I-2-4 La régulation sociale
D'après Gilles FÉRREOL, la
régulation sociale désigne « le processus par lequel se
créent, se transforment et disparaissent les règles
»65. C'est l'objet du contrôle social d'assurer son
maintien et de lutter contre la déviance. Avant d'aller plus loin,
voyons comment sont structurées les sociétés
traditionnelles de la région du Nord. Dans cette région, on
retrouve des sociétés à chefferies comme dans les
Grassfields66. Par définition, la chefferie traditionnelle
est un territoire sur lequel s'exerce l~autorité d'un chef de tribu,
encore appelé chef traditionnel. Ainsi, est chef traditionnel, selon
Jean Pierre FOGUI,
« Tout individu ou groupe d'individus qui
détenaient et exerçaient le pouvoir avant la conquête
coloniale (..), ainsi que les individus qui furent investis par
l'autorité coloniale de certaines compétences analogues à
celles détenues par les gouvernants de la période
pré-coloniale »67.
Il s'agit, en d'autres termes, et dans le contexte
post-colonial, de tout individu ou groupes d'individus qui exerce le pouvoir
« légitime » dans une localité. Ce pouvoir est
dit légitime parce qu'il est reconnu par les populations. En langue
peulhe, la chefferie est désignée par le mot « Lamidat
». Le chef est alors appelé « lamido ». Il
détient un pouvoir qui est de type local, puisque s'exerçant sur
les populations vivant sur son territoire. La chefferie traditionnelle est une
structure centralisée, bien organisée, hiérarchisée
et ayant des institutions spécialisées de domination. Le chef
traditionnel représente donc l~autorité locale.
Le lamidat est subdivisé en lawana, chacun
d'eux ayant à sa tête un lawane. Le lawane est assisté,
dans l'exercice de son autorité, de six notables que sont : l'Imam, le
Wakili, le Kaïgama, le Galdima, le Sarkifaada et le Sarkisaanou. En
deçà des lawanes, on retrouve les djaworo, ou chefs de quartiers.
Le lawane et le djaworo sont à la tête d'organes
déconcentrés du
65 Gilles FERREOL,
Dictionnaire de sociologie, Paris, Armand Colin, 1995, 2è
édition, p.229.
66 Contrairement aux
sociétés acéphales du Grand Sud Cameroun.
67 Jean-Pierre FOGUI,
L'intégration politique au Cameroun. Une analyse des relations
centre-périphérie, Paris, LGDJ, 1990, p.20.
lamidat. La premier a sous sa direction plusieurs
villages. Il s'occupe des litiges mineurs, le lamido n'étant saisi que
lors des cas graves. Le lawane transmet les directives du lamido aux djaworos.
Ces derniers ont sous leur administration un village ou un quartier ; leur
territoire de commandement est donc plus petit.
La notion de régulation sociale, telle que
révisée et adaptée par NDEMBOU, se définit comme :
(( La façon dont les gens gèrent et se font gérer. Le
système de gestion des hommes et des ressources mis en place par les
autorités traditionnelles foulbé dans la plaine de la
Bénoué favorise le prélèvement sur tout ce qui
rapporte. »68
En effet, les chefs traditionnels apparaissent comme
des courtiers du développement, au regard des responsabilités qui
leur ont été déléguées par la
société coloniale, celles qui leur sont
déléguées par l'Etat actuel, et le groupe social
même qu'ils sont censés diriger. MOTAZE AKAM, dans un article sur
le système lamidal du Nord-Cameroun et le phénomène du
courtage69, met en exergue la réappropriation par les
lamibés de leurs statuts et rôles dans la société,
en vue de tirer des bénéfices personnels. Jean-Pierre FOGUI,
paraphrasant MONTESQUIEU, stipule que : (( tout homme dépositaire du
pouvoir est porté à en abuser tant qu'il ne rencontre pas en face
de lui un contre-pouvoir servant de garde-fou »70. Le
lamido pratique du courtage élémentaire ; il occupe une position
stratégique dans la société toute entière. Cette
position le place au centre de la production des rapports sociaux, et comme
médiateur inamovible des ressources humaines, du fait d'une triple
ascendance. Le lamido est d'abord un chef spirituel : le lamidalisme tire ses
racines dans l'Islam, le lamido est considéré par populations, de
façon symbolique, comme le représentant d'Allah sur terre. Il est
aussi un chef politique et social : il est à la tête d'un canton,
dont il est responsable. Le lamido est enfin un chef de guerre : à
l'origine ; les lamibés des anciens royaumes foulbés
étaient d'abord des généraux de l'armée d'Othman
DAN FODIO. Ces trois fonctions essentielles du lamido expliquent la
genèse de ce dernier comme courtier dans le contexte de l'histoire
sociale aussi bien précoloniale que coloniale du Nord-Cameroun. Cette
absence de garde-fou dont parle FOGUI renvoie à l'espace de
liberté laissé aux chefs par l'autorité coloniale.
D'après lui, elle a conduit naturellement les autorités
traditionnelles à des abus.
C'est le lamido qui gère la (( djakka
», entendue comme l'aumône légale obligatoire que
doivent verser les croyants musulmans. Ce terme est lié à
l'idéologie islamique. La djakka est
68 Samuel NDEMBOU,
op.cit., p.48.
69 MOTAZE AKAM, Lamido,
rapports sociaux et courtiers du développement au Nord-Cameroun in
Revue des sciences sociales, Ngaoundéré-Anthropos, 1999, Vol.4,
pp.101-141.
70 Jean-Pierre FOGUI,
op.cit., p.146.
gérée par le lamido, en sa
qualité de représentant d'Allah et de gestionnaire du
trésor public. La djakka est progressivement transformée en
véritable structure rentière par les chefs, ceci leur permet
quelquefois de développer leurs richesses personnelles et d'asseoir leur
puissance. C'est pour illustrer cela que FOGUI écrit :
« Au Nord-Cameroun, les lamibés
contrôlaient, par la perception des redevances coutumières, la
culture du coton et l~élevage. A titre d'exemple, les fulbé
payaient l'impôt traditionnel, le Zakhat (un bauf sur 30 chaque
année), ainsi que les Haussa (un panier de mil ou de maïs par
saré). Les arabes et leurs assimilés payaient l'Oussoura (1/10
è de l'héritage, 10 bIufs à l'occasion de la nomination
d'un chef) »71.
Le lamido exige certaines redevances à ses
sujets, qui se concrétisent en bien matériels et
économiques, et qui sont à leur avantage. Selon l'étude de
MOTAZE AKAM, les dignitaires et la population ont pour coutume de verser au
Tlixé (sultan) des redevances qui peuvent s'exprimer en nature
: moutons, bceufs ou chevaux. Ces rapports sociaux font jouer au lamido des
rôles d'entremetteur entre le visible et l'invisible, entre les
populations et les pouvoirs métropolitains auxquels les chefs musulmans
réussissent à imposer la pratique de l'indirect rule
(administration indirecte) faute d'atteindre directement les populations
locales.
Ce prélèvement apparaît dans bien
des cas comme de l'extorsion dans la mesure oil il ne permet pas aux
producteurs de nourrir, pour bien longtemps, l'espoir d'enrichissement par le
fruit de leur labeur. L'exploitation d'une parcelle de terre a un prix à
payer, de même que l'exploitation d'un moulin à
céréales, l'élevage, la pêche, le commerce,
etc.
« Tout ce qui rapporte est sujet à
taxation. La taxe s'exprime même par type de culture : ainsi, la taxe de
la production du coton est différente de celle des produits vivriers.
»72, continue NDEMBOU.
La terre est le facteur de production
déterminant en agriculture. Le lamido est le dépositaire de la
tradition et l'héritier ancestral. C'est dans cette logique qu'il est
l'unique détenteur de tout ce qui se trouve sur son lamidat.
BIYONG BIYONG nous rappelle à son sujet que :
« En tant que chef supérieur et haut dignitaire de la religion
musulmane, il est le seul qui donne le droit d'usage aux terres ; on y
accède par les moyens suivants : héritage, location, gage et don.
»73
71 Jean-Pierre FOGUI,
op.cit., p.149.
72 Samuel NDEMBOU,
op.cit., p.50.
La location est la pratique la plus courante. Elle
dure une saison agricole et est plus ou moins renouvelable. Le prix varie en
fonction de la qualité du sol et de sa superficie. A défaut de
payer, une partie de la récolte est donnée en échange au
propriétaire de la terre.
Au niveau individuel, ce système de gestion
pousse les producteurs à ne plus adopter un comportement d'accumulation.
Les habitations montrent bien la tendance à ne plus faire de
l'accumulation. Le grenier est devenu de plus en plus rare dans le
paysage.
« Le signe extérieur d'abondance
entraînant une ponction plus importante, les producteurs ont pris
l'habitude d'écouler sur le marché une grande quantité de
ce qu'ils ont produit. En le faisant juste après la récolte,
l'offre est plus importante que la demande sur le marché et les prix
sont bas, ce qui ne permet pas l'enrichissement. La réserve est souvent
insuffisante pour permettre à tous de franchir la période de
soudure précédent la prochaîne récolte.
»74
Jusque là, le producteur sera encore
piégé par les tenants du pouvoir traditionnel coutumier. Ces
derniers organisent les circuits commerciaux et régulent le
marché. Ils stockent ainsi d'importantes quantités de produits
alimentaires qu'ils revendent à ces mêmes producteurs au prix fort
au moment de la soudure.
En réalité, confirme MOTAZE,
« les lamidos sont aussi de grands planteurs
investisseurs, producteurs indirects du coton. Ils utilisent dans leurs champs
personnels une main d'auvre médiate et variée : les
~'salariés''agricoles, permanents ou temporaires qu'ils
rémunèrent très faiblement, les villageois dans leurs
actes d'allégeance aux chefs (journées de travail chez les chefs)
»75.
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