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L'implication professionnelle dans les organisations bureaucratiques


par Didier DELABRE
Université Aix-Marseille - Master 2014
  

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1.1.3 La théorie de l'analyse stratégique du pouvoir

Pour répondre à la question des résistances au changement, Michel Crozier élabore la théorie de l'analyse stratégique du pouvoir. Il définit le comportement stratégique comme la capacité d'utiliser les ressources d'une situation pour atteindre des objectifs personnels. Dans cette perspective, l'analyse stratégique correspond à une lutte pour le pouvoir au sein de l'organisation.

Dans ses études auprès d'ouvriers, Michel Crozier remarque l'ingéniosité et les efforts fournis par ceux-ci pour disposer d'une certaine liberté d'action dans le cadre de la règle. Ces initiatives leur permettent d'obtenir une monnaie d'échange dans leurs rapports de force avec le contremaître et l'inviter à négocier.

« En fin de compte les ouvriers, réduits par l'organisation scientifique du travail à une tâche complètement stéréotypée, cherchent par tous les moyens à réintroduire assez d'imprévisibilité dans leur comportement pour pouvoir regagner un peu de leur pouvoir de négociation et leur lutte pour accumuler des pièces constitue un des éléments importants de leur stratégie. »10

Autrement dit, le pouvoir est un rapport de forces. Cette lutte de pouvoir se joue entre des acteurs qui ont la possibilité, sinon de refuser, du moins de négocier les exigences de l'autre, en essayant d'obtenir quelque chose en échange. Dans cette théorie, cette possibilité existe dans la mesure où les acteurs réussissent à préserver une zone que l'autre ne maîtrise et où son comportement est imprévisible pour l'autre.

Nous pouvons déduire de l'exemple des ouvriers, à la suite de M. Crozier, que l'enjeu des stratégies de pouvoir concerne ces zones d'autonomie, ces marges de liberté, soit que les acteurs essaient de les préserver, soit qu'ils essaient de réduire celle des autres. Et en corollaire, le contrôle d'une zone

10 M. Crozier, Le phénomène bureaucratique, éditions du Seuil, 1963, p 201

12

d'incertitude, c'est-à-dire d'une dimension de l'organisation qui échappe à la prévisibilité, constitue un atout important, pour orienter la relation de pouvoir à son avantage.

Cette théorie des stratégies de pouvoir sera particulièrement éclairante pour expliquer ce que M. Crozier appelle le cercle vicieux bureaucratique que nous aborderons après avoir définit ce qu'est une organisation bureaucratique.

1.1.4 Le modèle de l'implication professionnelle

L'implication, selon Claude Levy-Leboyer, psychologue, se définit comme l'attachement au travail, comme l'identification du salarié à son rôle professionnel. Elle concerne donc l'importance que le salarié attache à son travail. La part de soi que tient le rôle professionnel dans l'image de soi est la base de l'implication dans le travail. C'est donc l'investissement de l'énergie dans la sphère professionnelle. Claude Levy-Leboyer distingue trois types de déterminants agissant sur l'implication : des déterminants culturels, individuels et organisationnels.

L'étude de ces trois types de déterminants serait éminemment intéressante pour notre question, mais par manque de temps et de moyens pour la réaliser, nous ne développerons pas ces aspects. Cependant, il est opportun de préciser ici que la culture, en l'occurrence la culture française, joue un rôle important non seulement dans l'implication des individus au travail, mais également dans les formes d'organisation du travail. M. Crozier le souligne d'ailleurs dans sa description des organisations bureaucratiques en insistant sur la prégnance de la culture française dans ce type d'organisation. Il en fait même l'un des traits explicatifs du cercle vicieux bureaucratique.

Didier DELABRE AP-HM / IFCS Promotion 2013-2014

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Didier DELABRE AP-HM / IFCS Promotion 2013-2014

Quant aux déterminants individuels, ils sont au nombre de deux selon notre auteur : le besoin d'accomplissement ou de réussite dont Mc Clelland a démontré qu'il est corrélé avec l'efficience dans l'emploi ; et le « locus of control » qui consiste à se considérer comme à la source des évènements que l'on vit (locus of control interne) ou au contraire à en attribuer l'origine à l'extérieur (locus of control externe).

Les déterminants organisationnels, enfin, concernent la relation de l'homme à son travail dans le cadre d'une organisation qui peut soit faciliter, soit bloquer l'implication. Ainsi les expériences vécues dans le travail sont capables de stimuler ou de détourner l'implication du salarié.

Le laboratoire R.E.P.E.R.E11 a élaboré et développé le modèle de l'implication professionnelle que Christine Mias a proposé dans un de ses

ouvrages12 .

L'implication professionnelle se définit « comme la manière d'être, de s'exprimer et d'agir dans le champ professionnel ».

Ce modèle se structure autour de trois dimensions :

? le Sens,

? les Repères

? et le sentiment de Contrôle.

Ainsi l'implication et son expression varieraient en fonction de ces trois dimensions.

Autrement dit, l'implication professionnelle ne sera pas de même nature selon le sens donné aux actions, selon les repères construits, selon le sentiment de contrôle de la situation développé par le professionnel en fonction de sa place dans le système organisationnel et institutionnel.

11 Equipe REPERE (Représentations et Engagements Professionnels ; leurs Evolutions : Recherche, Expertise) sous la direction de M. Bataille, CREFI, UFR Education, Formation, Insertion, Université de Toulouse le Mirail

12 MIAS C., 1999, « L'implication professionnelle dans le travail social », Série thèse et travaux, L'Harmattan, Paris, 319 pages

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Ce modèle apporte quelques nuances à celui de C. Levy-Leboyer qui nous semblent intéressantes pour notre objet.

Le sens se définit à la fois par :

? la signification que l'individu attribue à ses actions

? et la direction du chemin parcouru qui permet de voir vers quoi la personne tend et par où elle est passée.

Le sens renvoie donc aux déterminants individuels de l'implication, construits au cours de l'histoire de l'individu et de ses relations aux autres et à la société.

Ce sens se construit également autour de repères.

Les repères renvoient aux notions d'identité mais aussi de contexte relationnel et peuvent être apparentés au système de représentations professionnelles à l'oeuvre dans une organisation. Ils font référence à un patrimoine collectif porteur de l'histoire et de la culture du groupe et de l'institution. Nous pouvons les rapprocher des déterminants culturels.

Le sentiment de contrôle relève tout à la fois de la liberté d'action et du contrôle effectif de l'organisation. Selon C. Mias « ne pas se sentir responsable, ou a minima responsabilisé, avoir le sentiment de n'être pour rien dans une prise de décision, ne pas maîtriser le déroulement de son existence peut engendrer, dans les cas les plus graves, une décompensation importante sur le plan psychique, une crise d'identité, et briser toute possibilité d'agir »13 Nous pouvons donc aisément imaginer que l'absence de contrôle de l'environnement de travail, une marge de manoeuvre limitée nuisent à l'implication professionnelle en provoquant un comportement de retrait.

13 MIAS C., 1999, « L'implication professionnelle dans le travail social », Série thèse et travaux, L'Harmattan, Paris, 319 pages.

15

« L'implication professionnelle peut être représentée comme une structure dynamique dont les trois dimensions génériques sont :

- le sens (S) et la signification que construisent les individus en interaction et en lien avec les contextes et avec les collectifs dans lesquels ils sont immergés,

- les repères (R) historiques, identitaires et représentationnels sur lesquels ils se fondent pour se guider,

- le sentiment de contrôler (C) leurs actions dans la confrontation de leur place singulière dans des rapports socialement situés. »14

A. Echène et C. Mias ajoutent « que l'implication professionnelle s'exprime soit activement (au moins 1 des 3 composantes est présente), soit passivement (aucune composante ou dimension n'est significativement activée).»15 Ainsi, lorsqu'aucune de ces composantes n'est activée, les salariés montrent des attitudes « aquoibonnistes », des signes de retrait ou des formes d'absentéisme moral.

Après analyse de son enquête pour tester ses hypothèses, Christine Mias résume sa théorie de l'implication professionnelle selon le schéma suivant.16

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14 A. Echène, C. Mias, « Développement de l'implication professionnelle : Le cas des enseignants accompagnant la scolarisation des élèves en situation de handicap », Biennale internationale de l'éducation, de la formation et des pratiques professionnelles, Paris, 2012. Communication n° 116- Atelier 5 : Personnel encadrant des enfants handicapés. p 4

15 Id., p 5

16 MIAS C., 1999, « L'implication professionnelle dans le travail social », Série thèse et travaux, L'Harmattan, Paris, p 184

16

Implication active

Implication passive

Implication stratégique et
émotionnelle
(volonté d'appropriation et de
plaisir ou volonté d'être
acteur)
S/R/C

Implication institutionnelle
et idéologique
(volonté d'adaptation et de
rationalisation)
S/R/C

Implication revendicative
(demande de reconnaissance
et de dialogue)
S/R/C

Aquoibonnisme
ou
Absentéisme moral
S/R/C

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1.2 Les organisations bureaucratiques

Pour décrire les organisations bureaucratiques, nous nous appuierons sur les travaux de M Crozier. Dans son ouvrage « le phénomène bureaucratique », il décrit ce type d'organisation au travers de l'étude qu'il réalise auprès de deux entreprises.

« ...nous voudrions proposer en guise de conclusion provisoire les quelques remarques suivantes :

1. La combinaison d'un système de règles impersonnelles, d'une absence totale de possibilités de promotion et de l'influence du règlement d'ancienneté, a rendu la chaîne de commandement hiérarchique de plus en plus faible...

17

2.

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La transformation de chaque catégorie professionnelle en une sorte de caste ou d'état a, pour conséquence, la soumission de chaque individu à une pression de groupe considérable de la part de ses pairs.

3. Les relations interpersonnelles et les relations entre groupes prennent d'autant plus d'importance dans une organisation bureaucratique comme le Monopole qu'aucune récompense et aucune sanction ne peut être fondée sur des résultats vraiment mesurables et adéquats.

4. Toute tentative de changement est rendue extrêmement difficile dans une organisation où la seule forme d'autorité reconnue est de type administratif et judiciaire...

5. Les nouvelles relations de pouvoir, qui vont se développer dans cette lutte, vont avoir pour conséquence le développement d'autres formes de dépendance et de frustrations, ce qui va finalement renforcer la pression en faveur des règles impersonnelles et de la centralisation, créant ainsi une sorte de cercle vicieux dont il paraît impossible de sortir, du moins à ce niveau. »17

Pour résumer, une organisation bureaucratique se caractérise par :

? Une forte centralisation du pouvoir qui édicte d'en-haut les règles pour l'organisation. Dans un souci d'égalité de tous les acteurs d'un même niveau hiérarchique, ces règles sont impersonnelles, et les possibilités de carrière, d'avancement ou même de récompenses sont basées sur l'ancienneté et non sur le mérite ou la performance.

? Cette promotion par l'ancienneté entraîne une impossibilité à mettre en place un système de récompenses ou de sanctions efficace.

17 M. Crozier, Le phénomène bureaucratique, éditions du Seuil, 1963, p 133-134

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? La centralisation associée à une forte séparation des niveaux hiérarchiques et de leurs pouvoirs respectifs entraîne à son tour la constitution de chaque catégorie de salariés en une véritable caste. Ces groupes se caractérisent alors par une forte cohésion interne et un esprit de corps, animé d'une forte pression du groupe sur chaque individu qui le constitue. Le groupe s'opposera aux groupes concurrents ou à la direction dans le but de préserver sa zone d'autonomie.

? Du fait de la centralisation du pouvoir, et des règles impersonnelles qui ont cours dans ce type d'organisation, nous observons une inertie certaine face au changement. Ces résistances au changement relèvent aussi de l'analyse stratégique que nous avons abordée précédemment. Finalement, face aux changements que l'environnement va imposer à l'organisation, la direction et les employés, chacun pour leur part, dans un climat de méfiance, vont opter pour un équilibre de Nash18, autrement dit une position de retrait.

? Enfin, les stratégies mises en place de part et d'autre vont créer un cercle vicieux que nous allons décrire dans le prochain paragraphe.

« Une organisation bureaucratique est fondée sur des règles : non pas celles qui viennent de la tradition ou de la révélation qu'apporte un homme, mais celles qu'élabore explicitement une procédure fondée en droit et ajustant des moyens à ses fins. Elle correspond à une légitimité légale-rationnelle. »19 L'organisation bureaucratique repose sur une régulation exogène qui s'exprimera sur ses membres à travers une régulation de contrôle.

18 L'équilibre de Nash fait référence au dilemme du prisonnier dans la théorie des jeux.

19 J-D Reynaud, 1997, « Les règles du jeu : L'action collective et la régulation sociale », Armand Colin / Masson, Paris, p 203

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote