2.2.2. La flexibilité de la notion de
médicament remboursable
la santé de quoi vider le budget total de l'Etat
français (...) »58 Cette raillerie du philosophe conduit
à une réflexion sur la précarité de la notion
juridique de médicament remboursable, dont l'élasticité
est directement liée aux politiques gouvernementales mis en oeuvre pour
tenter d'endiguer les dépenses pharmaceutiques (1), sans que le droit
d'accès au traitement médicamenteux sur lequel elle repose,
s'accompagne de garanties juridictionnelles toujours efficaces (2).
2.2.2.1. Du remboursement au "déremboursement" des
produits pharmaceutiques
Les contours de la notion de médicament remboursable
apparaissent extrêmement mobiles, et sa plasticité traduit une
cinétique juridique propre au droit public économique. Il est
ainsi marquant de constater que de 1983 à 1993, la liste des
spécialités remboursables aux assurés sociaux aura
été modifiée en moyenne plus de deux fois par mois par
arrêté ministériel59. Or ce mouvement aboutit en
fin de compte à un resserrement de la notion de médicament
remboursable. De moins en moins de produits sont admis au remboursement, de
plus en plus de molécules sortent du champ des spécialités
remboursables, le ticket modérateur60 est
régulièrement augmenté. D'une politique de remboursement,
on passe à une stratégie de "déremboursement"
En suivant la législation française encadrant le
remboursement des spécialités pharmaceutiques61 il
ressort que depuis le décret-loi du 30 avril 1935 qui pose le principe
du remboursement de tout ou partie des frais médicaux, une succession de
textes sont intervenus qui, en tendant à la réduction de
dépenses de santé, ont limité le remboursement des
médicaments, « soit en restreignent le domaine du remboursement,
soit en réduisant le taux de remboursement »62. Mais ce
qui nous paraît fondamentalement marquant dans cette évolution,
c'est le pouvoir croissant accordé par le législateur à
l'administration quant à la délimitation concrète de la
notion de médicaments remboursables.
58 Cf. M. Villey. Le droit et les doits de l'homme. Paris, P.U.F.
coll. «Questions» , 2ème éd. 1990, p 11.
59 Statistiques effectuées par l'auteur à partir
des tables annuelles (systématiques) des textes publiés au
bulletin du Ministère des Affaires sociales et de l'emploi et du
Ministère de la santé et de la famille, au cours des
années 1983 à 1993.
60 Le ticket modérateur correspond à la
participation financière aux frais médicaux et pharmaceutiques,
lissée à la charge de l'assuré. Le principe d'une telle
participation est posé par l'article L.322-2 du Code de la
sécurité sociale « Dans les travaux préparatoires de
la loi de 1928 on avait envisagé d'appliquer le système du
tiers-payant : l'intéressé devait acheter à la caisse des
tickets de visite représentant sa participation aux frais » (Cf. :
J.J. Dupeyroux. Droit de la sécurité sociale. Paris,
Précis Dalloz, 12°Ed 1993, p 323.).
61 Cf. J.M. Auby, F. Coustou. Les médicaments
spécialisés et les institutions sociales. In Droit
Pharmaceutique, Paris 1989, Litec, Fasc 39 pp 2-6.
62 Cf. M. Harichaux. Evolution du remboursement des
médicaments. R.D.S.S. n°27, avril-juin 1991, pp. 357362.
L'article 20 de l'ordonnance du 30 décembre 1958,
donnait déjà aux ministres chargés de la Santé et
des Affaires sociales, le pouvoir de prendre toute mesure réglementaire
tendant à différencier le ticket modérateur applicable en
matière de remboursement des spécialités pharmaceutiques.
Le pouvoir de l'administration sera davantage élargi avec le
décret du 18 octobre 196563. C'est avec le décret du 5
juin 196764que s'amorcera véritablement le mouvement de
maîtrise des dépenses médicamenteuses par la modification,
dans un sens très restrictif, des conditions d'inscription sur la liste
des médicaments remboursables.
Assurée de la maîtrise juridique du
mécanisme, l'administration sanitaire et sociale peut ainsi sans trop de
difficultés modifier le libellé des critères d'inscription
sur la liste des médicaments remboursables énoncés
à l'article R.163-3 du Code de la sécurité sociale. C'est
le cas du décret du 21 novembre 199065, qui notamment
subordonne l'inscription non plus à une « présomption »
mais à une « démonstration » des conditions
posées par l'article R.163-3 du Code de la sécurité
sociale. L'adoption de cette formule restrictive marque nettement le lien
étroit de dépendance qui existe entre l'étendue de la
notion de médicament remboursable, et l'impératif gouvernemental
de maîtrise des dépenses de santé.
En France, une série de mesures, procédant d'une
régulation administrative des dépenses pharmaceutiques ont ainsi
été prises, amorçant un phénomène de
resserrement de la notion de médicament remboursable. Cette
régulation administrative s'est ainsi illustrée « par la
fixation administrative des prix des médicaments, par la hausse du
ticket, modérateur de 30 à 60 % sur certaines clases de produit
dit de confort, par le déremboursement des vitamines en 1987 ou des
anti-asthéniques en 1991, par les baisses " autoritaires" des prix de
certaines spécialités coûteuses, par la taxation des
dépenses promotionnelles etc. »66.
Mais ce mode de régulation des dépenses
médicamenteuses s'est avéré globalement peu efficace. La
consommation pharmaceutique n'a cessé de croître et progresse
beaucoup
63 L'article 7 de ce décret, publiée au Journal
Officiel du 23 octobre 1965 (page 9371), précise par exemple que «
des arrêtés conjoints du ministre de la santé publique et
de la population et du ministre du Travail peuvent, sans préjudice des
pouvoirs d'appréciation de la commission, fixer des normes obligatoires
pour le conditionnement et la présentation des médicaments
visés par le décret ».
64 Décret n°67-441 du 5 juin 1967 publié au
J.O. du 6 juin 1967.
65 Décret n°90-1034 du 21 novembre 1990, J.O. 22
novembre.
66 Cf. C. Le Pen, E. Levy. L'évaluation
économique de médicament au service d'une régulation
médicalisée des dépenses de santé. Paris 1993, Ed ;
John Libbey, p. 1.
plus rapidement que le P.I.B.67. Les prestations de
l'assurance maladie consacrées à la pharmacie ont suivi la
même évolution atteignant, pour 1992, 65 829 millions de
francs.
Pour ces raisons essentiellement financières, les
pouvoirs publics ont surajouté au mécanisme de régulation
administrative des dépenses pharmaceutiques, un dispositif de «
régulation médicalisée ». MM. Le Pen et
Levy68 nous proposent une définition de la régulation
médicalisée qui se résument en ces termes : celle-ci
« reposerait sur une sélection a priori des pratiques et des
innovations médicales ayant fait la preuve de leur efficacité, ou
à défaut de leur utilité, sur la construction de
référentiels de traitement issus de conférence de
consensus ou d'avis d'experts, et sur le contrôle a posteriori des
pratiques effectives et des normes ». Cette définition comme on le
constate, montre l'extension nécessaire des pouvoirs normatif,
évaluatif, et de contrôle de l'administration qu'implique toute
régulation médicalisée des dépenses
pharmaceutiques.
En effet, pour être efficace elle suppose que « la
régulation des dépenses pharmaceutiques s'oriente, moins vers la
recommandation des traitements efficaces (...), que vers celle des traitements
offrant le meilleur coût/efficacité »69. La
régulation médicalisée des dépenses pharmaceutiques
doit donc être comprise comme une technique de rationalisation
budgétaire. Ainsi, dépendante de l'état
général des comptes de la Sécurité sociale, la
notion juridique de médicament remboursable se trouve progressivement
resserrée ce qui limite davantage les possibilités d'accès
aux soins et par conséquent les garanties du droit d'accès au
traitement médicamenteux.
|