I-1-4-2 Le gonflement des pieds
Si la méningite sévit pendant la saison
sèche, au cours de la saison pluvieuse, c'est le gonflement des pieds
qui est recurrent. En effet, le fait de patauger dans l'eau entraîne la
contamination par des vers qui provoquent le gonflement des pieds. Par
conséquent, les populations sont obligées de réduire les
superficies à cultiver et par la même de réduire la
production.
Les maladies ont donc une double implication : elles
paralysent les individus et dans le même temps réduisent la
production agricole qui à son tour, entraîne
l'insécurité alimentaire.
I-2 Les facteurs humains
La nature seule ne suffit pas pour justifier
l'insécurité alimentaire dans la région du Nord. L'homme
étant en interaction permanente avec son environnement dont il est l'un
sinon l'élément majeur, il a une part de responsabilité
dans l'insécurité alimentaire qui plane sur cette région.
En effet, certaines actions posées par les populations contribuent
à entretenir et même à aggraver ce phénomène.
Mais avant de nous lancer dans le listing des causes humaines de
l'insécurité alimentaire, nous marquons un temps d'arrêt
sur la situation démographique et les groupes sociaux en présence
dans la région. A partir de ces données, il serait possible de
trouver une explication à l'insécurité alimentaire dans
cette région.
La population de la région du Nord est
estimée à 1.711.000 âmes. C'est une population dynamique
qui a une croissance démographique accélérée par
les mouvements migratoires organisés ou désordonnés. Elle
est très inégalement répartie à travers la
région comme l'indique le tableau ci-dessous.
DEPARTEMENT
|
SUPERFICIE / km2
|
POPULATIONS
|
DENSITE (hbts/km2)
|
Bénoué
|
13.647
|
881.000
|
64,56
|
Faro
|
12.000
|
308.000
|
7,33
|
Mayo-Louti
|
4.162
|
88.000
|
74
|
Mayo-Rey
|
36.524
|
434.000
|
11,88
|
TOTAL / MOY
|
66.333
|
1.711.000
|
39,44
|
Tableau 2 : Répartition de la population dans la
région du Nord. Source PAM.
La population de la région est cosmopolite et
culturellement hétérogène, car composée de
plusieurs groupes ethniques. La configuration sociologique du Cameroun
septentrional est, pense ALAWADI, dans son article sur les communautés
migrantes du Nord-Cameroun , « marquée par la pluralité
des régimes socioculturels en présence »49.
Elle peut se diviser en trois grandes catégories
- les Faly et les Kangou. Ceux-ci sont des autochtones
ou montagnards. Sous le nom de Faly, expliquent Jean BOUTRAIS et al on regroupe
une grande quantité de gens d'origines très variées,
résultant de migrations successives venues d'horizons divers à
des époques différentes et s'étant fondus les uns dans les
autres. « De ce métissage est née l'ethnie Faly dont les
kangou sont une variété »50 ;
- les Foulbés. Ce sont les conquérants,
venus dans le cadre des guerres historiques. Dans le même article,
ALAWADI précise que c'est « suite aux mouvements des
conquêtes et d'invasion des communautés islamo-peuhles »
que « les groupes sociaux autochtones ont été containts
de se mettre en demeure ou de déguerpir pour laisser place aux
envahisseurs cavaliers en expansion » ;
- les populations allogènes venues s'installer
à la suite de mouvements migratoires, avec l'attrait de la
Bénoué. Venus pour la plupart de l'Extrême-Nord, ce sont :
les Mofou, les Kolé, les Sarah, les Kotoko ; et des peuples venus
d'ailleurs : les Bata, les Mada, les Mafa, les Mambai, les Haussa, les Guidar,
les Mbororo, les Namchi, les Guiziga, les Moudang, les Dourou ...
Point n'est besoin de rappeler ce que nous avons dit
précédemment que ce sont majoritairement les populations venues
de l'Extrême-Nord qui s'adonnent à la recherche et à la
coupe anarchique du bois de chauffage, activité qui entraîne
l'avancée du désert et qui rend difficiles les activités
agricoles.
Ces populations qui ont été
recensées sont religieusement partagées entre l'Islam, le
Christianisme et l'Animisme. L'islam est la religion des musulmans,
fondée au VIème siècle par le prophète Mahomet.
Elle est une religion monothéiste, et n'admet pas de clergé
hiérarchisé. Elle ne connaît comme personnel religieux que
l'Imam (directeur des prières) et le Muezzin. L'Islam a
été révélée par Allah à ses
prophètes. C'est, selon les exégètes, l'aboutissement de
la religion contenue dans la Bible et elle s'apuie sur le Coran. Au Cameroun,
l'Islam fut introduit
49 Zelao ALAWADI,
Communautés migrantes du Nord-Cameroun, in Revue Internationale des
Sciences Humaines et Sociales, Vol.1, n°1, 2006.
50 Jean BOUTRAIS et J.
BOULET, Le Nord-Cameroun: des hommes une région, Paris, ORSTOM,
1984, p.113.
par la partie septentrionale, et les populations
peules furent les premières à y adhérer. Les peulhs ont
réussi à islamiser quelques autres groupes ethniques. Cette
conversion des ethnies non peuhles s'est faite , soit par contrainte, soit par
socialisation progressive, c'est-à-dire au fil des contacts. Les Guidar
et les Kolé par exemple sont quelques peuples qui ont
intégré la religion musulmane.
Nous nous apesantissons sur cette religion d'abord
parce qu'elle est celle qui est majoritairemnt pratiquée dans la
région du Nord aussi bien en milieu urbain qu'en milieu rural. L'aspect
qui retient notre attention est les interdits alimentaires qu'elle a
développés et particulièrement celui de la consommation de
la viande de porc. Même en cas de pénurie alimentaire les
populations musulmanes sont astreintes à ne pas y toucher.
Le christianisme est l'ensemble des religions
fondées sur la personne et les rapportant les paroles et la
pensée de Jésus-Christ. Il est né dans le milieu juif de
la palestine, au début de notre ère. Il a pour support la Bible.
Dans la région du Nord, il est largement répandu au sein des
allogènes tels les Mofou ou les Moudang.
Quant à l'Animisme, qui se définit comme
la croyance aux forces de la nature ou à celles surnaturelles, on
recrute ses adeptes chez les Kirdi, les Faly, les Kangou. Ces deux derniers
groupes ont d'ailleurs déployé beaucoup d'efforts pour
résister aux tentatives d'islamisation des peulhs. Ils sont
restés insoumis et violemment anti-musulmans. Ce refus de l'invasion
musulmane est manifeste, car elle s'exprime en toutes occasions, pour
contrecarrer ceux des leurs qui ont accepté l~hégémonie
peulhe.
I-2-1 La mauvaise gestion des récoltes
Pour la moitié des exploitations de la
région du Nord, le volume vivrier produit suffirait à la
consommation familiale, mais la gestion du stock de céréales au
cours de l~année condamne certains agriculteurs à un cycle
d'endettement.
Les mois de septembre à décembre
marquent la période des récoltes dans la région. Cette
période pourrait être qualifiée de « vaches
grasses » ou encore de « période d'euphorie
»51 car à ce moment de l'année, il y a des
vivres en abondance et parfois même en surabondance. L'occasion est ainsi
donnée aux populations d'afficher ou d'adopter des attitudes qui
à la longue finissent par provoquer les « vaches maigres
». La constitution des réserves n'est pas évidente.
C'est ainsi que, attirés par l~argent que rapporte la vente des produits
aussi bien agricoles que les
51 Augustin Herman
WAMBO-YAMDJEU et al, op.cit.
animaux, les producteurs vendent le maximum possible sans
se préoccuper des périodes à risque qui vont
suivre.
Les évènements majeurs tels que les
deuils, les mariages, les cérémonies traditionnelles et autres
tabaski ou ramadan52 apparaîssent comme des occasions de
gaspillage des réserves alimentaires. Ce qui fait que avec un ou deux
évènements au cours d'une année, une famille peut se
retrouver sans réserves donc en situation d'insécurité
alimentaire.
> La cuisson de la bière de mil : le bili
bili
Comme l'affirme Alain HUETZ de LEMPS,
« les bières de mil sont les plus
importantes des bières traditionnelles de l'Afrique. En fait, sous ce
nom, on regroupe l'ensemble des bières élaborées à
partir des diverses espèces de petits mil, en particulier le mil
pénicillaire ou mil à chandelle, et les gros mils ou sorghos (il
existe plus de 25 variétés de sorgho utilisées pour la
bière). Certaines céréales du groupe sont
résiduelles, telle digitaria iburua qu'on ne trouve plus guère
que dans le Nord du Cameroun. »53
Ainsi, les véritables bières de
céréales sont des boissons fermentées qui ont, sauf de
rares exceptions, un faible pourcentage d'alcool, le plus souvent entre 2 et
6%. Dans certains cas, la fabrication reste assez élémentaire :
les grains trempés dans l'eau et plus ou moins cuits sont laissés
pendant quelques jours jusqu'à ce qu'ils aient fermenté et on
boit ensuite un liquide d'un goût douteux mais suffisamment
alcoolisé pour permettre l'ivresse si la quantité absorbée
est importante. Le plus souvent, la préparation est beaucoup
soignée et on obtient des bières qui peuvent satisfaire le
goût des consommateurs.
La fabrication de la bière nécessite un
matériel considérable, avec des récipients de taille
variée : grandes cuves en terre cuite, jarres, canaris... Elle exige
aussi des quantités de grains relativement importantes. NAFISSATOU nous
apprend à propos que :
« Avec à peu près 1 kilo de mil
je peux faire même 3 litres de bière. Chaque jour je peux faire et
vendre 20 litres de bili bili. Mais je fais toujours plus le vendredi parce que
après la prière il y a beaucoup de monde. Il y a
aussi
52 Fête du mouton
célébrée généralement au mois de mars ; et
période de jeûne. Il faut préciser que la région du
Nord est majoritairement musulmane et les deux fêtes mentionnées
sont des obligations pour tout musulman.
53 Alain HUETZ de LEMPS,
Boissons et civilisations en Afrique, Bordeaux, Presses Universitaires
de Bordeaux, PESSAC, 2001, p.73.
les jours qu'il y a match. Quand le match finit les
gens s'arrêtent pour boire et faire les commentaires surtout quand
Coton54 gagne. »
En moyenne donc, elle utilise environ 7 kg de mil
quotidiennement pour distiller son bili bili. Nous avons estimé le
nombre de vendeuses de bili bili du marché de Roumdé Adja
à environ 25 ; ce qui amène à une moyenne de 175 kg de mil
qui sont transformés en bière chaque jour. Nous en
déduisons donc une moyenne mensuelle de 5.250 kg soit environ 63.000 kg
annuel qui auraient pu servir à l'alimentation directe de la population.
Egalement, comme le dit SEIGNOBOS, « Deux tines de bière de mil
équivalent à la consommation de 42 repas familiaux
»55. C'est dire tout ce qui est sacrifié pour le
seul plaisir des disciples de Bacchus.
Le premier travail de la fabrication de la
bière de mil consiste à piler/broyer la céréale. La
farine de céréales est ensuite versée dans de grandes
jarres à demi enterrées, d'une centaine de litres, où elle
est soigneusement diluée par une certaine quantité d'eau (5 ou 6
litres par kg de mil). Lorsque la pâte est prête, la cuisson se
fait généralement en deux temps. une première
ébulition de 2 ou 3 heures est faite dans des canaris de cuisson d'une
centaine de litres. Il faut ensuite laisser le mélange décanter
et pour faciliter cette décantation, on ajoute souvent des substances
mucilagineuses, feuilles ou écorce de baobab et de fromages, tiges de
gombo. Une fois clarifié, le liquide est tranféré dans
d'autres canaris pour une seconde cuisson, qui dure plusieurs heures, 4
à 8, parfois 10.
Après refroidissement, on ajoute au moût
un levain destiné à accélérer la fermentation.
Souvent, on se contente de verser un peu de bière provenannt de
préparations pécédentes. Au bout d'une dizaine d'heures,
la bière est prête et peut être
consommée.
La qualité de la bière et son
degré d'alcool dépendent pour une large part de la cuisson et de
la durée de la fermentation. On peut se contenter d'une seule cuisson,
ce qui économise le bois de chauffage mais donne un liquide assez
pâteux et faiblement alcoolisé. Cette qualité dépend
également de la qualité des grains utilisés et de
l'habileté de la femme qui effectue le brassage. Certaines obtiennent
une boissson légèrement alcoolisée de couleur
ambrée, d'odeur agréable et de saveur acidulée qui, bue
à température ambiante, c'est-à-dire
légèrement tiède, plonge rapidement le consommateur dans
une douce euphorie.
54 Il s'agit de
l'équipe de football Coton Sport de Garoua qui dispute ses rencontres
à domicile au stade omnisports Roumdé Adja de Garoua.
55 Christian SEIGNOBOS :
La bière de mil dans le Nord-Cameroun. Le carnaval des aliments ,
Agropolis, Montpellier, 28 mars 2004.
Comme la boisson se conserve peu de temps, la
production et la vente connaissent des fluctuations, en fonction des variations
du prix du mil et des disponibilités financières des
consommateurs.
L'autre difficulté majeure dans le brassage du
bili bili est qu'il exige beaucoup d'eau. Il faut environ 80 litres d'eau pour
obtenir 40 litres de bière. Or, dans la zone sahélienne, l'eau
n'est pas la chose la mieux partagée et il y a d'énormes
difficultés à l'obtenir. Plus grave encore est le problème
du combustible : pour la longue cuisson de la bière, il faut
brûler beaucoup de bois. Il faut entre 0,5 et 1 kg de bois pour produire
1 litre de bière. Ce qui veut dire que le brassage du bili bili non
seulement provoque la diminution des réserves alimentaires, mais aussi
favorise le déboisement avec tous ses corollaires.
Dans la région du Nord, en dehors de la
bière de mil, il y a la bière de sorgho rouge, fabriquée
surtout avec la variété « djigari » et
largement consommée par les populations non musulmanes comme les Guiziga
ou les Mofu, en particulier pour les fêtes rituelles.
Généralement préparée et
commercialisée par les femmes, elle est une source majeure de revenus
pour ceux qui ne s'adonnent pas à d'autres activités
génératrices de revenus. Cependant, cette bière n'a pas
seulement un but lucratif. Ainsi pour HUETZ de LEMPS,
« Dans une grande partie de l'Afrique
tropicale, les bières de céréales ont été
depuis des siècles au ceur de la vie sociale et elles le restent encore
dans les régions qui n'ont pas été touchées par
l'Islam ou par des missions chrétiennes rigoristes. Les fêtes
où la bière coule à flot ont un but et un sens, elles
resserent les liens sociaux entre les participants, elles associent les vivants
et les morts. »56
Par exemple pendant la fête des récoltes au
mois de janvier, chaque famille met au moins
2 ou 3 sacs de mil (environ 200 kg) pour la cuisson de
bili bili que les membres boiront pendant au moins trois jours.
Chez les Toupouri, la fête la plus importante
est celle du coq (Féokagi) au moment de la récolte du
sorgho rouge. Elle marque le nouvel an toupouri et dure deux jours. Bien
entendu, il faut préparer beaucoup de bière et se mettre en
condition pour la cérémonie : pas de relations sexuelles pendant
les deux semaines qui précèdent la célébration au
cours de laquelle on sacrifie un taureau, un bauf ou un mouton et surtout des
poulets. Le sang des victimes est répandu sur le sol et de la
bière de mil est versée sur la tombe des défunts. Ensuite
on danse et on boit
56 Alain HUETZ de LEMPS,
op. cit., p.98.
beaucoup. Cette cérémonie est à la
fois la fête des morts et l'occasion de resserrer l'unité
politique, réligieuse et culturelle de la population.
La consommation de la bière de mil se fait
à d'autres accasions. Par exemple lors des travaux collectifs comme la
construction des maisons ou encore le sarclage des champs, on fait appel
à une main d'auvre de secours qu'on entretient avec beaucoup de
bière de mil.
Vente de bili bili au marché de Roumdé
adja
Photo ESSIMI BILOA Alain Christian
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