3.1.2 Constitution
Les friches industrielles résultent d'une perte de
cohérence entre contenant et contenu, c'est-à-dire entre cadre
bâti et activités (Chaline, 1999); elles sont le reflet des
évolutions de l'économie régionale. Les friches
constituent (...) un véritable indicateur du comportement
économique d'une ville ou d'une région puisque l'on sait que le
chiffre annuel [d'hectares de friches] n'est que le bilan de deux
mécanismes opposés: l'un qui produit les friches, l'autre qui les
résorbe par ré affectations diverses (idem: 15).
Si la constitution des friches n'est pas un
phénomène nouveau, l'ampleur du processus durant la fin de
20ème siècle n'avait jamais été atteinte
auparavant. A partir des années 1950 en effet, on assiste dans le monde
occidental à une désindustrialisation massive de
l'économie et des territoires, soit par obsolescence ou inadaptation
technologique irréversible (charbon par exemple), soit à cause de
la concurrence internationale (industrie cotonnière, construction
navale, sidérurgie), soit encore par décision étatique
(usines d'armements, arsenaux). Spatialement, cela peut se traduire par des
vides ponctuels (bâtiments), voire des vides plus complexes lorsque le
tissu industriel et résidentiel sont imbriqués, et que toute une
région se dévitalise, comme à Saint-Etienne, dans la
vallée de la Ruhr, dans le Nord-Pas-de-Calais, ou encore à Bilbao
(ibid).
Le départ d'activités industrielles pour cause
de délocalisation ou de cessation d'activité n'est pourtant pas
suffisant en soi pour constituer une friche: les entreprises sont en effet
mobiles, et au départ de l'une succède souvent l'arrivée
d'une autre. Lorsque ce cycle se brise, et que les départs ne sont pas
remplacés, alors une friche se constitue. Ce phénomène de
rupture a pourtant lieu assez systématiquement dans le cas
d'activités industrielles en milieu urbain. D'une part, la demande de
localisation industrielle dans les centres urbains est rare. Le coût du
terrain et l'impossibilité de s'agrandir dissuade la plupart des
entreprises industrielles d'opter pour un site urbain. D'autre part, la
vétusté des bâtiments, mais aussi leur manque de
flexibilité et leur inadaptation aux exigences demandées par de
nouvelles activités compromet bien souvent la vocation industrielle de
ces sites. Leur utilisation pour d'autres usages - logement, commerces,
culture, tertiaire - semble donc se justifier: seulement la transformation d'un
bâtiment ou d'un site d'un usage industriel à un usage
résidentiel ou tertiaire nécessite une modification des plans
d'aménagement locaux. D'autre part, la reconversion d'un site industriel
demande bien souvent l'implication des pouvoirs publics pour aider les
propriétaires à assainir les sites et à attirer des
investisseurs. Ces aires se trouvent donc généralement dans
l'incapacité de susciter des investissements en l'état.
Les problèmes posés par la constitution et la
présence de friches dans le tissu urbain dépendent de la
perception qu'en ont les collectivités locales à un moment
donné. Les préoccupations dominantes des politiques urbaines ont
fortement évolué au cours de ces cinquante dernières
années, influençant la perception des friches urbaines et la
manière d'intervenir sur ces terrains.
Evolution de la perception des friches
La constitution et la perduration de friches urbaines
constitue, entre autres, un problème économique. Issue de
délocalisation et de faillites successives, la constitution de friches
signifie en effet perte d'emplois et de richesse: c'est dans cette optique
qu'elles sont considérées dans un premier temps. Blanc (1991)
montre que les premiers discours tenus sur la problématique des friches
en France étaient centrés sur la conservation de l'emploi et la
préservation de la vocation industrielle des lieux. Peu à peu
cependant, la friche urbaine devient moins un problème uniquement
économique, limité au site même, qu'un problème
urbain. Les liens entre le site et son environnement physique apparaissent, la
qualité et la forme des lieux entrent en considération, autrement
dit l'usine commence à s'ouvrir sur la ville (ibid.). C'est
sans aucun doute la reconnaissance d'une impossibilité de
réaffecter les friches à un usage industriel qui opère ce
basculement: la friche comme opportunité pour le développement
urbain de la ville émerge alors, et l'on passe de stratégies
défensives visant à maintenir l'emploi industriel à des
stratégies plus audacieuses et imaginatives (Chaline, 1999:
33). Les friches sont alors autant de possibilités pour entreprendre
ou susciter des opérations propres à diversifier, voire à
reconstruire les bases fonctionnelles [des villes], tout en les
associant à des actions urbanistiques génératrices
d'images alimentant le marketing urbain (idem: 34). Dès les
années 1990, d'autres préoccupations liées à
l'émergence du développement durable et à
l'étalement urbain vont renforcer les stratégies de
régénération urbaine.
d'emploi ne sont pas compensées par l'arrivée de
nouvelles opportunités. Elles ont aussi des conséquences sur leur
environnement direct, projetant une image négative et répulsive.
Vides urbains, elles provoquent des césures et des discontinuités
dans le tissu urbain qui isolent certains quartiers du reste de la ville.
L'utilisation du terme « derelict land » dans le discours anglo-saxon
est significatif de l'image négative associée aux friches. Ce ne
fut pas toujours le cas, la fermeture des mines au Royaume-Uni apparaissant au
début comme un bienfait écologique et esthétique
comme une rançon du progrès (Blanc, 1991: 103-104).
Elles représentent d'autre part des surfaces de terrain importantes qui
se libèrent pour d'autres usages, et ce d'autant plus que la
substitution des emplois industriels (100m2 par unité) par
des emplois tertiaires (25m2) dégage de grandes surfaces
(Rumley, 1989: XVIII); une chance pour une ville de créer du logement et
des emplois sur des terrains en plein centre, de re- dynamiser son
économie, voire, lorsque les terrains sont d'une certaine ampleur, de
réorienter sa structure. Une chance également pour un
développement urbain à l'intérieur du tissu bâti, la
préservation des espaces agricoles et des surfaces d'assolement, et plus
largement pour une ville plus compacte conforme aux préceptes du
développement durable.
Interventions urbanistiques
Il existe différentes pratiques d'intervention sur le
tissu urbain, et donc sur les friches, qui se sont succédé dans
le temps ou coexistent actuellement. Ces pratiques sont représentatives
de l'évolution des politiques urbaines, notamment de la perception des
friches et des problèmes qu'elles posent. Réhabilitation,
reconversion, restauration, rénovation,
régénération: ces termes ne sont pas neutres et recouvrent
des motifs d'action différents.
La restauration, la
réhabilitation et la reconversion
s'appliquent à des bâtiments; la première implique un
retour à l'état d'origine, la seconde une modernisation sans
changement de fonction, la dernière une modernisation avec changement de
fonction (Kellerhals et Mathey, 1992: 11). Si la restauration concerne
généralement un seul bâtiment qui, par sa valeur historique
ou architecturale, mérite d'être conservé, la
réhabilitation et la reconversion peuvent également concerner un
ensemble de bâtiments. La réhabilitation est alors un ensemble
de travaux visant à transformer un local, un immeuble ou un quartier en
leur rendant des caractéristiques qui les rendent propres au logement
d'un ménage dans des conditions satisfaisantes de confort et
d'habitabilité (Merlin et Choay, 1996: 677). Quant à la
reconversion des friches industrielles, expression courante, elle signifie
l'amélioration et le changement d'affectation d'un bâtiment ou
d'un ensemble de bâtiments à usage industriel.
Lorsque les bâtiments sont jugés sans valeur
particulière et voués à la destruction, on parle alors de
rénovation; ce terme est aujourd'hui connoté
négativement. Ce type d'intervention urbanistique, très
pratiqué dans les années 1950-1960, consiste en
l'élimination de tissus habités, incontestablement vivants,
mais jugés incompatibles avec les idées d'une certaine
modernité et, de surcroît, générateurs
d'appréciables profits financiers (Chaline, 1999: 4). Le terme de
rénovation est donc devenu un syllogisme pour des opérations
« chirugicales », « bulldozer », de
démolition-reconstruction. Cette pratique a notamment été
utilisée dans certaines reprises de friches de vaste ampleur où
les tissus industriels et résidentiels étaient imbriqués
(docklands par exemple). Elle est
liée à une perception économique et
fonctionnelle du développement urbain, dans un contexte de croissance
économique.
La rénovation a peu à peu laissé place
à la régénération du tissu urbain,
un terme emprunté à la biologie pour faire
référence à la reconstitution des tissus organiques. Cette
évolution est représentative des changements de
préoccupations; à la croissance des trente glorieuses
succède une conjoncture difficile, dans laquelle l'urbanisme se met au
service d'une stratégie visant à retenir les habitants au centre,
à créer de l'emploi, à redynamiser les économies
urbaines (ibid.). La perte de foi des populations en leurs autorités et
dans les experts, consécutive au déclin économique
enclenché dans les années 1980, a également permis
l'émergence des pratiques de concertation cherchant à inclure les
opinions de la population dans les changements dont elle a à subir les
conséquences.
Les tendances actuelles sont à une
régénération urbaine concertée,
légitimée par l'émergence du concept de
développement durable. De nouvelles préoccupations liées
à la conservation du patrimoine et au paysage urbain sont apparues et
orientent les pratiques urbanistiques vers une meilleure analyse des lieux, de
leur histoire, de leurs caractéristiques et de leur environnement.
Cependant, malgré ce changement d'optique entre les
années 1960 et aujourd'hui, il reste très délicat
d'intervenir sur des tissus urbains qui, bien que sous-utilisés, sont
encore habités. La mise en valeur d'un site conduit à une valeur
foncière supérieure, et presque inévitablement à un
changement, intentionnel ou non, de population, autrement dit à sa
gentrification. Il peut d'ailleurs en être de même avec des tissus
non-habités, le processus opérant alors sur le voisinage. La
promotion d'une certaine mixité sociale reste encore discrète,
surtout dans les nouveaux quartiers autour des grandes gares où la
compétitivité internationale et nationale passe par l'image, et
donc par la création de quartiers de haut standing.
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