ses bénéficiaires. Mais ses domaines se croisent assez souvent avec l'action dans l'intérêt collectif. La confusion des champs d'intervention apparait en matière de convention collectives (2262-9 C.T) , en matière de discrimination ( 1134-2 C.T) , d'harcèlement sexuel et moral, ( 1154-2 C.T) d'égalité salariale entre femmes et hommes ( 1144-2 C.T ), en défense des travailleurs étrangers sans titre de travail ( 8255-1 C.T), en défense des travailleurs intérimaires ( 1251-59 C.T ), des salariés en contrats déterminés (1247-1 C.T ), les salariés licenciés pour motif économique ( 1235-8 C.T ), et depuis une loi n° 2014 n°2014-790 du 14 juillet 2014, les salariés détachés ( 8223-4 C.T ) et en cas de travail dissimulé ( 1265-1 C.T ). Dans les domaines précités, les organisations syndicales représentatives ont la possibilité de mener toutes les actions en justices dans l'intérêt de catégories de travailleurs bien déterminées sans avoir à présenter un mandat du salarié intéressé à la cour. Le salarié devra en revanche être averti, dans des conditions déterminées360 et ne pas s'y être opposé dans un délai qui commence à courir de la date à laquelle le syndicat lui aura notifié son intention d'exercer cette action. L'intérêt de l'action en substitution est double comparé à l'action dans l'intérêt collectif. D'une part, elle donne la possibilité aux travailleurs en question de défendre leurs droits individuels sans se soumettre de manière directe aux risques de représailles patronales, de profiter en plus de la puissance offensive syndicale en termes de moyens juridiques. D'autre part, elle confère à l'organisation syndicale un moyen additionnel pour défendre « collectivement » des situations individuelles et obliger par conséquence l'employeur à respecter la législation sociale. En pratique les organisations syndicales se pressent de faire signer aux salariés un mandat qui leurs confère le droit d'agir en leur place et négocient avec leur conseil des tarifs préférentiels pour réduire la note des frais d'avocat. « L'obstacle dressé à l'action collective se retrouve également dans l'exercice des actions de substitution pour lesquelles le délai de contestation, en particulier en cas de rupture du contrat de travail a été réduit ».361 360 « Les deux conditions posés par ces règles dont le Conseil constitutionnel (25 juillet 1989) a exigé le respect sont celle d'une information écrite du salarié et du droit pour ce dernier de s'opposer à une telle action » : Fréderic Guiomard, La mobilisation du droit dans les luttes, Syndicats : Evolutions et limites des stratégies collectives d'action juridique, Mouvements 2003/4 n°29 p.51. 361 Fréderic Guiomard, Droit Social 2020, préc p.130 et s. 76 Sous-section 1 : La concurrence induite à des acteurs rivauxL'action dans l'intérêt collectif de la profession rivalise actuellement à la fois avec les actions « personnelles » des institutions élus (paragraphe 1) et avec les associations de grandes causes (paragraphe 2). Paragraphe 1 : La concurrence avec les institutions élusRappel : Il convient de rappeler d'abord que dans une entreprise il y'a deux types de représentants, deux « Canaux » principaux qui représentent les travailleurs. D'une part il y'a des représentants « élus » par le personnel de l'entreprise et ces représentants élus constituent les institutions représentatives du personnel. C'est le canal élu. Il faut rappeler qu'aujourd'hui, et avec les ordonnances de 2017, il n y'a qu'une institution représentative du personnel dans l'entreprise appelée le Comité social Economique (CSE362) qui regroupe les anciennes institutions fusionnés (les Délégués du Personnel, Comité d'Entreprise et la commission de santé et de sécurité et conditions de travail). D'autre part, et à côté de cette représentation élue du personnel, il y'a une représentation syndicale dans l'entreprise. C'est le canal non élu mais désigné par les syndicats : les délégués syndicaux. Ces délégués syndicaux ont le privilège mais aussi la vocation de défendre les intérêts des salariés de l'entreprise ainsi que l'ensemble de la branche d'activité à laquelle appartient l'entreprise. Ce sont les représentants du Syndicat qui agissent au nom du syndicat. Ils ont la faculté de déclencher l'action dans l'intérêt collectif de la profession. Si l'employeur ne respecte pas les prérogatives et les missions des institutions représentatives du personnel, alors le syndicat le plus diligent au sein de l'entreprise a la faculté d'agir parce que la violation des droits de ces institutions porte logiquement et nécessairement atteinte à l'intérêt collectif, apanage traditionnel des syndicats professionnels. La passerelle est visible entre les deux institutions élues et désignées. L'institution représentative du personnel peut agir donc en son nom propre et le syndicat peut également agir au nom de l'intérêt collectif. C'est un autre domaine d'action de l'action dans l'intérêt collectif. « Le pouvoir conféré aux représentants du personnel d'agir devant la justice dans la perspective de garantir des droits individuels ou collectifs constitue un vecteur essentiel du respect des règles du droit du travail. Ainsi que le notent très tôt les auteurs, cette évolution est le signe de la reconnaissance d'une fonction sociale363 particulière au profit des syndicats ». 364 362 « L'instance doit être mise en place dans les entreprises d'au moins 11 salariés en distinguant toutefois selon que l'entreprise compte moins de 50 salariés ou au moins ce nombre ». Jean-Yves kerbourc'h, Synthèse-représentation élues. Encyclopédies. Lexis Nexis 360 .n°3. 363 J.-M. Verdier, « Accords collectifs et action syndicale en justice : le rôle fondateur de l'article L411-11 C.T », D.2002.503 364 Fréderic Guiomard, préc, p.130 et s 77 Un principe : Le principe, si on veut le résumer, consiste dans la possibilité accordée à tout syndicat d'exiger de l'employeur qu'il respecte les droits et prérogatives des institutions élues (notamment le droit à l'information et la consultation). Cette volonté d'obtenir l'application de la législation sur les comités d'entreprises fait partie de façon globale de l'intérêt collectif et précisément de l'action dans l'intérêt collectif. 365 « La cour de cassation admet la recevabilité de l'action d'un syndicat en cas de défaut de réunion, d'information et de consultation de l'institution élue. L'atteinte à la règle d'ordre public justifie cette solution ».366 La jurisprudence était assez fixée en la matière 367, mais depuis quelques années, la cour de cassation a commencé à changer d'orientation parce que sa façon de concevoir la notion d'intérêt collectif a changé368. Elle a montré, en effet, une réticence à recevoir l'action dans l'intérêt collectif lorsque les syndicats entendent faire respecter certaines prérogatives ou droits. Un repli progressif : L'action dans l'intérêt collectif a été déclarée irrecevable lorsqu'il s'agissait de demandes relatives au payement d'arriérés de subvention369 ou des demandes de documents d'analyse de rémunération370 ou des demandes de communications de contrats.371 L'action syndicale a été jugée irrecevable en fait lorsqu'il s'agissait d'apprécier la pertinence ou le contenu de l'information procurée au comité d'entreprise, c'est-à-dire au fond, sa qualité. « Ainsi l'absence de consultation intéresserait l'intérêt collectif, mais pas la qualité de l'information, dont l'appréciation incomberait exclusivement au comité d'entreprise. Pourtant, dans les deux cas, le syndicat agit pour que soit respectée une norme d'ordre public ».372 Cette distinction est très sophistiquée. L'action a été jugée irrecevable aussi dans l'arrêt du 16 décembre 2014 (précité)373 s'agissant de communisation sous astreinte de la grille de rémunérations ventilées par métier-repère et ce au motif que ces documents, destinés au comité, n'ont pas été demandées par le comité et qu'il ne s'était pas associé à la demande du syndicat. Autrement dit, c'est comme si l'intérêt collectif du syndicat n'est pas lui-même l'intérêt de l'institution élue. Cette 365 Cette jurisprudence consacre la distinction entre intérêt particulier de l'institution et intérêt collectif. 366 Sophie Rozez, préc, p.737 p.738 367 (70) Crim 07 oct 1959, GADT, 4eme Edition, Dalloz, 2008, n°33 et Soc., 11 sept 2012, n°11-22.014 et soc, 14 déc. 2015, n°14-17.152 368 Les syndicats pouvait agir même en référé-suspension Ex : Soc 24 juin 2008 n°07-11.411, Bull.Civ.V, n°140 ; D.2008.1904 ; RDT 2008.666.obs.A.Fabre) 369 75 : Cass. Soc 26 septembre 2012, n°11-13.091, inédit, Dr.soc.2013.84, obs.D.Boulmier. 370 I. Odoul-Asorey. Note ss Soc 16 déc.2014, n°13-22.3018 Revue de droit du travail, Mars 2015 p.200 et 201. (74) 371 Soc.11 sept.2012, n°11-22.014 préc. 372 Sophie Rozez, préc, p.738. 373 Caroline Fleuriot, SS Soc 16 déc.2014, FS-P+B, n°13-22.3018, Dalloz actualité 22 janvier 2015 78 solution qui empêche l'empiétement des syndicats sur les prérogatives du comité d'entreprise, « parait porter surtout la marque d'un repli de l'orientation jurisprudentielle »374. Le point d'inflexion : Le point d'inflexion a été observé avec un arrêt de la chambre sociale du 14 décembre 2015 non publié au bulletin. Selon Christophe Vigneau, il s'agit d'un mouvement qui tend « vers une conception restrictive de l'action du syndicat »375 qui limite son efficacité au fond. Ça été « analysé comme (le) prolongement d'une jurisprudence porteuse d'une conception étroite du droit d'agir en justice du syndicat sur le fondement de la défense de l'intérêt collectif de la profession ».376 « Une véritable réduction du champ de l'action en défense de l'intérêt collectif ».377 En l'espèce, l'employeur avait omis de consulter préalablement le Comité d'entreprise sur la mise en place d'un Système d'évaluation des ressources humaines. Le syndicat demandeur réclamait la déclaration d'illicéité du défaut de consultation en se fondant sur une jurisprudence relativement stable qui décidait de la suspension des mesures patronales en attendant que la consultation se produise. La chambre sociale a balayé d'un revers de main l'action engagée par le syndicat parce que le syndicat selon elle n'avait pas la qualité juridique requise pour agir en lieu et place du comité pour se prévaloir du défaut de consultation de l'institution de représentation élue qu'elle-même n'a pas invoqué. On comprend de ce qui précède, que l'action dans l'intérêt collectif est recevable pour faire « constater l'illégalité due » à l'absence de consultation du comité, mais pas « les conséquences juridiques » de cette absence, jugée propre au comité, voir un intérêt « exclusivement personnel » que les syndicats n'ont le droit de s'y mêler qu'accessoirement. 378 On se doute qu'en pratique, le syndicat et les représentants élus sont bien en désaccord. Leurs positions donnent le son de deux cloches puisque le syndicat professionnel agit alors que le comité d'entreprise n'agit pas. On est tenté de dire qu'un syndicat n'a pas à « dicter » à l'institution élue son choix d'agir bien que cette dernière est « la véritable victime » du non-respect des règles sur l'info-consultation. Certains estiment même que cette jurisprudence vise au fond à éviter tout « empiétement » des syndicats sur les attributions du comité379 et particulièrement sur sa capacité à juger de la pertinence de l'information qui lui a été délivrée par l'employeur. Certains expliquent aussi cette décision par une volonté implicite de couper court à toute tentative (surtout par les syndicats minoritaires dans le comité d'entreprise) de contourner, 374 I. Odoul-Asorey. Préc, p201. 375 Christophe Vigneau, Action en justice du syndicat dans l'intérêt collectif de la profession et prérogatives des représentants élus : vers une conception restrictive de l'action du syndicat, Soc 14 décembre 2015, n°14-17.152, Revue de droit de travail 2016 p.195. 376 Christophe Vigneau, préc, p.196. 377 Cyril Wolmark, préc. p.635. 378 Christophe Vigneau, préc, p 196 379 I. Odoul-Asorey. Note ss Soc 16 déc.2014, n°13-22.3018 Revue de droit du travail, Mars 2015 p201. 79 79 par le biais de l'action judiciaire, le refus décidé par les représentants majoritaires lors du vote décisionnel. On est convaincu pour autant que les intérêts, ne doivent constituer qu'un seul bloc défendable. « L'action du comité d'entreprise n'est pas celle d'une personne physique dont certains droits doivent être protégés, mais celle d'une personne morale dont l'objet, à l'instar de celui du syndicat, comporte la prise en compte de l'intérêt collectif du personnel qu'il présente ».380 Le débat sur la pluralité des intérêts : Ce débat est ancien. Il a été abordé par certains auteurs du début du siècle dernier qui redoutaient la bipolarisation de l'intérêt collectif. Pour s'en découdre la doctrine381 s'est retournée vers la « notion de représentativité » 382 : Le syndicat ne serait pas un mandataire de la profession mais un simple « porte-parole », une représentation fondée sur la capacité à mieux représenter, une représentation de « type théâtral »383. La notion de représentativité permet justement de reconnaitre aux syndicats une plus grande légitimité à défendre l'intérêt collectif. Dès lors, ce n'est pas le syndicat qui décide si l'intérêt collectif de la profession a été violé ou pas mais c'est le rôle du juge. Le syndicat se contente tout simplement d'élever une prétention de violation portant potentiellement préjudice à l'intérêt collectif. Et c'est au magistrat de recevoir l'action en premier lieu avant de juger de son bienfondé en second lieu.384 La concurrence entre les instigateurs légitimes de l'intérêt collectif a perturbé la cour de cassation. C'est un étage de raisonnement qu'elle a court-circuité. Le côté artificiel de la distinction opéré par la cour est critiquable ; d'un côté le juge peut être amené à constater la violation de l'intérêt collectif mais d'un autre côté, quand il s'agit de tirer conséquence de cette violation il sanctionne l'action du syndicat par une fin de non-recevoir. Le conflit que je qualifierai comme « positif » entre titulaires de l'intérêt collectif aurait pu avoir un effet propulseur sur l'intérêt collectif. Et pourtant c'est tout l'effet contraire qui est là. Une autre sophistication : Dans un autre registre, on sait que depuis 2005, la loi a renforcé l'aptitude des Syndicats à aménager la procédure de consultation des représentants élus par des accords dit de « méthode ». Les procédures de consultations conventionnelles du CSE sont déterminées aujourd'hui par voie de convention collective signée par des syndicats. Il convient de noter à ce propos, que la non-signature d'un syndicat d'un accord de méthode organisant la procédure de consultation n'est pas 380 Cyril Wolmark, préc. p.635 381 Cyril Wolmark, l'action dans l'intérêt collectif - Développements récents. Droit social n°7/8-juillet-Aout 2017. P.636 382 G.Borendfreund, la représentation des salariés et l'idée de représentation, Dr.soc.1991.685 383 Cours Wolmark, Droit de la représentation des intérêts, Paris Nanterre, 2020 384 Soc. 9 juill.2015, n°14-11.752, NP 80 un obstacle à son droit d'agir en exécution de cet accord et ce depuis une jurisprudence constante de 2007 selon laquelle tout syndicat (même non-signataire de l'accord collectif) peut agir pour faire respecter les stipulations de l'accord collectif. Cependant on est confronté à une distinction sophistiquée ; S'il y'a un accord de méthode, le syndicat est recevable à agir et s'il n'y a pas d'accord de méthode alors l'action en vue de faire respecter la convention collective (déclinaison de l'action dans l'intérêt collectif) n'est pas recevable. Autrement dit, la cour de cassation parait ne respecter ni la diversité bicéphale de l'expression de l'intérêt collectif dans le système français ni d'ailleurs le mouvement légal récent qui tente de placer la représentation élue, contrairement à l'apparence, sous la dépendance des syndicats. L'action dans l'intérêt collectif pourrait, avec cette « lecture réductrice »385 de l'article 2132-3 C.T, voir son déploiement freiné. En définitive, ce mouvement « traduit sans nul doute une volonté prétorienne d'éviter toute multiplication des contentieux et il marque un retrait par rapport à la conception de l'intérêt à agir développée depuis l'arrêt des chambres réunis de 1913 » 386 |
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