B - La Commission : une instance de coordination et
d'harmonisation des jurisprudences nationales.
Contrairement au contrôle national qui tient d'une
logique de compétence souveraine, « Le contrôle
international procède d'une logique d'harmonisation (et) de
coordination ».117De l'avis de la Commission, «
l'un des objectifs visés par la condition d'épuisement des
voies de recours internes est de donner la possibilité aux juridictions
internes de statuer sur des cas avant de les porter devant un forum
international, pour éviter des jugements contradictoires par des
lois nationales et
internationales.»118 En effet,
pour la Commission,« Les mécanismes
117Olinga (A-D), « L'effectivité de la
Charte africaine des droits de l'homme et des peuples », op cit, p.181.
118Com 155/96, Social and Economic Rights Action Center, Center
for Economic and Social Rights / Nigeria
internationaux ou les missions ne sont pas des substituts
à la mise en oeuvre interne des droits de l'homme mais devraient
être considérés comme des outils destinés à
assister les autorités nationales dans l'élaboration d'une
protection suffisante des droits de l'homme sur leur
territoire.»119 Deux affaires suffisent à exposer
les observations de la Commission concernant son rôle dans la
coordination des ordres internes et internationaux. Il s'agit d'une part de la
communication 255/2002 sur l'affaire Garreth Anver Prince c. Afrique du
Sud120(1) et d'autre part de la Communication
211/98 Legal Resources Foundation c. Zambie (2).
1 - La négation des interprétations
restrictive de la doctrine de la marge d'appréciation et la
prééminence du mandat de la Commission
Dans l'affaire Garreth Anver Prince c. Afrique du
Sud, le plaignant, un Sud Africain, adepte de la religion rastafari
s'était vu refuser l'enregistrement de son contrat de travail à
titre d'intérêt public par l'Ordre des avocats du Cap de Bonne
Espérance. Le refus était motivé par sa double
condamnation pour possession de cannabis au titre de la loi sur la possession
et le trafic des drogues. Le plaignant maintenait sa volonté de
continuer à consommer du cannabis en raison de ses convictions
religieuses sur les vertus de l'herbe. L'affaire avait été
examiné par les tribunaux sud africains qui donnèrent raison, au
regard de la Constitution, à l'Ordre. La Cour constitutionnelle sud
africaine, lors de son jugement avait « établi un juste milieu
entre les intérêts opposé dans la société
tout en restant consciente du contexte historique et du caractère unique
de la société sud africaine. ». Le problème
semblait délicat puisque l'Etat défendeur, qui était
l'Afrique du sud, avait fait remarquer à la Commission qu'en prenant
« une décision qui serait en contradiction avec celle prise par
un organe judiciaire hautement appréciée, cela sèmerait
inévitablement les germes d'un conflit éventuel entre les
systèmes judiciaires nationaux et internationaux et perturberais le
juste équilibre entre les nouveaux systèmes des droits de l'homme
des États membres de l'UA ».
L'État défendeur, avait prétendu
qu'« en utilisant les mêmes sources du droit international que
les tribunaux sud africains, la Commission africaine parviendra aux mêmes
conclusions que ceux des tribunaux nationaux sud africains ».Il avait
été recommandé à l'organe de recourir à deux
méthodes d'interprétation afin de rendre pacifique la coexistence
entre le
119 Com 268/2003 Ilesanmi c. Nigeria.
120 Toutes les références jurisprudentielles
citées dans ce sous paragraphe sont tirées de la Com 255/2002 sur
l'affaire Garreth Anver Prince c. Afrique du Sud à l'exception
des revoient explicitement évoqués.
système judicaire de l'État défendeur et
la Charte africaine. Les deux méthodes se rapportaient au principe
subsidiaire et à la doctrine de la marche
d'appréciation121
Pour la Commission, les deux doctrines établissent la
compétence et les devoirs de l'État défendeur dans la mise
en oeuvre de la Charte dans l'ordre interne. Ils justifient l'obligation
qu'à le plaignant d'épuiser les recours internes prescrit par la
Charte. S'il est vrai qu'elles autorisent aux États membres d'introduire
des restrictions, il doit être remarqué que les États
procèdent à des interprétations restrictives lesquelles ne
doivent en aucun cas remettre en cause la prééminence du mandat
de la Commission.
Ces interprétations consistent à élargir
le champ de la compétence des autorités nationales et à
l'inverse amoindrir celui de la Commission. Selon elle, de telles
interprétations si elles ne sont pas rectifiées «
équivaudraient à déposséder la Commission africaine
de son mandat de suivi et de supervision, de la mise en oeuvre de la Charte
africaine ». Elles sont donc à proscrire et l'entendement de
la Commission sur la question participe à conforter le primat de son
mandat.
En matière de coordination entre les systèmes
judiciaires nationaux et l'ordre international le rôle de la Commission
est clair. Il consiste à «guider, assister, superviser et
inciter les États membres à acquérir des normes plus
élevé en matière de promotion et de protection des droits
de l'homme ». La doctrine du principe subsidiaire et celle de la
marge d'appréciation partent de la présomption que les
États membres ont donné plein effet aux droits
énoncés par la Charte. Nonobstant la discrétion dont
jouissent tous les États membres du fait de ces doctrines «
elles ne dénient pas à la Commission africaine son
mandat ». Il reviendra à celle-ci de se prononcer si les
restrictions à apporter aux libertés et droits de l'homme sont
compatibles avec la Charte. Pour ce faire elles se réfèrent a
l'article 27(2) qui énonce clairement que les droits garantis par la
121 La Commission a reconnu avec l'État
défendeur que la doctrine du principe subsidiaire « guide la
Charte africaine comme tout autre instrument des droits internationaux et ou
régionaux des droits de l'homme par rapport à son organe de
supervision respectif créer a cet effet ». Des lors, les
compétences de supervision de l'organe subsidiaire qu'est la commission
doivent être exercées dans un cadre restreint par le choix des
moyens employés par l'État pour donner vie à la Charte
dans l'ordre interne. En effet, la Commission ne devrait en aucun cas «
se substituer aux institutions nationales dans l'interprétation et
l'application de la législation nationale». Elle ne peut
remplacer les procédures internes et nationales trouvées dans
l'État défendeur pour mettre en oeuvre la promotion et la
protection des droits de l'homme et des peuples prescris par la Charte. Il
s'agit d'une construction théorique qui « guide la Commission
africaine en ce sens qu'elle considère l'État défendeur
comme mieux disposé à adopter des politiques, lignes directrices
et règles nationales relatives à la promotion et la profession
des droits des peuples ». Elle s'explique par le fait que,
l'État connait très bien les besoins et les défis de sa
société mieux que la Commission. Quant à la marche
d'appréciation, elle est une faculté de discrétion dont
jouit l'État dans l'application des droits de l'homme .Elle oblige
l'organe de supervision à ne pas examiner les communications in
abstracto, mais plutôt à la lumière spécifique de
l'État défendeur..
Charte « doivent être exercés en tenant
dûment compte des droits des autres, de la sécurité
collective, de la moralité et de l'intérêt commun
». Aussi, « les restrictions éventuelles doivent
être fondées sur l'intérêt légitime de
l'État et les conséquences néfastes de la restriction des
droits doivent être strictement proportionnelles et absolument
nécessaires pour les avantages à obtenir » (§43).
Cette position a prévalu dans le cas Garreth puisque les restrictions
étaient compatibles et ne violent aucun droit de la Charte.
Par ailleurs, la Commission par la technique de «
l'emprunt interprétatif », assure à travers sa
jurisprudence l'harmonisation des jurisprudences nationales.
2 - La règle de l'épuisement des voies de
recours internes comme instrument de coordination et d'harmonisation de la
jurisprudence nationale et internationale des droits de l'homme.
La commission a fait valoir que la règle de
l'épuisement des voies de recours internes « renforce
également la relation subsidiaire et complémentaire existant
entre le système international et les systèmes de protection
internes. »122A travers les juridictions
nationales, l'épuisement des voies de recours internes contribue
à l'arrimage des législations nationales au standard commun
qu'est la Charte. L'invocabilité de la jurisprudence de la Commission
dans l'ordre interne participe de ce qui a été appelé
« le dialogue des juges entre ordres juridiques »,
à l'échelle internationale, entre l'ordre juridique
conventionnel africain et l'ordre juridique interne. Dans l'affaire
Legal Resources Foundation c. Zambie, la Commission était
appelée à se prononcer sur la légitimité d'une
loi portant modification de la Constitution zambienne aux
fins inavouées de priver l'ancien Président Kenneth Kaunda du
droit de candidature aux élections présidentielles. L'organe
de Banjul avait alors fait valoir qu'« un organe créé en
vertu d'instruments internationaux comme la Commission n'a aucune
compétence pour interpréter ou appliquer le droit national.
Par contre, un organe comme la Commission peut examiner le respect d'un
traité par un État et donc, dans le cas d'espèce, le
respect de la Charte Africaine. Autrement dit l'exercice consiste à
interpréter et à appliquer la Charte africaine plutôt que
de tester la validité du droit national ».123
Ces précisions faites, la Commission avait alors «
opérer
122Com 299/2005 Anuak Justice Council c.
Ethiopie 123Com 211/98 Legal Resources Foundation c.
Zambie
un véritable coup de force institutionnel
»124en affirmant que : « Lorsque la Commission
estime qu'une mesure législative est incompatible avec la Charte
Africaine, son avis oblige l'État concerné à
rétablir la conformité dans le respect des dispositions de
l'article 7 ».125 Une telle interprétation de sa
compétence équivaudrait à inviter indirectement la
juridiction constitutionnelle zambienne, à travers le contentieux
interne des droits de l'homme, à donner des interprétations
évolutives de la constitution qui prennent en compte la Charte. Cette
perspective, semble être le seul moyen d'éviter des jugements
contradictoires entre les juridictions nationales et la Commission de Banjul.
En effet, si l'individu doit rechercher la réparation de la violation
auprès des juridictions nationales, les États, et les
juridictions nationales, doivent également, chercher à
éviter une sanction de la Commission. Ils ne peuvent y parvenir qu'en
appliquant un droit interne qui reflète et, s'inspire des principes et
de la jurisprudence de la Commission. Il ya de ce fait une incitation de la
jurisprudence de la Commission à l'endroit du juge national à
appliquer le droit interne de manière compatible avec la jurisprudence
de la Commission. En influençant l'interprétation même de
la loi fondamentale des États, la Commission s'assurer
d'une certaine façon, qu'aucune norme interne ne puisse
échapper à un contrôle de compatibilitéavec les
dispositions de la Charte. Ce contrôle de la portée des
dispositions constitutionnelles
nationales, permet à la Commission de forger bien
qu'elle s'en défende, un standard africain qui gomme progressivement les
identités juridiques des États.
Du fait qu'elle intervient avant toute décision au
fond, la règle de l'épuisement des voies de recours internes
participe, peut-être encore plus, sinon autant que le contenu «
matériel » des décisions au fond, à l'harmonisation
des droits nationaux autour du standard commun qu'est la Charte126.
Cette règle est un « mécanisme boomerang
»127, qui instaure une forme de coopération, être
les juridictions internes et la Commission aboutissant à une mutation du
droit interne, conformément aux dispositions de la Charte. Elle
constitue un facteur extérieur qui en induisant une modification du
droit interne, fait du juge l'acteur essentiel de la standardisation de l'ordre
juridique interne.
124Olinga (A-D), « Les emprunt normatifs de la
Commission Africaine des droits de l'homme et des peuples aux systèmes
européen et interaméricain de garantie des droits de l'homme
», op ci, p.517.
125Com 211/98 Legal Resources Foundation c.
Zambie
126Sudre(F), « Existe-t-il un ordre public
européen ? », in Quelle Europe pour les droits de l'homme ? La Cour
de Strasbourg et la réalisation d'une « Union plus étroite
» (35 années de jurisprudence : 1959-1994), Bruylant, Bruxelles,
1996, p. 49.
127Sudre (F), « L'influence de la Convention
européenne des droits de l'homme sur l'ordre juridique interne»,
R.U.D.H., 1991, pp. 259-274, p. 265.
Si la Commission a admis que la règle de
l'épuisement des recours internes traduit le principe selon lequel la
juridiction internationale est une instance supplétive, elle a par
ailleurs validé le principe suivant lequel ces juridictions sont
exclusivement des organes de derniers recours.
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