2.3.2 Durabilité sociale:
L'un des problèmes posés par l'étalement
urbain est qu'il tend à produire des espaces socialement
ségrégués. Dans toute ville, on trouvera des quartiers
dont les populations diffèrent tant en termes de revenu que d'âge
ou de nationalité. Si les villes suisses, en comparaison avec les villes
américaines et françaises, sont relativement
épargnées par les phénomènes de ghettos, elles n'en
restent pas moins le théâtre d'importantes différenciations
socio -spatiales. Les centres perdent de leur attractivité à
cause des nuisances principalement causées par la voiture: pollution,
bruit, congestion et manque d'accessibilité. De ce fait, on y trouve une
surreprésentation de populations de faible revenu économique -
jeunes en formation, personnes âgées, étrangers - qui, ne
possédant pas de voiture, sont forcés de loger au centre. Un
paradoxe, puisque ceux qui fuient les nuisances en allant vivre « à
la campagne » sont aussi ceux qui les créent en étant
souvent forcés de se déplacer en voiture jusqu'en ville, le
périurbain n'étant pas assez dense pour soutenir un réseau
de transport en commun efficace. L'espace urbain se polarise alors, des
quartiers défavorisés émergent là où se
cumulent les nuisances (pollution, bruit, environnement de pauvre
qualité), et les communes centrales perdent leurs bons contribuables.
Pour remédier à cette spécialisation sociale du territoire
par l'étalement, il est nécessaire avant tout d'offrir une
meilleure qualité de vie urbaine, tant aux résidents «
captifs » qu'à ceux qui participent à l'étalement en
quittant la ville.
L'enjeu est donc double: densifier la ville pour éviter
un étalement ségrégué des personnes sur le
territoire ainsi qu'un déclin démographique des centres d'une
part, promouvoir la qualité de vie en ville d'autre part. Nous allons
montrer que densité et qualité de vie ne sont pas incompatibles
et qu'une forme de ville plus compacte peut relever ce défi. Un certain
nombres de préjugés existent en effet sur la notion de
densité que nous allons tenter de faire tomber. Mais clarifions
déjà un point essentiel: la condition initiale à une
densification répondant aux principes d'un développement
socialement acceptable et accepté est que la production
d'urbanité (Grosjean, 2001: 15), c'est-à-dire un
caractère de mesure humaine et de convivialité
conservé ou donné à une ville (Petit Larousse
illustré, 2001). Selon le dictionnaire de la Géographie et de
l'Espace des Sociétés l'urbanité procède du
couplage de la densité et de la diversité des objets de
société dans l'espace. [...] l'urbanité d'une situation
urbaine est d'autant plus grande que la densité et la diversité
sont fortes et leurs interactions importantes [...] (Lévy et
Lussault, 2003). Densité et mixité seraient donc la base de
l'urbanité.
Pourtant la densité est une notion connotée
plutôt négativement lorsqu'on parle de tissu urbain. Cela n'est
pas étonnant lorsqu'on sait qu'on a cherché à la combattre
durant ces
deux derniers siècles. D'abord avec l'hygiénisme
du 19ème siècle pour des raisons de santé
publique, ensuite au début du 20ème siècle pour
fuir les nuisances de la ville industrielle (cités-jardins
britanniques), enfin avec le zonage fonctionnel des années 1960. Nos
villes portent aujourd'hui l'héritage de ces politiques successives,
tout comme les mentalités. Pourtant, en Suisse particulièrement,
l'exiguïté de notre territoire, une fois les montagnes, les
forêts et les zones agricoles et d'assolement soustraites, et
l'augmentation de nos standards de vie en termes de m2 d'habitat et
d'infrastructures par habitant, concourent à nous faire envisager la
densité sous un autre angle que celui de la désirabilité,
à savoir celui de la nécessité. La densification se
justifie d'ailleurs rien que par la tendance à l'augmentation de la
surface habitable par personne, afin d'assurer le maintien de la population
existante et d'éviter la dévitalisation des centres (Grosjean et
al., 2000). La question n'est donc pas « faut-il densifier ? » mais
bien plutôt « comment densifier de manière judicieuse ?
».
En urbanisme, l'indice le plus courant et que l'on trouve dans
les règlements d'affectation est l'indice d'utilisation du sol
IUS3 fixé par les communes. Ainsi, comme ordre de grandeur,
les indices de densité sont généralement compris entre 0.1
pour des zones résidentielles dites à faible densité
(zones villas) et 4 pour les zones d'activités industrielles les plus
denses. Ces prescriptions sont des maxima; il n'existe par contre que rarement
des minima légaux. Ce système montre bien que la
préoccupation sous-jacente à l'élaboration de ces
prescriptions était d'empêcher des densités trop
élevées, et non pas de densifier.
La densification peut donc être favorisée par
certaines mesures (indices plus élevés, obligation de construire
à la limite plutôt qu'au centre de la parcelle) mais pas
imposée. Certaines communes établissent des minima de
densité pour certaines zones, voire obligent à la construction
dans un certain laps de temps. L'ARE propose d'ailleurs d'établir des
minima de 0,4 et 0,8 selon les affectations (2005). Cependant, le risque
encouru par une augmentation généralisée des indices
d'utilisation du sol est d'engendrer des effets pervers de spéculation
foncière ou de démolition de maisons à faible loyer en bon
état (Michel, 1991).
Si ces indices sont utiles pour déterminer la valeur
d'un terrain notamment, il semble cependant que dans les projets, cette
dimension s'efface de plus en plus face à d'autres
éléments découlant des caractéristiques du site
(gabarit et hauteurs des bâtiments, qualité des espaces
extérieurs, accès etc.). Ce n'est pas l'identité du
lieu qui est corrélée à la prescription d'une
densité particulière, c'est l'indice de densité qui doit
être déterminé par les caractéristiques qualitatives
du lieu (Grosjean et al., 2001: 36). Ainsi, une première condition
à une densification que nous dirons judicieuse est la prise en compte
des caractéristiques tant fonctionnelles (logement, industrie,
tertiaire) que morphologiques (îlots, grands ensembles, habitat
individuel) du tissu bâti, chaque espace de la ville se prêtant
à des densités tant bâtie que démographique
différentes.
Dans un deuxième temps, il convient de prendre certaines
précautions lorsqu'on parle de densité, un terme objectif
désignant un certain nombre d'éléments par unité de
surface,
qui est confondu dans le langage courant avec le sentiment de
densité, une notion bien plus subjective. Fouchier (1997) montre combien
une même densité peut engendrer des impressions de densité
complètement différentes selon la typologie des bâtiments,
leur organisation spatiale ou encore la présence de
végétation.
Figure 3. Densité et végétation
Figure 4. Densité et typologie
(Fouchier, 1997)
D'autres facteurs architecturaux, urbanistiques ou
socio-économiques influencent la perception de la densité. La
qualité des espaces publics, pensés non pas comme des espaces
résiduels mais comme des espaces à part entière, ou la
révélation (discrète) de la présence humaine par
l'architecture (balcons par exemple), qui renforce aussi le sentiment de
sécurité, sont des éléments architecturaux qui
jouent un rôle dans le sentiment d'intensité. Au niveau
urbanistique, on peut agir sur la mixité qui crée une animation
que les quartiers purement résidentiels n'ont pas, sur la
facilité et la sécurité des déplacements
piétonniers ou encore sur la proximité de services. Enfin,
certains facteurs socio-économiques, tels que le degré de
captivité au logement en ville (ou le degré
d'inaccessibilité à la maison individuelle), la position dans le
cycle de vie ou encore l'intégration sociale, tendent à rendre
une même densité plus ou moins difficile à supporter tant
par les habitants eux-mêmes que par le voisinage. Fouchier le montre en
expliquant, à propos des grands ensembles de forte densité
typiques des banlieues françaises, que ce n'est pas tant la
densité que la pauvreté qui pose problème
(conférence, 27 janvier 2005). Par le biais d'une mixité sociale
favorisée par une offre diversifiée de logements, des quartiers
denses ont sans aucun doute plus de chance de réussir en terme de
qualité de vie et d'acceptabilité. Au vu de ces
éléments, il apparaît qu'une certaine densité n'est
pas antagoniste avec une bonne qualité de vie, et que c'est la
perception de cette densité, sur laquelle de nombreux facteurs peuvent
agir, qui est la clé de l'acceptation sociale d'une ville plus
compacte.
Enfin, afin de faire tomber un dernier préjugé,
il est important de se demander au détriment de quels espaces se fait la
densification. Souvent vue comme un bétonnage des poumons verts de la
ville, ce qui a pu ou peut être le cas parfois, la densification peut
pourtant aussi se faire au détriment de terrains en friche non
utilisés, de parkings en plein air et plus généralement
des espaces importants dédiés à la circulation. A
Norwegian study4 (in progress) suggests that if dependence on the
car could be reduced, considerable amounts of land might be released,
minimising potential conflicts between the need for urban green space and a
more compact pattern of urban development (Owens, 1996: 89). Et relevons
qu'à nouveau, ce n'est pas seulement le nombre d'hectares de surface
verte ou bétonnée qui fera la qualité d'un
aménagement, et par extension d'une ville, mais aussi la qualité
et l'organisation spatiale de ces surfaces. Il en va de même pour les
rues et les routes: ce n'est pas tant leur présence que l'usage qui en
est fait qui détériore la vie urbaine. Penser ces surfaces de
manière mixte et en rendre l'usage aux piétons et aux cyclistes
participe à la production d'urbanité dont nous parlions avant.
Une plus grande densité n'est donc pas forcément
contradictoire avec une meilleure qualité de vie. La densific ation des
villes et de leurs agglomérations à l'intérieur de la zone
à bâtir en vue d'y accueillir un plus grand nombre d'habitants n'a
donc pas comme corollaire une détérioration de la qualité
de vie, laquelle annulerait les effets de la densification en repoussant les
habitants dans les couronnes périphériques, si les conditions
suivantes sont prises en compte:
1. la production d'urbanité doit guider tout processus de
densification
2. la densification doit être faite de manière
différenciée en fonction des caractéristiques des espaces
considérés
3. des mesures architecturales et urbanistiques doivent viser
à créer des aménagements de qualité
4. une mixité sociale favorisée par le biais d'une
offre diversifiée en logement doit être à la base de toute
densification
5. la densification doit être accompagnée par une
réduction des espaces voués uniquement à la voiture
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