2.2.1. Le pouvoir de qualification du Conseil de
Sécurité
Pour se situer dans le cadre du Chapitre VII, le Conseil de
sécurité doit constater l'existence d'une menace contre la paix,
d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression : ce sont les trois
hypothèses de l'article 3986 . Le pouvoir de constatation de
ces trois situations trouve ses origines dans une légitimation
collective donnée par les États, dans l'article 24 § 1 de la
Charte. Les États membres y « confèrent au Conseil de
sécurité la responsabilité principale du maintien de la
paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu'en
s'acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité le Conseil
de sécurité agit en leur nom ». L'article 39 habilite donc
le Conseil de sécurité de ce pouvoir tout en lui laissant une
grande liberté. D'ailleurs, ni la Charte ni les travaux
préparatoires ne définissent les trois situations
susmentionnées87. Le pouvoir discrétionnaire du
Conseil de sécurité n'est limité a priori par
aucun contrôle juridictionnel ou autre. Les rédacteurs de la
Charte ont en effet choisi des formules très générales.
La notion de menace contre la paix peut renvoyer bien
sûr à un conflit international mais aussi à une situation
intérieure qui peut avoir des répercussions au niveau
international. L'indétermination de cette notion vise à
élargir le champ d'action du Conseil de sécurité.
D'ailleurs, « la seule définition d'une menace contre la paix qu'on
puisse actuellement donner est celle-ci [...] : une menace pour la paix au sens
de l'article 39 est une situation dont l'organe compétent pour
déclencher une action de sanctions déclare qu'elle menace
effectivement la paix »88. En d'autres termes, « il s'agit
d'une hypothèse vague et élastique qui [...] n'est pas
nécessairement caractérisée par des opérations
militaires ou en tout cas
86La première véritable application
de l'article 39 était lors de la résolution 54 du 15 juillet
1948, puisque le Conseil de Sécurité « constate que la
situation en Palestine constitue une menace contre la paix au sens de l'article
39 des Nations Unie ». S/RES/54, 15 juillet 1948.
87Mirko Zambelli, La constatation des
situations de l'article 39 de la Charte des Nations Unies par le Conseil de
sécurité : le champ d'application des pouvoirs prévus au
chapitre VII de la Charte des Nations Unies, Genève, Helbing &
Lichtenbahn, 2002, à la page 102.
88Jean Combacau, Le pouvoir de sanction de l 'O.N.
U. Étude théorique de la coercition non militaire, Paris :
Pedone, 1974, pp. 99-100.
30 impliquant l'utilisation de la force, et qui par
conséquent peut correspondre aux comportements les plus variés
des États »89.
Quant à la rupture de la paix, c'est :
Une notion très générale et, en principe,
très neutre dans la mesure où elle n'oblige pas à
désigner l'État responsable de cet acte ou de la situation qui en
résulte. [...] L'expression s'applique dans tous les cas où des
hostilités ont éclaté sans qu'il soit
allégué que l'une des parties est l'agresseur ou qu'elle a commis
un acte d'agression90.
Concernant les termes « guerre » et « agression
», et bien que lors de la Conférence de San Francisco, certains
États aient proposé de dresser une liste non exhaustive dans
laquelle l'intervention du Conseil de sécurité serait
automatique, on a conclu que l'évolution des techniques de guerre
rendait une définition exhaustive impossible. Pour certains, le but
était d'éviter les erreurs du Pacte de la SDN, puisque
l'utilisation de ces mots dans ce dernier avait conduit à des
débats juridiques prolongés ; par ailleurs, les tentatives de
définir les mots « guerre » et « agression »
n'avaient conduit qu'à de la confusion et à des
désaccords91. Ce n'est qu'avec l'adoption par
l'Assemblée générale de la résolution 3314 (XXIX)
du 14 décembre 1974 que l'on a donné une définition
à l'agression en la considérant comme « la forme la plus
grave et la plus dangereuse de l'emploi illicite de la force
»92, mais cela n'a amoindri en rien le libre pouvoir
d'appréciation du Conseil de sécurité. En effet, d'une
part il n'est pas lié par les résolutions de l'Assemblée
générale et, d'autres part, les articles 2 et 4 de l'annexe de la
résolution réservent le pouvoir d'appréciation du Conseil
de sécurité93.
89Benedetti Conforti, « Le pouvoir
discrétionnaire du Conseil de Sécurité en matière
de constatation d'une menace contre la paix, d'une rupture de la paix, ou d'un
acte d'agression », dans R.J. Dupuy (ed), Le développement du
rôle du Conseil de Sécurité. Peace-keeping and
Peace-bulding. Colloque de l'Académie de droit international de La
Haye, La Haye :Martinus Nijhoff, 1993, à la page 53.
90Gérard Cohen-Jonathan, « Article 39
», dans Jean Pierre Cot et Alain Pellet (dir.), La Charte des Nations
Unies : Commentaire article par article, 1991, Paris :éditions
Économica à la page 658.
91Ruth Russell, A History of the United Nations
Charter. The Role of the United States (1940-1945), Washington DC :The
Brookings Institution, 1958, à la page 1.
92Supra note 23.
93Aux termes de l'article 2 de l'annexe, le Conseil
de Sécurité peut décider de ne pas intervenir,
même face à des comportements considérés comme
agression par la résolution. Quant aux dispositions de l'article 4 de
l'annexe, elles donnent la possibilité au Conseil de
Sécurité de considérer comme une
D'ailleurs, on a constaté une hésitation de la
part du Conseil de sécurité lorsqu'il s'agit de qualifier une
situation d'« agression », même dans les cas où cette
dernière est flagrante. Il n'a, en fait, utilisé que des notions
s'en approchant telles que « action militaire »94 et
« attaques armées »95.
La volonté était donc de mettre le Conseil de
sécurité au sommet de la pyramide du système international
et ce, en étendant son pouvoir discrétionnaire le plus possible,
puisque l'absence de définition permettrait théoriquement
à ce conseil de s'occuper de n'importe quelle crise.
Toutefois, dans la pratique96, cela peut avoir des
résultats contraires dans la mesure où l'absence de
définition a donné aux États une plus grande marge de
manoeuvre quand il s'agit de définir une menace ou une rupture de la
paix -- évidemment au gré de leurs intérêts -- et,
par conséquent, de faire prévaloir leur droit à la
légitime défense. Dans le même ordre d'idées, cette
absence de définition a, d'une part, rendu le Conseil de
sécurité assez réticent lorsqu'il est amené
à qualifier une situation d'une façon précise97
et, d'autre part, elle lui a laissé la porte ouverte pour prendre des
décisions conformes aux intérêts propres de ses membres. Il
est à noter qu'en pratique, aucune constatation n'est possible si
l'agresseur est l'un des membres permanents, ou même un État
protégé par l'un d'eux.
Pour Denys Simon, cette absence de définition peut aussi
conduire à une certaine confusion entre les dispositions du Chapitre VI
et celles du Chapitre VII dans la mesure où :
agression des actes que la résolution 3314 ne
considère pas comme telle puisque l'énumération des actes
à l'article 3 n'est pas limitative.
94S/RES/248, 24 mars 1968.
95S/RES/387, 31 mars 1976.
96Pour une analyse systématique du contenu
pratique des situations de l'article 39, jusqu'en 2002, voir M. Zambelli,
supra note 87, pp. 94 et ss.
97Dans une interprétation optimiste, on peut
dire que parfois cette réticence ou prudence est justifiée dans
la mesure où, en s'abstenant de déterminer l'auteur d'une
agression, le Conseil de Sécurité laisse toutes les chances
à un règlement politique de l'affaire.
le caractère approximatif des qualifications et
l'absence de distinction nette, dans le vocabulaire du Conseil de
sécurité, entre menace potentielle, future ou éventuelle,
et menace actuelle, réelle ou réalisée [est] une confusion
permanente entre les situations justiciables de l'article 34 et celles qui
relèvent de l'article 3998.
Cette action de qualification du Conseil de
sécurité soulève aussi d'autres questions, d'une part sur
la nature de l'opération, c'est-à-dire de savoir si cette
qualification est juridique ou simplement politique. D'autre part, cette
qualification constitue-t-elle un jugement sur la responsabilité
étatique au sens du droit international ?
Ces deux questions, qui sont intimement liées, sont
aussi fortement controversées. Pour certains auteurs :
L'exercice par le Conseil de sécurité de ses
pouvoirs au titre du Chapitre VII ne suppose ni n'implique l'hypothèse
ou la constatation de la violation d'une obligation internationale, la
sauvegarde du droit ne contribuant pas toujours au maintien de la paix, et vice
versa. La Charte ne fait donc pas du Conseil de sécurité un
organe chargé de sanctionné les violations du droit [...] La
qualification n'a en soi aucune conséquence aussi longtemps que le
Conseil de sécurité lui-même n'y donne pas de suites [...]
L'opération de qualification est donc toute relative99.
Les buts des pouvoirs accordés au Conseil de
sécurité vise « not to maintain or restore the law, but to
maintain, or restore peace, which is not necessarily identical with the law
»100. Cela veut dire, selon Kelsen, que « the enforcement
actions under article 39 are purely political measures, that is to say,
measures which the Security Council may apply at its discretion for the purpose
to maintain or to restore international peace »101.
Dans l'affaire des Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, en répondant
à l'argument américain selon lequel la Cour doit se prononcer
incompétente,
98Denys Simon, « Article 40 », dans Jean
Pierre Cot et Alain Pellet (dir.), La Charte des Nations Unies :
Commentaire article par article, 1991, Paris, Économica, à
la page 675.
99Pierre D'Argent et al. « Article 39 »,
dans Jean Pierre Cot, Alain Pellet et Mathias Forteau (dir.), La Charte des
Nations Unies : Commentaire article par article, 2005, Paris :
Économica, 3e édition, pp.1 137-1138.
100Hans Kelsen, The law of the United
Nations, A critical analysis of its fundamental problems, London:
Institute of World Affairs, 1950, à la page 294.
101Ibid., à la page 733.
33 pour éviter de se prononcer sur les notions de
« menace contre la paix » et de « rupture de la paix », qui
relèvent exclusivement de la compétence du Conseil de
sécurité, la Cour a répondu que ce dernier avait des
attributions politiques qui ne préjugeaient pas de ses fonctions
judiciaires102. Dans la même logique et concernant l'impact de
cette qualification sur la responsabilité de l'État, il est admis
que :
Le Conseil de sécurité, lorsqu'il qualifie une
situation, n'entend nullement porter un jugement sur la responsabilité
internationale de l'État à l'origine de la situation
qualifiée. Il pourrait d'ailleurs exister des situations constitutives
de menace contre la paix n'emportant aucune illicéité et ne
soulevant aucune question d'imputabilité étatique [comme] les
catastrophes naturelles. [D'ailleurs] même si l'on s'accorde pour dire
que la qualification d'une situation par le Conseil de sécurité
comporte un jugement sur la responsabilité internationale de
l'État concerné, il faut alors admettre que ce jugement demeure
une simple opinion politique qui ne préjuge pas, en droit, de la
question de la responsabilité internationale de l'État
concerné [...] il faut encore remarquer que si la qualification par le
Conseil de sécurité ne préjuge pas de la
responsabilité internationale de l'État auquel la situation
qualifiée est imputable, il en va logiquement de même lorsque le
Conseil s'abstient de qualifier103.
Cet avis n'est pas partagé par toute la doctrine
puisque, pour certains auteurs, l'acte de constatation est une fonction
essentielle du droit international et, par conséquent, il a une
signification juridique. Pour J. Combacau, le Conseil de sécurité
exerce « une double fonction d'exécution de la loi dans la mesure
où elle lui confère une compétence et où elle
dispose au fond, et de création de droit dans la mesure où il
reconnaît dans les faits de l'espèce un cas d'application de la
loi et concrétise ainsi ce qu'elle avait laissé dans le
vague»104.
Les partisans de cette doctrine avancent aussi l'argument de
l'obligation tirée de l'article 39 de s'abstenir de tout acte
constitutif d'une menace ou d'une rupture de la paix. Cette obligation pour
eux, bien qu'elle soit imprécise, reste incluse dans la
Charte105.
102Affaire des activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Recueil 1984, arrêt
du 26 novembre, à la page 431, par.89.
103Supra note 99, pp.1139-1 140.
104Combacau, supra note 88, à la page
15.
105Ibid., à la page 16.
Quoi qu'il en soit, la Charte a investi le Conseil de
sécurité d'une discrétion pour qualifier une situation ou
de s'abstenir, mais la question demeure de savoir si cette qualification peut
faire ensuite l'objet d'un certain contrôle.
Il n'est contesté par personne que lorsqu'il qualifie
une situation, le Conseil de sécurité est tenu à respecter
les principes et les buts de la Charte, conformément à l'article
24 § 2 de la Charte. En effet, « le respect de la Charte et du droit
n'est pas l'ennemi de la paix et ne compromet pas nécessairement la
priorité à lui accorder »106.
Le Conseil de sécurité est soumis donc au
respect de la Charte qui est le fondement de son existence. Pour certains, il
est aussi tenu au respect du droit international, notamment le jus
cogens. Cela veut dire à notre sens que le Conseil de
sécurité n'est aucunement placé au- dessus du droit et
que, par conséquent, son pouvoir n'est pas absolu, bien qu'il reste tout
de même discrétionnaire. Le respect du droit d'une part, et
l'accomplissement de la mission du maintien de la paix d'autre part, ne sont
pas opposés mais au contraire conciliables.
On peut dire donc que le Conseil de sécurité :
Joui[t] d'une discrétion illimitée, non
seulement dans le fait même de qualifier une situation ou de s'en
abstenir, mais aussi dans la manière dont il la qualifie. Telle est en
tout cas la logique de la Charte, qui s'abstient de définir les trois
notions précitées, précisément pour laisser au
Conseil une entière liberté
d'appréciation107.
La qualification d'une situation constitue donc une
étape logique dans le processus de la Charte. Selon les dispositions de
l'article 39, une fois l'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture
de la paix ou d'un acte d'agression constatés, le Conseil de
sécurité peut
106Mohammed Bedjaoui, « Un contrôle de
la légalité des actes du Conseil de Sécurité est-il
possible ? », dans S.F.D.I, Le Chapitre VII de la Charte des Nations
Unies, Colloque de Rennes, 2-4 juin 1994, Paris, Pedone, 1995, à la
page 295.
107Supra note 99, à la page 1141.
35
prendre certaines mesures afin de maintenir ou de rétablir
la paix et la sécurité internationales : c'est le pouvoir
d'action du Conseil de Sécurité.
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