1.1.3 La théorie de l'analyse stratégique
du pouvoir
Pour répondre à la question des
résistances au changement, Michel Crozier élabore la
théorie de l'analyse stratégique du pouvoir. Il définit le
comportement stratégique comme la capacité d'utiliser les
ressources d'une situation pour atteindre des objectifs personnels. Dans cette
perspective, l'analyse stratégique correspond à une lutte pour le
pouvoir au sein de l'organisation.
Dans ses études auprès d'ouvriers, Michel
Crozier remarque l'ingéniosité et les efforts fournis par ceux-ci
pour disposer d'une certaine liberté d'action dans le cadre de la
règle. Ces initiatives leur permettent d'obtenir une monnaie
d'échange dans leurs rapports de force avec le contremaître et
l'inviter à négocier.
« En fin de compte les ouvriers, réduits par
l'organisation scientifique du travail à une tâche
complètement stéréotypée, cherchent par tous les
moyens à réintroduire assez d'imprévisibilité dans
leur comportement pour pouvoir regagner un peu de leur pouvoir de
négociation et leur lutte pour accumuler des pièces constitue un
des éléments importants de leur stratégie.
»10
Autrement dit, le pouvoir est un rapport de forces. Cette
lutte de pouvoir se joue entre des acteurs qui ont la possibilité, sinon
de refuser, du moins de négocier les exigences de l'autre, en essayant
d'obtenir quelque chose en échange. Dans cette théorie, cette
possibilité existe dans la mesure où les acteurs
réussissent à préserver une zone que l'autre ne
maîtrise et où son comportement est imprévisible pour
l'autre.
Nous pouvons déduire de l'exemple des ouvriers,
à la suite de M. Crozier, que l'enjeu des stratégies de pouvoir
concerne ces zones d'autonomie, ces marges de liberté, soit que les
acteurs essaient de les préserver, soit qu'ils essaient de
réduire celle des autres. Et en corollaire, le contrôle d'une
zone
10 M. Crozier, Le phénomène
bureaucratique, éditions du Seuil, 1963, p 201
12
d'incertitude, c'est-à-dire d'une dimension de
l'organisation qui échappe à la prévisibilité,
constitue un atout important, pour orienter la relation de pouvoir à son
avantage.
Cette théorie des stratégies de pouvoir sera
particulièrement éclairante pour expliquer ce que M. Crozier
appelle le cercle vicieux bureaucratique que nous aborderons après avoir
définit ce qu'est une organisation bureaucratique.
1.1.4 Le modèle de l'implication
professionnelle
L'implication, selon Claude Levy-Leboyer, psychologue, se
définit comme l'attachement au travail, comme l'identification du
salarié à son rôle professionnel. Elle concerne donc
l'importance que le salarié attache à son travail. La part de soi
que tient le rôle professionnel dans l'image de soi est la base de
l'implication dans le travail. C'est donc l'investissement de l'énergie
dans la sphère professionnelle. Claude Levy-Leboyer distingue trois
types de déterminants agissant sur l'implication : des
déterminants culturels, individuels et organisationnels.
L'étude de ces trois types de déterminants
serait éminemment intéressante pour notre question, mais par
manque de temps et de moyens pour la réaliser, nous ne
développerons pas ces aspects. Cependant, il est opportun de
préciser ici que la culture, en l'occurrence la culture
française, joue un rôle important non seulement dans l'implication
des individus au travail, mais également dans les formes d'organisation
du travail. M. Crozier le souligne d'ailleurs dans sa description des
organisations bureaucratiques en insistant sur la prégnance de la
culture française dans ce type d'organisation. Il en fait même
l'un des traits explicatifs du cercle vicieux bureaucratique.
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2013-2014
13
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Quant aux déterminants individuels, ils sont au nombre
de deux selon notre auteur : le besoin d'accomplissement ou de réussite
dont Mc Clelland a démontré qu'il est corrélé avec
l'efficience dans l'emploi ; et le « locus of control » qui consiste
à se considérer comme à la source des
évènements que l'on vit (locus of control interne) ou au
contraire à en attribuer l'origine à l'extérieur (locus of
control externe).
Les déterminants organisationnels, enfin, concernent la
relation de l'homme à son travail dans le cadre d'une organisation qui
peut soit faciliter, soit bloquer l'implication. Ainsi les expériences
vécues dans le travail sont capables de stimuler ou de détourner
l'implication du salarié.
Le laboratoire R.E.P.E.R.E11 a
élaboré et développé le modèle de
l'implication professionnelle que Christine Mias a proposé dans un de
ses
ouvrages12 .
L'implication professionnelle se définit « comme
la manière d'être, de s'exprimer et d'agir dans le champ
professionnel ».
Ce modèle se structure autour de trois dimensions :
? le Sens,
? les Repères
? et le sentiment de Contrôle.
Ainsi l'implication et son expression varieraient en fonction
de ces trois dimensions.
Autrement dit, l'implication professionnelle ne sera pas de
même nature selon le sens donné aux actions, selon les
repères construits, selon le sentiment de contrôle de la situation
développé par le professionnel en fonction de sa place dans le
système organisationnel et institutionnel.
11 Equipe REPERE (Représentations et
Engagements Professionnels ; leurs Evolutions : Recherche, Expertise) sous la
direction de M. Bataille, CREFI, UFR Education, Formation, Insertion,
Université de Toulouse le Mirail
12 MIAS C., 1999, « L'implication
professionnelle dans le travail social », Série thèse
et travaux, L'Harmattan, Paris, 319 pages
14
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Ce modèle apporte quelques nuances à celui de C.
Levy-Leboyer qui nous semblent intéressantes pour notre objet.
Le sens se définit à la fois par :
? la signification que l'individu attribue à ses
actions
? et la direction du chemin parcouru qui permet de voir vers
quoi la personne tend et par où elle est passée.
Le sens renvoie donc aux déterminants individuels de
l'implication, construits au cours de l'histoire de l'individu et de ses
relations aux autres et à la société.
Ce sens se construit également autour de
repères.
Les repères renvoient aux notions d'identité
mais aussi de contexte relationnel et peuvent être apparentés au
système de représentations professionnelles à l'oeuvre
dans une organisation. Ils font référence à un patrimoine
collectif porteur de l'histoire et de la culture du groupe et de l'institution.
Nous pouvons les rapprocher des déterminants culturels.
Le sentiment de contrôle relève tout à la
fois de la liberté d'action et du contrôle effectif de
l'organisation. Selon C. Mias « ne pas se sentir responsable, ou a
minima responsabilisé, avoir le sentiment de n'être pour rien dans
une prise de décision, ne pas maîtriser le déroulement de
son existence peut engendrer, dans les cas les plus graves, une
décompensation importante sur le plan psychique, une crise
d'identité, et briser toute possibilité d'agir »13
Nous pouvons donc aisément imaginer que l'absence de
contrôle de l'environnement de travail, une marge de manoeuvre
limitée nuisent à l'implication professionnelle en provoquant un
comportement de retrait.
13 MIAS C., 1999, « L'implication
professionnelle dans le travail social », Série thèse
et travaux, L'Harmattan, Paris, 319 pages.
15
« L'implication professionnelle peut être
représentée comme une structure dynamique dont les trois
dimensions génériques sont :
- le sens (S) et la signification que construisent les
individus en interaction et en lien avec les contextes et avec les collectifs
dans lesquels ils sont immergés,
- les repères (R) historiques, identitaires et
représentationnels sur lesquels ils se fondent pour se guider,
- le sentiment de contrôler (C) leurs actions dans
la confrontation de leur place singulière dans des rapports socialement
situés. »14
A. Echène et C. Mias ajoutent « que
l'implication professionnelle s'exprime soit activement (au moins 1 des 3
composantes est présente), soit passivement (aucune composante ou
dimension n'est significativement activée).»15
Ainsi, lorsqu'aucune de ces composantes n'est activée, les
salariés montrent des attitudes « aquoibonnistes », des signes
de retrait ou des formes d'absentéisme moral.
Après analyse de son enquête pour tester ses
hypothèses, Christine Mias résume sa théorie de
l'implication professionnelle selon le schéma suivant.16
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14 A. Echène, C. Mias, «
Développement de l'implication professionnelle : Le cas des enseignants
accompagnant la scolarisation des élèves en situation de handicap
», Biennale internationale de l'éducation, de
la formation et des pratiques professionnelles, Paris, 2012. Communication
n° 116- Atelier 5 : Personnel encadrant des enfants handicapés. p
4
15 Id., p 5
16 MIAS C., 1999, « L'implication
professionnelle dans le travail social », Série thèse
et travaux, L'Harmattan, Paris, p 184
16
Implication active
Implication passive
Implication stratégique
et émotionnelle (volonté d'appropriation et
de plaisir ou volonté d'être acteur) S/R/C
Implication institutionnelle et
idéologique (volonté d'adaptation et
de rationalisation) S/R/C
Implication revendicative (demande de
reconnaissance et de dialogue) S/R/C
Aquoibonnisme ou Absentéisme
moral S/R/C
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1.2 Les organisations
bureaucratiques
Pour décrire les organisations bureaucratiques, nous
nous appuierons sur les travaux de M Crozier. Dans son ouvrage « le
phénomène bureaucratique », il décrit ce type
d'organisation au travers de l'étude qu'il réalise auprès
de deux entreprises.
« ...nous voudrions proposer en guise de conclusion
provisoire les quelques remarques suivantes :
1. La combinaison d'un système de règles
impersonnelles, d'une absence totale de possibilités de promotion et de
l'influence du règlement d'ancienneté, a rendu la chaîne de
commandement hiérarchique de plus en plus faible...
17
2.
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La transformation de chaque catégorie
professionnelle en une sorte de caste ou d'état a, pour
conséquence, la soumission de chaque individu à une pression de
groupe considérable de la part de ses pairs.
3. Les relations interpersonnelles et les relations entre
groupes prennent d'autant plus d'importance dans une organisation
bureaucratique comme le Monopole qu'aucune récompense et aucune sanction
ne peut être fondée sur des résultats vraiment mesurables
et adéquats.
4. Toute tentative de changement est rendue
extrêmement difficile dans une organisation où la seule forme
d'autorité reconnue est de type administratif et judiciaire...
5. Les nouvelles relations de pouvoir, qui vont se
développer dans cette lutte, vont avoir pour conséquence le
développement d'autres formes de dépendance et de frustrations,
ce qui va finalement renforcer la pression en faveur des règles
impersonnelles et de la centralisation, créant ainsi une sorte de cercle
vicieux dont il paraît impossible de sortir, du moins à ce niveau.
»17
Pour résumer, une organisation bureaucratique se
caractérise par :
? Une forte centralisation du pouvoir qui édicte
d'en-haut les règles pour l'organisation. Dans un souci
d'égalité de tous les acteurs d'un même niveau
hiérarchique, ces règles sont impersonnelles, et les
possibilités de carrière, d'avancement ou même de
récompenses sont basées sur l'ancienneté et non sur le
mérite ou la performance.
? Cette promotion par l'ancienneté entraîne une
impossibilité à mettre en place un système de
récompenses ou de sanctions efficace.
17 M. Crozier, Le phénomène
bureaucratique, éditions du Seuil, 1963, p 133-134
18
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? La centralisation associée à une forte
séparation des niveaux hiérarchiques et de leurs pouvoirs
respectifs entraîne à son tour la constitution de chaque
catégorie de salariés en une véritable caste. Ces groupes
se caractérisent alors par une forte cohésion interne et un
esprit de corps, animé d'une forte pression du groupe sur chaque
individu qui le constitue. Le groupe s'opposera aux groupes concurrents ou
à la direction dans le but de préserver sa zone d'autonomie.
? Du fait de la centralisation du pouvoir, et des
règles impersonnelles qui ont cours dans ce type d'organisation, nous
observons une inertie certaine face au changement. Ces résistances au
changement relèvent aussi de l'analyse stratégique que nous avons
abordée précédemment. Finalement, face aux changements que
l'environnement va imposer à l'organisation, la direction et les
employés, chacun pour leur part, dans un climat de méfiance, vont
opter pour un équilibre de Nash18, autrement dit une position
de retrait.
? Enfin, les stratégies mises en place de part et
d'autre vont créer un cercle vicieux que nous allons décrire dans
le prochain paragraphe.
« Une organisation bureaucratique est fondée
sur des règles : non pas celles qui viennent de la tradition ou de la
révélation qu'apporte un homme, mais celles qu'élabore
explicitement une procédure fondée en droit et ajustant des
moyens à ses fins. Elle correspond à une légitimité
légale-rationnelle. »19 L'organisation bureaucratique repose
sur une régulation exogène qui s'exprimera sur ses membres
à travers une régulation de contrôle.
18 L'équilibre de Nash fait
référence au dilemme du prisonnier dans la théorie des
jeux.
19 J-D Reynaud, 1997, « Les règles du
jeu : L'action collective et la régulation sociale », Armand
Colin / Masson, Paris, p 203
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